« À Léon Werth quand il était petit garçon », c’est ainsi qu’Antoine de Saint-Exupéry achève en 1943 la longue dédicace du Petit prince à un ami rencontré douze ans plus tôt. Libertaire proche d’Octave Mirbeau, celui-ci est devenu socialiste à la fin 1912, à l’époque du Congrès de Bâle. Étoile montante de la littérature, il rate de peu le Goncourt en 1913. Mobilisé en 1914, à l’âge de 36 ans, il se fait volontaire pour le front et est blessé l’année suivante. Il redevient un pacifiste convaincu. Il consacre deux romans à la guerre, Clavel Soldat et Clavel chez les Majors, le premier écrit alors que le conflit fait rage. Tous deux sont publiés en 1919. Ce texte est extrait du deuxième roman.
J’ai peur. Oui, j’ai peur… Et je me demande en quoi cette explication peut vous paraître insuffisante. Si on m’invitait à monter dans un train destiné à une catastrophe, dans un train dont le déraillement serait marqué par l’indicateur, je refuserais. Je ne vois pas dans la guerre autre chose qu’une catastrophe. Je refuserais… Et personne ne me traiterait de lâche… Mais s’il vous est agréable de me traiter de lâche, allez-y, allez-y, ne vous gênez pas. Si c’est cela que vous entendez par être lâche, j’accepte le mot comme un hommage. Je tiens dans cette époque la lâcheté militaire pour une vertu, c’est la plus belle vertu de l’époque, la plus rare. J’entends l’aveu de cette lâcheté. Car s’il suffisait d’être lâche, pour être méritant, quelle belle époque serait la nôtre. Lâches, ceux qui s’embusquaient en affirmant leur patriotisme; lâches, ceux qui font triompher leurs conceptions diplomatiques ou leur foi patriotique par la mort des plus jeunes ou des plus exposés; lâches, ceux qui se font un mérite d’un risque auquel ils ne peuvent se soustraire; lâches aussi, s’ils l’acceptent comme une nécessité supérieure; lâches alors, parce que trop bêtes. Lâches, les femmes qui envoient leurs enfants à la belle gué-guerre et qui sont prises du même émoi que la maîtresse du toréador quand elle le voit face au taureau. Lâches, les femmes qui portent glorieusement le deuil de leurs enfants, comme si la suprême lâcheté n’était pas de remplacer par une comédienne attitude le deuil qu’on n’a pas sur le cœur. Lâches… parce que sont lâches les femmes qui ont, si leur fils meurt, une autre sentiment que la révolte, un autre mouvement que le sanglot. Lâches… oui, lâches, tous lâches, les femmes, les civils et les soldats… Et si vous pensez que j’ai peur pour ma peau, tout simplement, oui… J’ai peur pour ma peau. J’ai peur des obus, j’ai peur des balles, j’ai peur des bombes, j’ai peur des grenades, j’ai peur des baïonnettes, j’ai peur des couteaux, j’ai peur de tous les instruments et de tous les engins qui écrasent, arrachent, transpercent ou coupent. Les autres aussi… mais ils ne le disent pas ou ils sont trop bêtes pour s’imaginer le risque. Les bœufs qui paissent aux champs n’ont pas peur de l’abattoir. Et j’ai peur aussi des poux et des puces… peur de la caserne et peur du dépôt… peur du conseil de réforme… qui pourrait me récupérer… vous entendez bien… peur de me mettre nu encore une fois devant un général, des scribes et des médecins, peur d’être encore palpé, ausculté, percuté… peur enfin… J’ai peur…
Extrait de Clavel chez les majors, Paris, Albin Michel, 1919. Réédition Viviane Hamy, 2006.
Pour aller plus loin:
- L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
- Discours de Bâle (24 novembre 1912), par Jean Jaurès.
- Discours de Bruxelles (29 juillet 1914), par Jean Jaurès. Tentative de reconstitution par Jean Stengers du dernier discours de Jean Jaurès, deux jours avant sa mort.
- Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
- Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
- Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
- Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
- Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
- Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
- Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
- Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
- Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
- L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
- Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
- Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
- Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
- L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
- L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.
- La première victime de la guerre, par Gabriel Chevallier (extrait du roman La Peur). Première victime, ou premier héros?
- J’ai peur, par Léon Werth (extrait du roman Clavel chez les majors). »Je ne vois pas dans la guerre autre chose qu’une catastrophe. »
- Le Mal 1914 -1917 (extraits), par René Arcos.
- La Folie au front. Les traumatisés de la Grande Guerre. Entretien avec Laurent Tatu.
- Les vases non communicants, par Jean-Bertrand Pontalis. Dans ce texte sur la rencontre manquée entre surréalisme et psychanalyse, Jean-Bertrand Pontalis évoque une expérience fondatrice faite par André Breton alors qu’il travaillait avec les traumatisés de la Grande-Guerre.