Claude Mouchard m’a invité chez lui sans me connaître, dans sa maison orléanaise où les époques et les lieux se répondent, donnant sur un jardin immense aux airs de paradis perdu. Poète, éditeur, enseignant, il m’a écrit une première fois, du moins me l’a-t-il rappelé, parce que j’avais publié une œuvre de jeunesse de Jean Zay, son beau-père, en marge d’une anthologie en ligne sur le pacifisme durant la première guerre mondiale. Puis il m’a parlé de Khaled, son meilleur ami, brutalement décédé le 15 mars dernier. Il l’avait rencontré en 2004 alors qu’il survivait parmi d’autres Soudanais, sur une île de la Loire. L’ombre de Khaled a dès lors accompagné nos échanges, comme elle se glisse parmi nous aujourd’hui. Dans le long poème qu’il lui a consacré après sa mort, Claude n’a pu écrire le mot deuil sans aussitôt s’excuser.
Claude et son épouse Hélène ont aussi invité Hashim Asieleidin, leur voisin, un artiste-peintre originaire du Darfour installé en France depuis vingt-cinq ans. Hashim est venu accompagné d’un autre ami soudanais, mais il revêt surtout pour l’occasion une lourde responsabilité. Il doit traduire les propos de Tahani, une jeune maman nouvellement arrivée du Darfour, dont je suis venu recueillir le récit. Sa fille a un an et je la découvre toute à la joie de premiers pas qui lui permettent, au choix, de plonger la main dans le bol d’olives vertes posé sur la table basse, d’abandonner puis reprendre le mouton en peluche qu’on vient de lui offrir, d’agripper le genou d’un adulte dans l’espoir aussitôt satisfait de glisser de bras en bras. Son sourire est irrésistible.
Celui de Tahani, en revanche, ressemble à un souvenir. Menue, fragile, le visage sagement cerclé d’un foulard, elle suit notre conversation à l’autre bout de la table. Elle ne parle pas français, mais je m’aperçois peu à peu qu’elle le comprend plutôt bien. Elle est venue à Paris par avion, depuis le Tchad, le jour de noël 2014. Deux jours plus tard, elle a suivi un passeur qui l’a emmenée à Amsterdam alors qu’elle croyait se rendre en Angleterre. Et c’est aux Pays-Bas que la petite est née, le 30 janvier, par césarienne. Le 19 mai, on les renvoie à Paris, car les empreintes de la mère ont été déposées au Consulat français de N’Djamena juste avant son départ. Durant une dizaine de jours, elles connaissent la rue dans le camp de La Chapelle. À cette époque, je m’en souviens, Sœur Marie-Jo m’a signalé l’existence de deux femmes sur le camp, dont une mère célibataire et son bébé. L’évacuation est imminente. Elle a lieu le 2 juin. Tahani et sa fille sont envoyées d’abord en hôtel à Orléans, puis au centre de demandeurs d’asile. Lorsque je lui dis que je suis heureux de l’avoir enfin rencontrée, ses yeux s’éclairent d’une joie inattendue. Nous sommes au terme de notre entretien et pour la première fois, je la vois sourire au présent.
Notre conversation a commencé deux heures plus tôt. Nous avons partagé un repas éthiopien préparé par une autre femme, Sarah, que je ne verrai pas et ne pourrai pas remercier. Le témoignage de Tahani est précis, factuel, sa mémoire des dates est impressionnante. Elle a dû déjà relater son parcours à de très nombreuses reprises, dans des entretiens administratifs pleins de suspicion. Je ne décèle dans sa voix aucune concession aux émotions ou à la confidence, et j’ai parfois du mal à comprendre, parmi les commentaires passionnés de notre interprète, ce qui relève d’une simple traduction. Son ami l’arrête, complète, corrige quelques détails. Peu à peu deux récits s’entremêlent, celui de la jeune femme et celui de la petite communauté soudanaise du Loiret, dont Hashim est à la fois le pionnier et un repère essentiel.
Tahani est née à El Fasher le 11 avril 1979. Issue d’une famille nombreuse -elle a deux sœurs et six frères- elle est parvenue à poursuivre ses études en arabe jusqu’au baccalauréat. Le manque d’argent et la guerre ne lui ont pas permis d’aller à l’Université, à son immense regret. Jusqu’au matin du 25 mars 2003, sa vie a suivi un cours tranquille dans la maison familiale et le quartier de son enfance.
Ce jour-là, peu avant l’aube, Tahani part chercher de l’eau au puits. Des avions Antonov font une incursion sur la ville et une bombe s’abat sur la maison endormie. Cinq de ses frères sont tués sur le coup, le logement est détruit et avec lui le commerce qui les faisait vivre. Les survivants trouvent refuge chez un oncle. Le père meurt l’année suivante.
Le 9 mars 2007, Tahani accepte un mariage arrangé. L’élu de la famille est un traducteur arabe-anglais originaire de Khartoum qui travaille pour l’Union africaine. Tahani et son époux partent vivre à Omdourman, ville sœur de Khartoum, au bord du Nil. C’est là que naît leur premier garçon, le 9 mai 2009. Le 30 janvier 2011, son mari est arrêté pour raisons politiques. Le 24 août, elle donne naissance à un second garçon. Son conjoint est libéré le 29 septembre mais s’enfuit aussitôt vers le Darfour. À la police venue la questionner, elle répond qu’elle ne l’a pas revu, qu’elle ne sait pas où il se trouve. Elle est assignée à résidence.
En 2012, son frère la ramène à El Fasher. Deux ans plus tard, en avril, son mari lui propose de le rejoindre au Caire. Contre sept cents dollars, elle parvient à rejoindre Port-Soudan après douze heures de route. Elle a laissé ses enfants derrière elle, dans sa ville natale, avec leur grand-mère. Par étapes, après cinq jours de voyage et trois cents autres dollars dépensés, elle arrive dans la capitale égyptienne. Elle y reste d’avril à juillet 2014, avant de rentrer au pays par la même route, en quatre jours cette fois. Quarante-huit heures à peine après son retour, on l’arrête et la jette en prison. Elle y reste trois semaines. Libérée, elle reçoit une autre visite de la police assortie de menaces de mort sur sa famille si elle ne dénonce pas son mari. Elle laisse alors sa mère et ses enfants dans un camp de l’ONU et se décide à partir pour le Tchad. Sur la route, à une centaine de kilomètres au nord-ouest d’El Fasher, entre Kutum et Dor, elle est faite prisonnière par les cavaliers Janjawids. Durant trois semaines encore, alors qu’elle est enceinte de cinq mois, elle est soumise au travail forcé. Sur ses bras, elle montre des traces de fouet profondes et régulières. Des coups reçus, le bébé gardera une marque à l’épaule droite.
Le 16 septembre 2014, elle est à N’Djamena où elle retrouve des membres de sa famille paternelle. Elle veut aller en Angleterre mais obtient un visa pour la France. Arrivée à Orléans en juin 2015, elle reçoit une allocation de trois-cents euros par mois pour elle et sa fille, mais elle doit en déduire trente euros de loyer pour sa chambre et vingt euros pour le transport -soit le double du coût prévu pour une personne touchant le RSA. Avec deux heures de cours hebdomadaires, ses progrès en français sont lents et son avenir bien incertain, mais elle n’a pas perdu le goût de l’étude.
Tard dans l’après-midi, nous nous rendons dans le jardin d’Hélène et Claude pour que je la photographie avec sa fille. Dans la lumière du crépuscule, nous sommes tous trois hors du monde. Je pense à cette image comme à un portrait de famille, un souvenir important, pour elles et moi. Au moment de partir, alors qu’Hashim vient de me donner un cours improvisé de calligraphie arabe, nous nous serrons dans les bras comme deux vieux amis. Cette intimité soudaine, spontanée, m’éclaire un peu sur son mystère, que les dates de son parcours n’auront fait qu’effleurer.
Pour aller plus loin:
- La rubrique « Migrations » de ce site.
- La situation a changé radicalement ces derniers mois. Depuis le début 2016, selon les chiffres du Haut Commissariat aux Réfugiés, un migrant sur trois est un enfant, un sur cinq une femme. Les hommes sont devenus minoritaires.
- Le site de la revue « PO&SIE » où officie Claude Mouchard. Le texte « Tout seul, Khaled » paraîtra dans le prochain numéro.
- Le site du Cercil, Musée Mémorial des enfants du Vel d’hiv », présidé par Hélène Mouchard-Zay.
- Le site du peintre Hashim Asieleidin.