Mineur isolé étranger pris en charge par le conseil départemental de l’Aisne, Mohamed a eu 18 ans le 9 octobre. À l’approche de sa majorité, les professionnels qui suivaient son dossier ont alerté à plusieurs reprises leur hiérarchie: venu de Somalie, Mohamed n’avait pas de papiers, et sans contact avec des proches demeurés au pays, il était dans l’impossibilité d’obtenir le moindre document officiel. Le jeune homme a essayé de mobiliser l’ambassade de Somalie à Paris, en vain. On imagine aisément la suite. Devant un dossier vide, la préfecture a refusé à Mohamed l’obtention d’un titre de séjour. Le département s’est appuyé sur cette fin de non-recevoir pour refuser à son tour l’obtention d’un contrat jeune majeur, alors même que cela ne constitue pas un motif valable d’un point de vue juridique. La seule solution qui lui a été proposée est de déposer dans l’urgence une demande d’asile qui, recours compris, a statistiquement 15% de chances d’aboutir. Dans l’attente, on lui a indiqué d’appeler le 115 dans l’espoir de trouver une place en CADA [Centre d’accueil des demandeurs d’asile]. En agissant ainsi, le département semble ignorer la Loi enfance qui impose un suivi minimum jusqu’à la fin de l’année scolaire commencée. Ce qui lui est indiqué le mettrait au contraire dans l’impossibilité immédiate de poursuivre ses études, puisqu’il ne disposerait plus d’aucun soutien matériel. Pour dénoncer cette situation, l’association La Boussole vient d’envoyer un courrier au Président du Conseil départemental, avec l’appui de plusieurs associations. Face à la froide mécanique de l’administration -qui défait ce qu’elle a construit et renvoie un jeune en cours d’intégration à une marginalité forcée qui ne servira rien ni personne-, il m’est apparu pour le moins nécessaire de dresser le portrait de ce jeune que je connais, afin de rappeler à qui l’aurait oublié que les procédures et l’indifférence ont parfois le pouvoir de ruiner l’avenir d’un être humain.
Lorsque nous l’avons rencontré en août 2015 à l’hôtel de Picardie, Mohamed ne parlait pas un mot de français.
Quelques semaines plus tôt, il était arrivé dans un Paris où les migrants se voyaient chasser de lieu en lieu après l’évacuation du camp de la Chapelle début juin. Avec la documentariste Aferdite Ibrahimaj, nous avions alors suivi le groupe sans cesse reconstitué par les laissés pour compte et les nouveaux venus, plus nombreux durant l’été. Dans ce chaos, Mohamed fut remis par la police aux services sociaux de Paris comme mineur isolé présumé. Après examen, ceux-ci l’envoyèrent à leur tour dans ce petit hôtel de l’Aisne. Durant cette période, le hasard a voulu qu’Aferdite l’ait photographié parmi d’autres personnes au sortir du jardin d’Éole dans le dix-huitième arrondissement. C’est en classant ses archives qu’elle a identifié dans ce jeune inconnu le garçon que nous devions rencontrer deux mois plus tard à Chauny.
À l’hôtel, nous fîmes la connaissance d’une dizaine d’adolescents. Aferdite les a filmés, je les ai photographiés et j’ai parlé avec chacun d’eux en vue de faire un article. Mohamed n’avait pour notre échange que quelques mots d’anglais. Je le revois encore, obstinément tourné sur le côté, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, fuyant les regards comme quelqu’un qui s’attendrait à être chassé une nouvelle fois. Toute son attitude disait l’expérience de la rue et de l’enfermement, quand scruter le sol ou le mur d’en face est le seul moyen qu’il te reste pour te créer une intimité, un semblant de sécurité et de paix intérieure. Je n’ai rien su de lui, et pour cause, sinon qu’il était resté dehors quelques semaines à Milan, après son arrivée en Italie. Pour le reste, il n’était guère difficile d’imaginer les souffrances endurées durant un voyage de trois ans qui l’avait mené de sa Somalie natale jusqu’en Libye, à travers l’immense Éthiopie et les horreurs d’un Soudan désormais officiellement divisé en deux états faillis, en proie depuis longtemps à la guerre, à la sous-nutrition et aux bandes armées. Le contact, je n’ai pu l’établir qu’en mettant une chanson de K’Naan. Dès les premières notes, je l’ai vu se retourner comme par enchantement, le regard toujours fuyant mais le sourire aux lèvres. Quelques heures plus tard, il est venu vers moi pour me prêter main forte alors que j’essayais de réparer un vélo appartenant à un autre gamin de l’hôtel. Les gestes étaient alors son seul moyen de communiquer.
Je l’ai recroisé un jour dans le train entre Paris et Soissons, et machinalement, j’ai commencé à lui parler en français. Il m’a répondu le plus naturellement du monde et nous avons ainsi échangé quelques phrases. Il m’a fallu un bon moment pour réaliser que trois mois plus tôt cette conversation aurait été impossible. Je l’ai félicité pour ses progrès et de nouveau je l’ai vu sourire.
Au printemps, nous avons projeté le film réalisé par Aferdite sur l’hôtel de Picardie. Dans le documentaire, on le voit traverser plusieurs fois le hall, puis passer devant une fenêtre du rez-de-chaussée, avec le même regard inquiet, doux et timide.
Lors du débat qui a suivi ce soir-là, ceux des jeunes qui étaient parmi nous ont pris la parole. « Quand je suis venu ici, c’était triste, a dit simplement Mohamed, je n’avais personne avec qui parler, mais maintenant je suis content, ça va, ça va. » Avant qu’il ne prenne la parole, Salahedine, un jeune Malien arrivé en France bien avant lui, lui a donné un coup de coude pour qu’il enlève sa casquette. Quand Mohamed a demandé à un autre jeune si le buffet était halal, ce dernier lui a répondu: « Tu t’en fous, c’est déjà bien qu’on ait de quoi manger. » Je les ai regardés faire, s’épaulant l’un l’autre avec ce curieux mélange de rudesse et de bienveillance, comme si chacun à leur tour ils endossaient le rôle du grand frère qu’ils n’avaient plus, comme s’ils faisaient partie d’une seule et même famille venue de cinq pays différents. Qu’avaient-ils en commun sinon d’avoir fui la misère, sinon ce courage insensé qui les avaient menés jusque là? Ensemble, ils s’efforçaient de se frayer un chemin dans une nouvelle société dont il n’était pas toujours si simple de comprendre les règles, surtout quand au quotidien, il ne se trouve personne pour les leur expliquer.
Après un an passé dans une classe de Compétences plus, pour une mise à niveau en français, Mohamed est entré en CAP métallurgie à Soissons. Salahedine et lui, qui partagent le même appartement à Laon, font chaque jour l’aller-retour en train sans broncher. Les cours, Salahedine les trouve trop faciles, il aurait aimé faire un BEP, c’est un garçon plein de finesse et de curiosité, et l’autre jour au téléphone il m’a dit fièrement qu’il avait eu 20 sur 20.
Mohamed n’a pas de papiers. Quiconque a lu un peu sur la Somalie sait que même à Mogadiscio, la capitale, de 1991 à 2012, l’année de son départ, il n’y avait plus de voirie, plus de police, plus d’éclairage public, plus d’aéroport, plus de théâtre, plus rien. Qui pourrait croire que dans ces conditions, le pays ait gardé un quelconque état-civil? Durant vingt ans, les rares chauffeurs de taxis ont arpenté la ville un fusil d’assaut sur les genoux et la poignée de journalistes qui s’aventuraient dans ces lieux ne restaient que quelques jours. Durant leurs reportages, ils ne repassaient jamais deux fois au même endroit et faisaient payer par leur rédaction un groupe entier de gardes du corps. Paradoxalement, voyager dans un des pays les plus pauvres du monde était devenu un privilège de riches.
Depuis les choses se sont un peu arrangées. Mogadiscio a un maire et la Somalie un semblant de gouvernement. Les aides arrivent au compte-gouttes, une fois que les ONG de Nairobi en ont saisi l’essentiel pour leurs frais de fonctionnement. Une liaison aérienne Mogadiscio-Istanbul a été ouverte. Les officiels du monde entier ont refait de prudentes apparitions. Le quotidien, lui, n’a pas vraiment changé. Il n’y a qu’à suivre, par exemple, le travail du jeune photographe de l’AFP, Mohamed Abdiwahad, ou simplement se répéter le titre de son dernier article, daté de juin 2016: « Je suis mort, je n’ai qu’à continuer ».
Mohamed, lui, a préféré s’enfuir. À lire le résumé de son histoire qu’on m’a donné à lire1, c’est un miraculé. Il a perdu sa mère à l’âge de 9 ans et c’est son père, un ancien policier, qui l’a aidé à quitter son pays, où il risquait à tout moment d’être enrôlé par Al-Shabbaab. Je le retrouve cette fin d’après-midi d’octobre avec son ami Salahedine dans un café de Soissons juste en face de la gare. Je lui pose enfin quelques questions sur son parcours. De son départ, il me dit simplement: « Je ne voulais tuer personne ». En Libye, est-il écrit dans le compte-rendu, il a connu la prison et la torture pendant sept mois, durant quatre autres il a servi d’esclave dans les champs. C’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour quitter sa cellule, me précise-t-il, à défaut de pouvoir payer une rançon. Quand il ne travaillait pas assez vite, on menaçait de l’abattre. Un jour pourtant, il est parvenu à s’échapper.
Il a pris un bateau où s’entassaient 600 personnes. Ils ont dérivé pendant deux jours et il y a eu un mort pendant la traversée.
Il est arrivé à Naples, puis il a rejoint Milan, Vintimille, Nice et enfin Paris. Tout cela aujourd’hui lui paraît bien lointain, il a tourné la page. Quand je lui demande des détails sur son voyage, je me rends compte qu’il a refoulé bien des choses: « J’ai oublié, c’était trop bizarre, dur, dur » me répète-t-il désolé.
Il n’a plus de contact avec sa famille. Avant d’arriver à Chauny, il n’avait pas de portable et il a perdu le papier où était écrit le numéro de téléphone de son père.
Au café, je lui répète à plusieurs reprises que nous ne le lâcherons pas, qu’il peut compter sur toutes celles et ceux qu’il a rencontrés et qui tiennent à lui. Du coin de l’œil, Salahedine guette le passage du train, sans trop se fier aux horaires. La fin de notre rendez-vous s’en trouve un peu précipitée. « Mais je dois te prendre en photo » dis-je à Mohamed alors que nous courons tous trois vers le quai en riant. Les deux garçons montent dans le train, nerveusement Mohamed quitte sa casquette et se fige bien droit derrière la porte du wagon tandis que le chef de gare crie à notre attention que le train va partir. Je ne fais qu’une image. Puis il va s’asseoir, et derrière la vitre, il dessine le cadre d’un cliché avec un air interrogateur. Je fais signe avec le pouce que ça va aller. Il me sourit puis comme autrefois il détourne la tête et les yeux, comme quelqu’un qui a trop appris à s’enfuir.
Pour aller plus loin:
- Les pages de l’association La Boussole (sur ce site et sur facebook).
- La chronique Migrations de ce site.
- Le livre Chroniques d’exil et d’hospitalité.
- Courrier envoyé par l’association La Boussole au Président du Conseil départemental. [↩]