Un jour à Turin, vers la fin des années 1990, j’emmenai un ami voir la Piazza della Repubblica, une vaste étendue sombre et métaphysique dont le ciel strié de câbles électriques m’évoquait immanquablement L’expérience de la nuit de Marcel Béalu. Il n’y avait pas de marché ce jour-là, mais seulement deux camions, dont le volume de chargement s’ouvrait sur le côté pour se changer en une simple baraque foraine. Sur ces tréteaux improvisés, deux marchands du sud, l’un des Pouilles, l’autre de Calabre, s’interpelaient avec vigueur. Le jeu, bien sûr, consistait à s’unir pour créer une animation telle que leurs pastèques respectives puissent se vendre sans délai. Cet ami, qui visitait l’Italie pour la première fois, contempla un échange dont il ne comprenait pas un mot, mais dont le simple ton, et les pauses de Matamore de ses deux protagonistes, suffirent à faire son bonheur. Je n’ai jamais oublié cet instant, et si je me suis gardé de l’évoquer jusque là, c’est que la réalité y fait un peu trop honneur à l’image, celle que, pas tout à fait à tort, chacun se fait ici de la “magie” italienne.
Un théâtre de tréteaux. C’est là, sans aucun doute, la formule fondatrice, et volontiers partisane je l’avoue, qui dirait mon amour du théâtre italien – celui qui fut, et est encore, dans le verbe d’Edoardo de Filippo, de Dario Fo et de Giovanni Testori – pour ne parler que des pères. Mais un théâtre qui est aussi, et avant tout, un théâtre de paroles, riche d’une improvisation qui est son chemin de vie, curieux de belle oralité, qui sait, comme on le dit superbement, fare tesoro de ses rencontres, passer en un soupir, une larme ou quelques mots de la comédie au drame – et à la tragédie – mêlant les dialectes à une langue nationale récente et inventée qui, trop souvent encore, a le goût du pouvoir et la fadeur des médias. Un théâtre qui sait se souvenir de sa mythologie gréco-latine, méditerranéenne serait plus juste, sans rien d’affecté ni de cuistre, qui secoue sa mémoire comme on s’éveille, parfois, d’années passées en demi-teinte, et vient frapper humblement à la porte de ceux-là qui, aujourd’hui plus que jamais, connaissent un peu de notre monde, ce peu si important des reporters, des anthropologues, des poètes et des historiens. Un théâtre qui sait refaire le monde d’un rien dans un pays qui ne lui laisse, souvent, que le droit de survivre, un pays qu’il en vient parfois à fuir et à dénoncer, un théâtre en exil, dans un pays qui ne va pas bien.
Ce théâtre est toujours celui d’Enzo Moscato et de Marco Baliani, pères encore, à l’exigence précieuse, mais il est riche désormais des deux générations suivantes, dont les gloires diverses ne sont qu’un masque trompeur sur la polyphonie des talents. La France est familière de Spiro Scimone et de Fausto Paravidino, de Laura Forti et d’Ascanio Celestini. Je voudrais qu’elle le soit encore de l’immense Laura Curino – Giuletta Masina qui s’est mise à écrire ! – de Laura Sicignano et d’Angela Demattè – que de femmes ! – qu’elle le soit bientôt, mais j’ai confiance, du si jeune et prodigieux Davide Carnevali, dont deux pièces ont été traduites coup sur coup en français. Et plus au sud, dans ce midi de l’Europe qui reçoit aujourd’hui la souffrance venue d’un sud plus lointain, qu’elle le soit aussi des Calabrais Saverio la Ruina, Massimo Barilla et Salvatore Arena, du Sicilien Tino Caspanello, dont l’inquiétude métaphysique, on y revient, n’est pas sans évoquer, à la barbe de toute géographie et de toute influence possible, le très norvégien Jon Fosse.
Voilà qui ne nous laissera, à nous traducteurs et passeurs, metteurs en scène et comédiens, à nous surtout spectateurs et lecteurs, que peu de temps pour dormir.
Alors rêvons ensemble, et les yeux bien ouverts.
Texte écrit à l’occasion du Festival écrire et mettre en scène aujourd’hui France-Italie Aller-retour, du 2 mai au 2 juin 2012. Pour plus de détails, voir le site Italinscena.