Hôtel de Picardie, par Olivier Favier.

 
Au printemps dernier, j’ai fait la connaissance de Mamadou Bah, un jeune Guinéen de 17 ans qui m’avait fait part de son désir de raconter son histoire, par l’intermédiaire de l’ami Eugenio Populin. Il résidait alors avec une dizaine d’autres mineurs isolés étrangers à l’Hôtel de Picardie, à Chauny, dans le département de l’Aisne. Il a depuis rejoint le Foyer des jeunes travailleurs à Soissons, où il poursuit sa scolarité. À l’invitation de l’association locale La Boussole, présidée par Magali Nowacki, je suis allé à la rencontre de ses anciens camarades, leur demandant de dire leurs voyages et leurs rêves.

Garran a un sourire immense et contagieux, qu’il promène sur le monde sous de grands yeux d’enfant espiègle. Il ne fait pas tout à fait ses seize ans, et je finis par lui dire qu’à l’observer quelques secondes on est heureux pour le reste de la journée. Il est bien difficile, à le voir si impatient et curieux durant son cours de français, ou plus tard à l’hôtel occupé à quelque pitrerie, d’imaginer qu’il a traversé le désert et la Méditerranée avant d’arriver en Italie puis en France. En Libye pourtant, il a vu tuer des hommes à coups de pistolets. « C’est quelque chose que je n’arrive pas à comprendre » dit-il simplement, pris d’un hoquet soudain, inattendu, avant de me montrer une photo de la Tour Eiffel. À Paris, oui, beaucoup de choses l’ont étonné. Le premier exemple qui lui vient à l’esprit est celui d’un garçon et d’une fille s’embrassant dans le métro. Durant son voyage vers la Sicile, il y a eu des morts, me répond-il d’un ton presque distrait. Je ne saurai rien de plus. À l’image de la plupart des jeunes hébergés à l’Hôtel de Picardie, il peine à entrer dans la confidence.

Beaucoup sont maliens comme lui, et ils parlent au moins deux langues -soninké et bambara- plus rarement le français. Leur difficulté à s’exprimer dans ma langue sert de masque, me semble-t-il, à une peur aisément compréhensible de réveiller leurs fantômes. Je n’insiste pas, répète simplement qu’ils doivent me raconter ce qu’ils ont envie de raconter, rien de plus. Un seul, Ibrahima, absent lors de ma première venue, refuse de se livrer à tout entretien, mais je le vois passer souvent dans le cadre de l’appareil photo. Son éblouissante maîtrise de l’image en dit au moins autant que ses silences. Il faudrait plus de temps que je n’en ai pour briser ses derniers en se jouant des apparences qu’il invente, continuellement. Au quatrième jour, assis près de moi, il finit par me lâcher quelques phrases: il a six frères et sœurs et ses parents ne voulaient pas qu’il parte. À nous d’imaginer le reste.

Ibrahima, Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Ibrahima, Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Djibril, lui, a des gestes très sages et des yeux toujours tristes. Alors que nous marchons ensemble vers le local du Secours catholique, il m’annonce que son frère est mort. C’est la première chose qu’il dit aux adultes qu’il croise, avant de préciser, d’une voix de petit garçon légèrement zozotante: « Avec mon frère on avait un cheval. » Il a quitté la région de Kayes parce qu’il voulait travailler et envoyer de l’argent à sa mère. Son voyage, il le raconte très vite comme si rien ne l’avait vraiment marqué. Il ne sait plus, par exemple, quel pays il a parcouru avant d’arriver en Libye. La seule étape qui l’obsède depuis bientôt un an, c’est la traversée de la Méditerranée. Lors de notre entretien, il me montre sur son portable la photo d’une embarcation vue du ciel, puis il me dit à deux reprises: « Le bateau a cassé, mon frère est mort, je suis tout seul. » Avec l’aide de Bande, un camarade francophone, je finis par comprendre que cette embarcation est celle qui les suivait. De la leur et des 120 personnes qui l’occupaient, il ne reste que lui, sauvé par un hélicoptère. Peut-être se demande-t-il pourquoi il s’est « trompé » de canot ce jour-là.

Depuis son naufrage, en janvier 2014, il n’est pas arrivé à annoncer la nouvelle à sa famille. Dans un français hésitant -il n’est jamais allé à l’école- il me dit que la chose qui l’a surpris ici, c’est le « gazon ». Cela fait rire son ami. Pour ce dernier comme pour d’autres, le choc de la grande ville c’étaient surtout les voies ferrées, et puis aussi, pour tous ceux qui l’ont vue, la Tour Eiffel.

Sur le portable de Djibril. Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Sur le portable de Djibril. Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Pour Salahidine en revanche, tout l’étonnement tient dans la possibilité de suivre une scolarité: « J’ai fait l’école, je sais lire, je sais écrire, en plus l’année prochaine je vais faire une formation. » Sa traversée dans la cale d’un bateau surchargé, il la résume par ces mots: « J’ai souffert pour manger, j’ai souffert pour pisser, et même pour dormir. En arrivant je n’avais plus de forces, je n’arrivais même plus à ouvrir mon pantalon pour pisser. » Il vient du nord du Mali. Quand il est parti, « il voulait seulement aller dans un pays où il y a la paix ».

Durant l’après-midi, je revois Djibril assis dans le hall de l’hôtel, son portable plaqué contre l’oreille. Il écoute des prières en arabe les yeux fermés, le sourire fixe. La scène me semble interminable, puis je vois une larme couler lentement sur sa joue. Ses amis me disent: « Avant, il ne sortait pas de sa chambre. »

Des mineurs isolés étrangers, il y en a une centaine dans l’Aisne -huit mille en France- et le conseil départemental le plus pauvre de France ne pare qu’au plus pressé. Au printemps, un jeune Soudanais est reparti dans un squat, à Nantes, après une maladie qu’il a dû gérer seul ou presque. Pour les dix jeunes rassemblés à Chauny, l’éducateur passe une fois toutes les trois semaines, et l’idée même que la visite d’un psychologue serait bien utile pour quelques uns d’entre eux ne fait sans doute partie d’aucun ordre du jour. Depuis quelques mois cependant, leur sort a attiré l’attention d’une jeune association, La Boussole, gérée pour l’essentiel par une poignée de travailleurs sociaux, actifs ou retraités.

Salahidine. Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Salahidine. Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Souvent les vêtements manquent aussi. D’une fenêtre ouverte, depuis la rue, je vois Mamadou K. occupé à recoudre une paire de chaussures. Il me montre le résultat de son travail, ce dont il est très fier, légitimement. Comme tant d’autres jeunes, il voudrait être footballeur professionnel, mais il a pour cela de vraies capacités. « Quand j’étais à Sevran, un monsieur voulait que je vienne m’entraîner en Angleterre, mais sans papiers ce n’était pas possible. » Mamadou T. en revanche n’a pas de désir particulier quant au travail qu’il fera: « Tout me va » dit-il avant d’ajouter que choisir, ce n’est pas « son domaine ». Il parle assez bien le français, mais je remarque qu’il ne connaît pas le sens du mot « rêve ».

Dans le groupe, il y a enfin ceux qui sont doublement isolés. Sans famille, ils viennent de pays dont aucun autre ici ne connaît les langues. Singh, l’Indien, qui se fait appeler Rubal, est parmi les premiers arrivés. À l’automne dernier, il parlait bien anglais mais ne savait pas un mot de français. Venu à Paris avec un « ami » de son père qu’il ne connaissait pas très bien, il a été abandonné par ce dernier à l’aéroport. Thierno, un jeune Guinéen, a une histoire assez semblable, mais pour sa chance il parle parfaitement français et jouit d’un excellent niveau scolaire. Il a fait une première S au lycée Bergson à Paris, avant que d’être envoyé en cours d’année dans l’Aisne, pour de simples raisons d’effectifs. Il vit plutôt mal ce nouvel exil et rêve de revenir à la capitale. Il veut devenir ingénieur, a écrit son histoire et celle de ses parents, parle avec nous d’Aimé Césaire et de théorie de la relativité.

Thierno, Mamadou, et Dubral au bord du canal. Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Thierno, Mamadou, et Dubral au bord du canal. Chauny, août 2015. Photo: Olivier Favier.

Mouhamad, qui n’est là que depuis quelques mois, est sans doute le plus seul de tous. Somalien, il n’échange avec les autres que de rares mots dans un anglais très approximatif. Il a quitté Mogadiscio pour fuir les milices Al-Shabaab qui menaçaient de l’enrôler. Au début, m’a-t-on dit, il était sur la défensive. Son voyage a été long, très dur, il soupire de ne pouvoir le raconter. Il parvient à m’expliquer qu’à Milan il a dormi dehors pendant deux mois. À ma venue, bien que toujours présent, il est resté un peu à l’écart, le dos tourné, les yeux rivés sur son portable. Mais lorsque j’ai mis une chanson de K’naan sur mon ordinateur, il s’est retourné de suite, et il a commencé à chercher pour moi d’autres morceaux de chanteurs somaliens. Le lendemain, il m’a aidé à réparer le vélo d’un de ses camarades. « Je reviendrai plus tard, quand tu parleras bien français, et tu me raconteras ton histoire » lui dis-je avant d’achever notre entretien. Il relève les yeux et pour la première fois, me gratifie d’un large et beau sourire.

When I get older I will be stronger
They’ll call me freedom just like a wavin’ flag
And then it goes back, and then it goes back
And then it goes back, and then is goes back…

 

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