Nadezhda Kutepova est arrivée avec ses trois enfants à Paris le 7 juillet 2015. Disposant d’un visa de tourisme jusqu’au 30 septembre, elle vient de demander l’asile en France. Fondatrice et présidente de l’association « Planète des espoirs », elle a fait l’objet le 27 mai dernier d’un premier « reportage » sur la chaîne nationale Russie 1, dans lequel elle était accusée d’espionnage industriel. Deux autres ont suivi les 24 juin et 1er juillet. Dans le dernier, l’entrée de sa maison était filmée, et son adresse précise donnée en commentaire, à toutes fins utiles. Depuis le 15 avril déjà, en vertu d’une loi très controversée de 2012, son association était inscrite sur la liste des « agents de l’étranger ». Pour comprendre son histoire et sa lutte, il faut pourtant remonter bien avant ses déboires avec le gouvernement de Vladimir Poutine et le début de son activité associative et militante, en 2000. Il faut remonter bien avant sa naissance en 1972 et revenir au tout début de la guerre froide, quand, à la suite des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, l’URSS devint historiquement, à la suite des États-Unis, la seconde puissance nucléaire du monde.
Tcheliabinsk 65
Oziersk compte aujourd’hui un peu plus de 80 000 habitants. Cette ville fermée est créée dès la fin de la seconde guerre mondiale dans l’Oblast de Tcheliabinsk à quelques 80 kilomètres au nord de la capitale régionale et à 200 kilomètres de l’actuelle frontière avec le Kazakhstan, aux pieds du flanc Est de l’Oural. Elle est longtemps une ville sans nom: on la trouve d’abord mentionnée comme « boite postale n°21 » ou « nom de lieu n°817 », avant qu’elle ne devienne Tcheliabinsk 40 -abrégée en Sorokovska, littéralement « En provenance de quarante »- un simple numéro de boite postale associée au chef-lieu régional. Durant toute la période soviétique, elle n’apparaît du reste sur aucune carte. En 1966, elle devient Tcheliabinsk 65 avant de trouver enfin un véritable toponyme en 1994: Oziersk, qui signifie « Entre les lacs ».
Bâtie d’abord à l’image d’un goulag par des prisonniers russes et allemands, autour d’une avenue centrale dédiée à celui qui est à l’origine du projet, le maître du NKVD Lavrenti Beria, elle s’enrichit de bâtiments officiels et d’immeubles plutôt supérieurs aux standards de l’époque dès le début des années 50. Très vite en effet, elle devient un élément clé de l’industrie nucléaire militaire du pays. C’est ici qu’on fabrique le plutonium qui permet dès 1949 à l’Union soviétique de réaliser sa première bombe A -à fission- du même type que Fat Man, la bombe que les Américains ont lancé sur la ville japonaise de Nagasaki le 9 août 1945. Cet essai est pour le Pentagone une bien mauvaise surprise. La suprématie technologique, qu’il pensait acquise pour une ou deux décennies, a été réduite à néant en seulement quatre années. C’est le début d’une course effrénée aux armements, qu’une part substantielle de la population soviétique va payer au prix fort.
En 1949, apparaît à côté d’Oziersk la centrale de Mayak -le « Phare »- nommée ainsi car le fleuron de la recherche scientifique y travaille. C’est ici qu’on prépare le plutonium, et de 1949 à 1956, 76 millions de mètres cubes de déchets liquides radioactifs sont rejetés dans la rivière Tetcha, au bord de laquelle vivent plus de 100 000 personnes. La grand-mère de Nadezhda Kutepova fait partie de l’équipe des ingénieurs qui travaillent sur la fission de l’atome. Elle meurt d’un lymphome en 1965.
La catastrophe de 1957: Tchernobyl avant Tchernobyl
Le 29 septembre 1957, à 16h22, un réservoir de déchets radioactifs, contenant essentiellement du césium, du strontium et des traces de plutonium, explose sur le site de Mayak. Les cuves utilisées sont prévues pour le stockage de déchets chimiques, et l’une d’elles n’a pas résisté à la pression thermique des matériaux nucléaires. La déflagration entraîne la formation d’un nuage radioactif qui forme une longue bande au nord-est de la ville sur une surface d’environ 23 mille kilomètres carrés. La partie la plus exposée devient le « VOURS » (Vostochono-OuralskiRadioactivni Sled), autrement dit la « trace radioactive de l’Oural de l’Est ». Dans les environs, les vitres explosent, la terre tremble, ceux qui ont connu la guerre pensent qu’elle vient de faire son retour.
Officiellement, cette catastrophe est aujourd’hui classée au niveau 6, ce qui en fait la plus grave au monde après celle de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011), toutes deux classées au niveau 7. Pour autant, la chape de plomb qui s’est abattue sur un événement dont on peinait alors à mesurer les conséquences laisse penser que l’ampleur de l’accident et de ses conséquences est passablement sous-estimée. En 1996, une monographie russe publiée sur la question pendant la courte période d’ouverture qui suit la chute du régime soviétique fait état de 325 000 irradiés dans le seul oblast de Sverdlovsk -aujourd’hui Ekaterinbourg, à quelques 150 km au nord d’Oziersk. Le chiffre communément admis de 250 000 personnes touchées serait donc bien inférieur à la réalité.
Des équipes de liquidateurs sont formées à la hâte, sans protection. Parmi eux, on trouve l’étudiant Lev Gayev, âgé de 19 ans. Celui qui va devenir le père de Nadezhda mourra à 47 ans des suites d’un cancer des intestins, après deux ans d’atroce agonie.
Des villages sont évacués, mais Russes et minorités ne bénéficient pas des mêmes prévenances. Ainsi la partie tatare de Karabolka reste occupée par sa population. On demande aux habitants de jeter les légumes qu’ils ont cultivés dans des tranchées, par peur des contaminations. Personne ne comprend vraiment ce qu’il est en train de se passer.
L’année suivante, en 1958, une première station est créée pour étudier les effets des radiations sur les êtres vivants.
Un long silence
En 1960, le scandale du U2, une des affaires d’espionnage les plus célèbres de la Guerre Froide, replace la centrale de Mayak au cœur des enjeux. Elle est en effet un des derniers objectifs du pilote Francis Gary Powers avant que son avion ne soit repéré et abattu par la DCA soviétique. L’objectif est alors d’évaluer sa puissance productive. Pour le reste, le panache de fumée n’a pas traversé l’Oural et aucun signe de radioactivité n’a été détecté dans le camp occidental. Vingt-neuf ans plus tard, l’accident de Tchernobyl, situé bien plus à l’Ouest, sera repéré presque aussitôt.
La première révélation a lieu en 1976. Le biologiste et dissident Jaurès Medvedev, frère jumeau de l’historien Roy Medvedev, est le premier à faire état de « la catastrophe nucléaire de Kychtym », du nom de la ville la plus proche, à une dizaine de kilomètres de Tcheliabinsk 65, dans un article de The new scientist en juin 1976. Pour les habitants de la ville en revanche, on continue de parler de « l’accident de 1957 ». Pas plus que la ville qui lui sert de décor, cette tragédie n’aura de véritable nom.
On trouve facilement trace des nombreux articles parus dans la presse anglo-saxonne et occidentale à la fin des années 1970. Jaurès Medvedev publie un livre en 1979, qui ne sera traduit en français que neuf ans plus tard. La perestroïka est déjà en marche et la parole se libère temporairement en Russie. Durant toute cette période, l’histoire de Mayak est émaillée d’incidents plus ou moins graves. Au printemps 1967, le lac Karatchaï, une étendue d’eau voisine où l’on déverse depuis 1951 des déchets nucléaires de Mayak, est soumis à la double action de la sécheresse et du vent. La pollution au Césium 137 touche de nouveau un demi-million de personnes. On estime aujourd’hui que le lac Karatchaï est l’endroit le plus pollué de la planète. Entre 1978 et 1986, 10 000 blocs de béton creux ont été jetés dans le lac afin d’éviter que les sédiments ne remontent à la surface et que des poussières ne se libèrent du fait de l’assèchement progressif.
Née en 1972 dans la ville fermée, Nadezhda Kutepova n’est pendant toute sa jeunesse pas réellement consciente de la réalité qui l’entoure. Elle ne fait pas le lien entre les activités de la ville et les tragédies qui ont si durement frappé sa famille. Elle a comme les autres habitants de la ville fermée l’impression de vivre dans un monde à part, privilégié. Mannequin puis infirmière, elle s’oriente finalement vers des études de sociologie et de sciences politiques à Ekaterinbourg. Un jour de 1999, à 27 ans, elle est invitée à une conférence. « Ce fut un tournant dans ma vie » souligne-t-elle.
L’engagement de Nadezhda Kutepova
L’année suivante, en 2000, elle crée l’association « Planeta Nadezhd » (Planète des espoirs). En tant que sociologue, elle se propose aussi d’étudier la mentalité particulière des habitants des villes fermées. « Je vais te paraître un peu cynique, me dit-elle en riant, mais c’est un peu comme un zoo. Les gens sont en prison mais ils ne veulent pas sortir de leur cage. » Vivre dans une ville fermée à l’époque soviétique s’accompagnait en effet de quelques privilèges, à commencer par un standard de vie plus proche du monde occidental. S’ajoute à cela bien sûr une forme de repli identitaire et un fort sentiment d’insularité. En 2004, quoi qu’il en soit, elle met un terme à ces recherches qui sont interdites car elles portent atteinte, lui explique-t-on, « à la sûreté de l’état ». En 2007, l’association dénonce un nouvel incident grave.
Mais l’essentiel de son travail tient à faire appliquer la loi de 1993 -amendée en 2002- sur les victimes de l’accident de 1957 -inspirée d’une autre loi de 1991 pour les victimes de Tchernobyl. Comme avocate, Nadezhda représente les victimes de l’industrie nucléaire de La Fédération de Russie à tous les degrés de la procédure, jusqu’à la Cour européenne des Droits de l’homme à Strasbourg. Dans la pratique les résultats sont minces mais revêtent une énorme importance symbolique. Sa première victoire d’avocate obtenue en 2011 lui vaut un prix prestigieux: le “Nuclear Free Future Award ». La même année, les autorités russes reprennent le contrôle total des informations sur la pollution de la région d’Oziersk.
Depuis cette date, alors que les rejets n’ont jamais cessé, plus aucune donnée officielle n’a été communiquée.
L’exil
Le 21 novembre 2012, une loi promulgue que toute ONG qui reçoit de l’argent de l’étranger en tant qu' »organisation remplissant les fonctions d’un agent de l’étranger » doit s’enregistrer comme tel, si elle prend part à des « activités politiques » -une définition volontairement vague et extensive qui donne au gouvernement un nouvel outil pour faire taire les opposants. Les associations luttant pour les questions environnementales ou contre la discrimination des personnes LGBT se retrouvent en première ligne.
En juin 2014, « Planète des espoirs » fait partie des 68 associations insérées dans la liste des « agents de l’étranger » en attente de l’enregistrement de la part du représentant légal.
Le 15 avril 2015, le Ministère de la Justice russe sanctionne officiellement et unilatéralement le classement de cette ONG comme agent de l’étranger, du fait de son action politique et des financements reçus par l’ONG étasunienne « National Endowment for Democracy » et l’association néerlandaise « Women for a Common Future ». À charge, on cite deux entretiens accordés par Nadezhda Kutepova, où elle accuse l’état et l’agence fédérale de l’énergie atomique de refuser d’indemniser les victimes, de laisser vivre des villageois sur des zones contaminées, de les laisser utiliser l’eau de la rivière Tetcha, hautement polluée.
Le 26 mai 2015, elle fait l’objet d’une amende de 300 000 roubles (4760 euros) pour avoir refusé d’enregistrer l’association comme agent de l’étranger. La sentence est confirmée le 28 juin par le tribunal d’Oziersk.
Parallèlement à ce harcèlement judiciaire, la télévision d’état diffuse durant le journal, en première partie de soirée, un reportage sur les financements étrangers de « Planète des espoirs », qui se voit accusée d' »espionnage industriel ». Elle opère en effet au sein d’une ZATO (Entité territoriale administrative fermée, nom donné aux villes fermées depuis 1992).
Cette campagne médiatique se poursuit sur la même chaîne les 24 juin et 1er juillet suivants. Dans le dernier sujet qui lui est consacré, la résidence privée de Nadezhda est filmée de manière très reconnaissable, son adresse précise est signalée à des millions de téléspectateurs. La présidente de Planète des espoirs contre-attaque en justice. Le 7 juillet pourtant, devant le risque d’être condamnée à 12 années de prison -la peine requise pour espionnage industriel- elle quitte la Russie pour la France avec ses trois enfants. Elle demande l’asile politique le 2 octobree.
Il existe aujourd’hui officiellement quarante-deux ZATO dont le statut est défini par un décret gouvernemental et qui rassemblent une population de 1,5 million d’habitants. Soixante-quinze pour cent de ces territoires sont administrés par le ministère de la défense, les autres par ROSATOM, l’Agence fédérale de l’énergie atomique, anciennement ministère pour l’Énergie atomique (Minatom).
En plus d’un demi-siècle de rejets toxiques, la rivière Tetcha est devenue l’une des plus contaminées du monde. Sous-affluent de l’Ob, elle répand des particules radioactives -dont du plutonium- jusqu’au lointain Océan Arctique.
Pour aller plus loin:
- Russie : Ozersk, ville secrète nucléaire, de Mylène Sauloy avec Marc de Banville et Patrice Bousquet (ARTE GEIE / Mano a Mano, France, 2011).
- Métamorphoses, de Sebastian Mez (ARTE, Allemagne, 2012). En libre accès ici: première partie / deuxième partie.
- Behind the Urals – The nightmare before Chernobyl, d’Alessandro Tesei (Mondo in cammino, Italie, 2015). Voir aussi les images de tournage de Pierpaolo Mittica.
- Communiqué du 17 juillet 2015 de la Fédération Internationale des droits de l’homme suite au départ de Nadezdah Kutepova.
- Beau et long entretien de Nadezhda Kutepova avec Amélie Poinsot et Michel de Pracontal le 2 octobre 2015 sur Mediapart (accès payant).
- Appel de la députée EELV Michèle Rivasi le 5 octobre 2015 en soutien à la demande d’asile de Nadezhda Kutepova.
- Nadezhda Kutepova, Olga Tsepilova, « Closed City, Open Disaster », in Michael R. Edelstein, Maria Tysiachniouk, Lyudmila V. Smirnova (ed.) Cultures of Contamination (Research in Social Problems and Public Policy, Volume 14, 2007) Emerald Group Publishing Limited, pp.147 – 164.
- Jaurès Medvedev, Le désastre nucléaire de l’Oural, Isoète, Cherbourg, 1988 (édition originale américaine, 1979). Medvedev fut le premier à révéler « la catastrophe nucléaire de Kychtym » dans un article de The new scientist en juin 1976. Sur l’histoire de cette révélation, voir cet entretien de 1978 dans Paris Match. La publication de son livre en français y est alors annoncée aux éditions Stock.
- Sur le village de Tartaskaïa Karabolka ci-dessus évoqué, voir cet article du Tagesspiegel, publié en novembre 2007, dans sa traduction française.