« Il faut avoir une bonne histoire pour avoir des papiers. Moi j’ai dit non, je n’ai pas de problèmes particuliers, je suis venu en Europe parce que c’était mon rêve. Et l’avis a été négatif. » Koudous Seihon ressemble à s’y méprendre au personnage qu’il incarne dans le film de Jonas Carpignano: sensible, pudique, trouvant sa force dans une générosité paisible et une stupéfiante intelligence de tout ce qui touche son regard. Ailleurs, je le sais, il a raconté ses voyages entre le Ghana où il est né, la Côte d’Ivoire où il a grandi, le Burkina dont sa famille est originaire, la maladie de sa fille et ses difficultés à trouver l’argent nécessaire pour qu’elle guérisse, puis le Mali, l’Algérie, le Niger, la Libye, ses tentatives multiples pour arriver jusqu’à la côte, le départ juste après un naufrage qui n’a laissé aucun survivant. Alors en le rencontrant en cette brûlante après-midi de juillet, j’ai eu envie que nous parlions aussi d’autre chose.
Rosarno est une petite ville de Calabre, tout au bout de la botte italienne, à une quarantaine de kilomètres au nord-est du détroit de Messine. Elle est voisine au sud avec Gioia Tauro, ex-ratage industriel majeur devenu deuxième port à containers de la Méditerranée. Le bassin et la zone d’activité qui entoure celui-ci relie pratiquement les deux villes. Ensemble, elle n’atteignent pourtant pas les 35 000 habitants. Ces flux constants de marchandises font aussi de ces lieux la plaque tournante de la ‘Ndranghetta -la mafia calabraise. Depuis les hauteurs de Rosarno, on voit la mer s’étirer comme un long espoir bleu, mais les plages des environs sont parmi les plus polluées de la mer tyrrhénienne.
En Italie comme à l’étranger, le nom de Rosarno n’est guère connu que pour la révolte des migrants de janvier 2010 et les contre-manifestations qu’elle a aussitôt générées. Depuis le début des années 90, il y régnait un climat de violence permanent à l’origine de plusieurs crimes racistes. Cet hiver-là, dépassée par l’ampleur des affrontements, la police a fini par éloigner la plupart des Africains présents sur les lieux. Cet aveu de faiblesse des pouvoirs publics italiens, accompagné par les applaudissements éhontés de la foule, a marqué la victoire temporaire des tireurs qui, quelques jours plus tôt, avaient blessé trois hommes, dont un très grièvement, à coups de carabine à air comprimé.
Cinq ans ont passé. Nécessité de la main d’œuvre oblige, les travailleurs sans-papiers qui ont remplacé les braccianti italiens des années cinquante sont toujours bien présents. Tout ne se passe pas dans la piana – comme on nomme ici la plaine littorale. À l’image de tous les saisonniers, les hommes se déplacent ici parfois sur plusieurs centaines de kilomètres. À Naples on récolte les pêches et les fraises, à Foggia, les tomates, à Rosarno les oranges, les mandarines.
En arrivant à Rosarno par le train, les quais m’apparaissent à la fois banals et familiers. En une heure de voyage, j’ai vu monter et descendre plusieurs dizaines d’Africains. J’ai été surpris par leur silence, leur regard triste, leur air méfiant, comme aux aguets. J’ai remarqué aussi que les Italiens ne s’asseyaient que très rarement à côté d’eux. En sortant de la gare, j’appelle Koudous Seihon qui presque aussitôt arrive à ma rencontre, tranquille et souriant, comme un nouvel ami. C’est l’un des anciens révoltés de 2010 -en détaillant les quelques images de l’époque, j’ai même retrouvé son visage sur une photographie de groupe. Il vit aujourd’hui à Gioia Tauro, où il partage une maison avec le réalisateur Jonas Carpignano. Si nous avons rendez-vous ce jour-là, c’est parce qu’il est aussi l’acteur principal de son film, qui sort le 2 septembre 2015 en France, Mediterranea.
Ce film, je l’ai découvert début juillet, je le reverrais fin août après notre rencontre lors d’une avant-première, et par deux fois il m’a frappé par la qualité de sa réalisation -c’est le premier long métrage d’un metteur en scène de 31 ans- par sa manière à la fois directe et subtile d’aborder son sujet -une transposition de l’histoire de Koudous, Ayiva à l’écran, traitée avec justesse, sans rien de complaisant ou d’édulcoré. Surtout, j’ai été impressionné par le regard que porte le protagoniste sur le monde, qui a appris à survivre sans rien céder à la haine ou au ressentiment. Instinctivement, il m’a semblé que cette sagesse précoce devait être aussi celle de l’acteur, dans sa vie de tous les jours. Comme d’autres migrants que j’ai pu rencontrer, j’ai pensé qu’il aurait beaucoup à m’apprendre.
Pour entrer dans la ville, il faut soit l’aborder lentement par une longue rue circulaire, soit gravir un de nombreuses marches avant de passer d’une ruelle à l’autre. « Là me dit Koudous, alors que attaquons la montée, il y avait l’école que tu as vu dans le film, comme cette montée d’escalier d’ailleurs. » Je m’arrête un instant pour le photographier.
Puis nous pénétrons dans un appartement au rez-de-chaussée d’une maison à deux étages. De l’extérieur, rien n’indique qu’il s’agit d’un commerce. « Il faut ranger ton appareil photo, normalement ici les blancs ne rentrent pas, on se méfie toujours un peu. Mais là tu es avec moi, donc il n’y a pas de problème. » Nous sommes dans l’un des bars africains de Rosarno -il y en a en tout une dizaine- où l’on vend de la nourriture achetée en gros à Naples, des cosmétiques rangés dans une petite armoire vitrée, où l’on boit surtout des canettes de Peroni ou de soda en regardant la télé. « On boit, on fait le bordel ici, les gens ne peuvent pas dormir, m’explique Koudous, et pourtant ils ne disent rien. Ils sont emmerdés, mais ils comprennent. On ne peut pas aller dans leurs bars, alors on crée les nôtres. » Comme je le regarde étonné, il poursuit: « Il y a des bars où je ne rentre pas où autrement on va faire palabre. » Koudous est un Burkinabé né au Ghana qui a grandi en Côte d’Ivoire. Et dans le français de cette région de l’Afrique de l’Ouest, faire palabre ça veut dire se disputer.
Durant toute notre conversation, Koudous aura à différentes reprises le même discours ambivalent sur l’Italie du sud et ses habitants. Mais pour commencer il me raconte son voyage. « J’ai tenté deux fois de rejoindre l’Europe, la première fois on m’a ramené du Maroc au Burkina, la deuxième fois, je suis passé par la Libye. J’ai travaillé gratuitement pour qu’on me fasse traverser, mais le moment venu, il a fallu payer quand même. » Quelques jours plus tôt, il y a eu une traversée qui n’a laissé aucun survivant, et le capitaine qui était prévu pour cette nouvelle tentative s’est finalement désisté. « Pour faire le voyage gratuitement, j’ai proposé de le remplacer. » Le passeur lui demande s’il sait s’y prendre avec un bateau à moteur. « Au début, comme j’étais burkinabé et qu’il n’y a pas la mer au Burkina, il n’a pas voulu. Puis je lui ai dit que j’avais grandi en Côte d’Ivoire et que s’il m’expliquait, en deux jours j’allais le faire. Il y avait un Ghanéen qui s’y connaissait un peu, on a demandé à ne pas trop charger la barque. » Pour finir, les soixante-cinq passagers ont réussi leur pari, et à quelques encablures de Lampedusa la marine italienne les a récupérés. Arrivé à bon port, Koudous appelle le passeur libyen: « Toi, tu es trop fort. Tu dois revenir. » La réponse ne se se fait pas attendre: « Va te faire foutre, maintenant je suis en Europe! »
Il sourit: « En arrivant on croyait qu’on était au Paradis. –Macché paradiso! »
Koudous est un prodige des langues. Avec moi il parle en français, mais je le vois passer à l’italien ou à l’anglais avec ses amis ghanéens et nigérians sans fournir le moindre effort. Il me cite ensuite une demi-douzaine de langues africaines qu’il maîtrisent parfaitement. En Côte d’Ivoire, il a étudié à l’école coranique. Avant d’arriver en Europe, l’arabe était la seule langue qu’il savait écrire.
« J’ai passé six mois en prison à Crotone, après avoir débarqué » poursuit-il. « En centre de rétention? » « Non, au centre d’accueil, où tu ne peux sortir que deux ou trois heures par jour. » Le reste du temps, il y a des cours, un petit stade où l’on peut jouer au ballon. C’est durant cette étape que les dossiers sont examinés pour l’obtention de l’asile politique. « Il faut avoir une bonne histoire pour avoir des papiers. Moi j’ai dit la vérité, je venais d’un pays, le Burkina Faso, où il n’y avait pas la guerre, je suis venu en Europe parce que c’était mon rêve. Puis la réponse est arrivée. C’était négatif. » « Je n’avais pas de problème » finit-il par ajouter, comme si le destin qu’il s’est choisi depuis, et auquel il s’accroche, valait qu’on quitte un pays où l’on avait sinon la belle vie, du moins une existence normale. Il ne dit rien par exemple de la maladie de sa fille peu avant son départ, de sa difficulté infinie à trouver les dix euros nécessaires pour la faire soigner. Ces souvenirs-là, je les lirai dans d’autres entretiens. Il n’a donc pas connu la guerre, simplement une vie de misère, contre laquelle il était devenu insupportable de ne pas se rebeller, mais qui ne vaut pas pour autant qu’on se plaigne, du moins à ses yeux.
« En sortant de Crotone, poursuit-il, je me suis arrêté à Naples chez un oncle, j’ai vu une cour remplie de vieux vélos, des vêtements sales, et là je me suis dit, c’est ça l’Europe? » Il rit.
Les Africains à Rosarno, où il finit par s’installer, dorment qui dans des containers, qui dans de grandes tentes militaires, qui au ghetto. Il y a aussi des gens qui louent sans contrat des maisons plus ou moins abandonnées.
Les oranges sont payées 50 centimes la cagette, les mandarines 1 euro. « À l’époque où je pensais rentrer au pays le plus vite possible, j’étais gonflé à bloc, j’arrivais à faire jusqu’à 50 euros par jour. Mais ce n’est pas tout le monde qui peut le faire. » Et surtout, c’est du travail non déclaré, saisonnier, avec de longues périodes à ne rien faire. Plus de deux mille Africains travaillent ainsi dans les environs. Sur le lot, il doit y en avoir un ou deux qui a un contrat. « Tout ça, c’est la faute du caponero. » Le caponero -littéralement le chef noir, prononcé tout ensemble, en un seul mot- c’est l’intermédiaire entre le patron blanc et sa main d’oeuvre africaine. Il se fait payer deux fois, la première par l’employeur, la seconde en touchant une commission de la part du saisonnier à qui il « donne » du travail. Koudous ne les porte pas dans son cœur. « Ça c’est toujours les Africains qui profitent des Africains ».
« Un jour je vais rentrer dans mon pays » affirme-t-il, quand du resteil a déjà deux propositions de films au Burkina Faso. Mediterranea est en train de faire le tour de l »Europe, il est même sorti aux États-Unis, mais pas en Italie étrangement. « Tu sais, l’Italie, c’est le pays qui accueille le mieux les immigrés » répète-t-il pourtant après avoir de nouveau dénoncé le racisme et l’ignorance des habitants du Sud. Il ne pense même pas aux structures censées leur venir en aide: « Ça parle, ça parle, mais ça ne fait pas. » Quant aux gens de la rue, il n’a guère d’illusions les concernant: « Ils nous appellent tous i marocchini, les Marocains, ils ne savent rien de nous. Mais, ici, tu vois, on se débrouille toujours. Quand je suis arrivé à Naples, je me suis dit c’est Ouaga. On a tout ici, si on fait toute la journée ensemble, tu ne verras que des Africains. Un bar comme ça, ça n’existe pas en Europe. »
L’Europe commence en Italie du nord. Il est allé en France et en Allemagne. Il garde de ce dernier pays des souvenirs horrifiés. « J’ai eu des problèmes avec la police allemande. Je me suis dit l’Allemagne c’est pas pour moi. » « Quel genre de problèmes? » « Eh bien une fois je suis resté bloqué trois heures à l’aéroport alors que j’étais en règle. Pour les douaniers allemands, il fallait l’autorisation de la police italienne. »
« Ici, tu vois, quand la police vient, si tout n’est pas comme il faut, ils vont dire, ah c’est des Africains… ils n’ont pas d’assurance. En Allemagne, on m’a arrêté pour me demander les papiers du vélo! J’ai été obligé d’appeler le propriétaire. » Il éclate de rire en nous commandant une troisième bière. « La dernière, parce qu’après je conduis. » « Tu es musulman? » « Oui » répond-il sans grande conviction. Mais il a fait le ramadan. « Musulman avec la bière » fais-je pour marquer à mon tour qu’il n’est pas des plus stricts. « Voilà! » La définition lui plaît et elle est aussitôt adoptée.
« Un jour, la police m’a arrêté, reprend-il, ils m’ont pris ma moto, je n’étais pas en règle. Pour un enfant de Rosarno, ils auraient fait la même chose. Je n’avais rien à dire. J’en ai acheté une autre. » Je l’interroge sur la violence: « Même si les Italiens font du racisme cela ne me blesse pas dans mon cœur, parce que dans mon pays c’est la même chose. » Puis il répond soudain, me prenant par surprise: « Avant-hier on a retrouvé le corps d’un Malien. Brûlé. Je crois que c’est un Africain qui l’a tué. Il était mort depuis trois ou quatre jours. »
« Il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes ici » lui dis-je, pensant que ce déséquilibre doit générer des tensions. Il acquiesce: « Il faut être garçon pour avoir une femme. »
Koudous s’apprête à repartir en scooter. Il a tout un trajet de routes à prendre et de routes à ne pas prendre, pour ne pas être contrôlé. Je gravis les escaliers qui montent jusqu’à la place du village d’où l’on peut voir les maisons et les champs, jusqu’à la mer. Sur la gauche se dressent les usines de Gioia Tauro. Rosarno est une ville un peu somnolente, populaire, où l’on vit parfois dans des ruines, ou dans des maisons neuves, de béton, où l’on s’est dispensé de poser un crépis. Devant l’église, un orchestre en uniforme joue une musique lente et majestueuse, d’inspiration classique, de celles qu’on entend dans les films. Il y a un enterrement. Les vieilles dames sont toutes vêtues de noir, les autres ont les mêmes vêtements qu’on peut trouver désormais dans n’importe quel supermarché occidental. La pauvreté ici a tout perdu, jusqu’à son élégance.
Le corbillard s’en va, la foule se disperse sans autre cérémonie. Un peu plus loin, un petit chien me poursuit comme s’il voulait me mordre les mollets, pour s’enfuir dès que je me retourne. Je discute avec son maître. « Ce n’est pas le mien, mais il ne doit pas être très bien chez lui, alors il a suivi ma chienne, ça fait trois jours qu’il ne nous quitte plus. » Il me propose de m’emmener à la gare. Je m’assieds dans la voiture, le petit chien saute sur le siège, plus du tout effrayé, escalade le sac qui est sur mes genoux, frôle ma tête et va s’installer sur la banquette arrière.
En descendant, alors qu’un homme remonte la rue, l’animal se remet aussitôt à aboyer. « Il fait toujours ça avec les nègres. Allez savoir pourquoi. » Nous parlons de Paris « Paris est belle, même on dit que là-bas aussi il y a ces extracommunautaires qui envahissent le monde. » Je souris. « Je suis venu pour eux. » Le monsieur se met à tousser et à rire, un peu gêné. Nous sommes arrivés à destination. Je le remercie poliment, puis je salue le petit chien. « Lui, il me fait beaucoup rire. »
Pour aller plus loin:
- Un beau portrait de Koudous Seihon sur le site de francetvinfo.
- Les rubriques migrations et cinéma italien de ce site.
- Le film Mediterranea sur le site du distributeur Haut et court.