Armelle Mabon est Maître de conférences des Universités en Histoire contemporaine à l’Université de Bretagne-Sud, Centre de Recherches historiques de l’Ouest CERHIO CNRS UMR 6258. J’ai publié sur ce site en juin un entretien avec elle intitulé Thiaroye, vers un mensonge d’état. J’invite le lecteur à s’y reporter pour comprendre les enjeux décrits dans les commentaires qui suivent.
Le 6 juillet 2014, Julien Fargettas, chercheur associé à l’unité de recherche « Croyance, Histoire, Espace, Régulation politique et administrative » (CHERPA) de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, m’a transmis un retour sur « la synthèse sur le massacre de Thiaroye» du 27 mai 2014. Il m’a prévenue qu’il avait également écrit au président de la République, sans me transmettre toutefois une copie de ce courrier. C’est par hasard que je l’ai découvert ce jour sur le site internet « Études coloniales ».
Dans ma synthèse, j’ai fait état de mes travaux sans attaquer quiconque. Julien Fargettas, dans sa lettre publique, s’autorise à violemment dénigrer mon travail d’historienne. Je souhaite, par la présente, apporter quelques commentaires pour défendre tout à la fois mon travail et mon métier.
Julien Fargettas fait-il allusion à ses propres travaux quand il affirme que « L’Histoire scientifique n’a pu que très sommairement s’emparer du sujet » (sic) ? Pour ma part, j’ai bénéficié d’un congé pour recherche de six mois, consacré presque exclusivement à des investigations sur Thiaroye. J’avais déjà mené des recherches préalables, reprises par mes soins après la publication de mon livre Les prisonniers de guerre « indigènes » : visages oubliés de la France occupée (Paris, La Découverte, 2010). J’ai, ensuite, publié un article sur Thiaroye, « Le massacre des ex-prisonniers de guerre coloniaux le 1er décembre 1944 à Thiaroye (Sénégal) », dans l’ouvrage collectif Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe-XXe siècles) : sociétés, cultures, politiques, dirigé par Amaury Lorin et Christelle Taraud (Paris, presses universitaires de France, 2013). J’ai, depuis, inlassablement poursuivi les fouilles d’archives, collecté et recoupé le plus d’informations possibles dans divers fonds, en France et à l’étranger.
Je considère, dans ces conditions, que je ne me suis pas emparée de ce sujet « sommairement » (sic). C’est la raison pour laquelle je me suis sentie autorisée à alerter le président de la République et les ministres concernés sur les nombreuses et fâcheuses erreurs entourant Thiaroye. Il est faux de déclarer que j’ai saisi le président de la République en octobre 2012 : je l’ai fait en mai 2014 après un patient travail de longue haleine. Mise à part une circulaire retrouvée par les archivistes du Service historique de la Défense (SHD), aucune pièce n’a été mise à ma disposition. J’ai dû demander au bureau des archives des victimes des conflits contemporains (BAVCC) les dossiers individuels qui m’avaient été signalés par le ministre de la Défense lui-même.
Julien Fargettas mentionne l’omission d’autres archives, sans préciser lesquelles. Outre les archives du SHD, j’ai consulté, en France, les Archives nationales d’outre-mer (ANOM) ; le dépôt central des archives de la Justice militaire (DCAJ) ; les archives de l’Assemblée nationale ; les Archives nationales ; plusieurs fonds d’archives départementales ; et les archives de l’Académie des sciences d’outre-mer. J’ai également interrogé le Centre d’histoire et d’étude des troupes d’outre-mer (CHETOM). Ces recherches archivistiques en France ont été complétées, à l’étranger, par des recherches auprès des Archives nationales sénégalaises et des Archives nationales britanniques. J’ai, en outre, consulté de très nombreuses archives privées. Je poursuis actuellement les investigations auprès des Archives nationales américaines et du Centre des archives économiques et financières (CAEF).
En revanche, si je me réfère aux notes du chapitre consacré à Thiaroye dans l’ouvrage Les tirailleurs sénégalais : les soldats noirs entre légendes et réalités (1939-1945) de Julien Fargettas (Paris, Tallandier, 2012), seules les archives du SHD et des ANOM sont référencées à partir de la note 104, avec un doute sur la côte 5D302 et les « Ibid. » qui suivent. Il est particulièrement étonnant de constater qu’un historien prétendant travailler sur Thiaroye n’ait pas consulté par exemple le carton DAM 3 aux ANOM, contenant la cruciale enquête Mérat et d’autres informations indispensables pour comprendre Thiaroye. Il existe également des données importantes dans les centaines de télégrammes échangés, dès lors que l’on veut bien prendre le temps de les dépouiller.
Quant à mes prétendues « conclusions hâtives » (sic) et autres « raccourcis incohérents » (sic), ainsi que ma supposée « partialité » (sic), il conviendrait, avant de se permettre de formuler des jugements aussi graves, de prouver que je n’ai pas confronté les sources, base méthodologique du métier d’historien. J’ai mené ce travail minutieusement, en sollicitant des personnes ressources si nécessaire, qui peuvent d’ailleurs en témoigner le cas échéant.
En octobre-novembre 2006, dans un article publié dans la revue Vingtième siècle, revue d’Histoire, Julien Fargettas jugeait : « Le travail d’Armelle Mabon semble aujourd’hui le plus complet. […] Certaines interrogations s’apparentent toutefois à des prises de position et contribuent à nuire à l’indéniable qualité de ce travail ». En effet, je m’interrogeais alors déjà sur l’absence, dans les archives, d’un télégramme du 18 novembre 1944 sur les soldes de captivité. Avec la découverte de la circulaire du 4 décembre 1944, faisant croire a posteriori que les rapatriés avaient perçu avant l’embarquement l’intégralité de leurs soldes, on comprend mieux, dès lors, pourquoi ces documents officiels ont disparu des cartons d’archives dédiés à Thiaroye au SHD, la spoliation des rappels de solde pouvant apporter une explication au massacre.
À aucun moment, dans ses travaux publiés sur Thiaroye, Julien Fargettas n’a émis le moindre doute sur la véracité des informations contenues dans les rapports, courriers et télégrammes déposés aux archives. Être historien, c’est pourtant questionner la source et son statut, ainsi que les circonstances et les conditions de sa production.
Quant à la demande opportuniste de créer un comité pour « faire le point sur les sources, les traiter, les analyser » (sic), je regrette de signaler qu’une grande partie de ce travail a déjà été accompli par plusieurs historiens.
Que faut-il comprendre, enfin, par « la volonté de s’affranchir des controverses qui, jusque-là, n’ont pas permis à la connaissance de l’événement de s’établir » (sic), si ce n’est, précisément, le refus de Julien Fargettas de voir la réalité de la spoliation, des falsifications, des mensonges, du massacre et du procès mené à charge ?
Arrivée au terme de cette longue recherche et après avoir étudié en détail l’instruction du procès, ce que n’a pas fait Julien Fargettas alors que ces archives sont accessibles, j’ai pu clairement établir le doute sur la culpabilité des condamnés. C’est pourquoi il me paraît judicieux que la commission de révision de la cour de Cassation soit saisie à l’occasion du 70ème anniversaire du massacre de Thiaroye en décembre prochain. C’est par ce chemin honorable que la France parviendra à faire œuvre de justice pour ces ex-prisonniers de guerre venus d’Afrique défendre la France.
28 juillet 2014