Énigmes aimées (extrait), par Clotilde Marghieri.

 

La belle ombre, introduction par Olivier Favier.

 

 “Je ne vois plus la poésie qu’entre les lignes.”

Pierre Reverdy.

 

Sans doute est-ce par trop d’attente que toute curiosité sur ce que j’aime avive aussitôt en moi le goût du faux-fuyant -par peur de mentir sans doute si je passais aux aveux. J’ai découvert ce livre tout à fait par hasard, un titre et quelques phrases, et puis, devrais-je en sourire, le prénom de l’auteur. La Clotilde d’Apollinaire a traversé ma vie autrefois, en d’absolues circonstances. Du reste, si je demeure sensible aux signes, incorrigiblement, je ne crois pas qu’il y ait au monde de livres incontournables. Je crois seulement que certains livres sont nécessaires à certains êtres à un moment donné. Il en aura été ainsi pour ceux que j’ai choisis de traduire, misant à l’évidence sur une nécessité partagée par quelques futurs lecteurs. La traduction d’un livre est plus qu’un simple voyage, c’est une traversée, un passage d’un point à un autre à l’intérieur de soi. C’est pourquoi je crains souvent de travailler sur commande, pourquoi aussi, inversement, quelques mots sauront parfois suffire pour que je fasse à nouveau mes bagages.

Lisant les autres livres de Clotilde Marghieri, il me semble entrer, à mon cœur défendant, dans une intimité factuelle dont je ne puis parler, injustement sans doute, que dans la stricte mesure où ils tendent au dernier. Vita in villa, publié en 1960, – l’auteur a soixante-trois ans-, plusieurs fois recomposé et remanié par la suite, est d’abord là, semble-t-il, pour témoigner qu’un livre peut exister. La plume y est encore très sage, journalistique, qui va d’esquisses en esquisses pour évoquer -plutôt que circonscrire-, quelques trente années d’une vie luxueuse et intellectuellement passionnante, dans une villa des environs de Naples. Avec Le educande di Poggio Gherardo, de 1963, le récit de ses années de pensionnat l’invite à un souffle plus ample. Mais la construction demeure classique, linéaire, la référence à Proust n’atteint guère le cœur du propos. Ce n’est qu’en s’acceptant écrivain, ou plutôt en s’offrant de retracer son cheminement vers l’écriture, qu’elle trouve enfin son propre rythme, en 1970, avec Il segno sul braccio. Cette “marque sur le bras”, un S comme “scrittrice” – écrivaine- qu’elle reçut jadis en trophée pour avoir remporté un prix de rédaction, l’amène à parcourir sa vie selon un mode où la trame chronologique commence à laisser place à tout un jeu d’analogies, à de longues introspections, privilège jusque là de sa correspondance. Les lettres, qui ont tant compté dans sa vie, au point qu’elle publiera l’année-même de sa mort, en 1981, une part substantielle de ses échanges avec l’historien d’art américain Bernard Berenson, sont ici au cœur d’une expérience liminale et troublante, où la lecture se change en anthropophagie: “Les lettres que mon grand-père m’écrivait en pension m’exaltaient à tel point que, ne sachant pas comment en profiter pleinement, comment les faire miennes, j’en découpais les passages les plus beaux et les plus touchants en lanières minuscules et après les avoir lus et relus (je les sais encore par cœur), je les mangeais. Manger et engloutir ces mots doux et souvent aussi incompréhensibles, ce qui ne les rendait que plus enchanteurs, était une communion encore plus excitante que celle que je faisais chaque jour à l’église avec un Dieu dont j’ignorais le visage et les caresses; mais c’était aussi un moyen pour me libérer d’une tendresse trop poignante qui menaçait d’étouffer mes nouveaux instincts et mes curiosités.”

Le lien épistolaire demeure au fond le moteur essentiel, étranger à la fiction comme à la création, de son rapport à l’écriture. Clotilde Marghieri écrit d’abord à quelqu’un avant d’écrire pour les autres, et surtout elle n’écrit qu’en son nom. “Nous ne sommes, constate-t-elle en 1974 dans Énigmes aimées, tout au long de notre vie, qu’une simple succession de propositions nouvelles. Mais il faut mettre au moins un certain ordre dans le désordre, chercher à y voir clair. » Cet ordre, elle le découvre alors tout entier en dehors de l’espace et du temps : ses souvenirs sont autant de plongées au hasard, comme ces moments passés dans les journaux de guerre, prétextes à d’autres sauts chronologiques, vers d’autres Clotilde qui continuent de vivre en elle: « Je parle d’âge : maintenant, autrefois. Mais quel est mon âge aujourd’hui, puisqu’il contient tous les autres et qu’aucun n’est usé, aucun écoulé, tant que je ne parviens pas à les voir mourir un par un ? Il me semble les voir tous alignés, parallèles et discordants, chevaux mal assortis, mais attelés au même char. » Il n’y a plus, comme avant, de ces portraits distanciés où l’on se pose, commodément, en juge d’une altérité qui pourtant nous échappe: désormais, l’autre n’est évoqué ou décrit que dans l’énigme de la relation, père, mère ou fille, ami ou amant -bien que ce dernier mot ne soit jamais lâché-. Et que dire de la figure absente ou presque du mari, laquelle était venue hanter quelques pages de son précédent livre, pour s’effacer aussitôt sans qu’il lui soit donné de vraiment disparaître. Rien dans ce testament ne vient cacher les incompréhensions, rien ne sert non plus de s’afficher sous des dehors aimables : « Mon paysan était venu de la campagne pour m’apporter les premiers abricots. Il était parti de Torre del Greco à quatre heures de l’après-midi, je ne sais comment il avait fait pour arriver à Rome à l’aube ; il avait dormi dans les jardins publics, n’osant pas me réveiller la nuit. Peut-être s’était-il trompé de train. Je racontai cet épisode à Alvaro qui en fut tout à fait bouleversé ; il ne pouvait s’apaiser. Je lui offris ces abricots, qu’il aimait à appeler crisommole, à la manière grecque ; mais il me dit ensuite qu’il ne pouvait pas les manger ; cela lui faisait trop mal. C’était cela l’indéchiffrable, le mystérieux Alvaro. » Jusque dans ses limites, qui sont celle d’une subjectivité psychologique et sociale assumée désormais, dans ses contradictions mêmes, l’auteur nous transmet ce qui demeure en elle d’universalité.

Repensant à Clotilde Marghieri, cette phrase d’Albert Camus m’est revenue en mémoire: « Le génie est étrange et banal. » Une phrase aimée de celle qui se cachait derrière Apollinaire, à qui je dois bien sûr d’y repenser aujourd’hui. Et si, dans ce récit hanté par la vieillesse et la mort, mon émotion se fait encore si vive, c’est de le voir traverser, mutadis mutandis, par la « belle ombre » de ma jeunesse, jouant de ces pensées qui vinrent en éclairer les jours.

Olivier Favier, septembre 2007.

 

 

Énigmes aimées

(Premières pages)

 

Le Duc : Et que disait Jacques ? Ne tirait-il pas une morale de ce spectacle ?

Shakespeare, Comme il vous plaira.

 

Jacques, il est minuit. L’horloge, Dieu sinistre,1 vient à peine de sonner ses douze coups ; de la rue m’arrive, atténuée, la fête de ceux qui ensevelissent l’année sous des girandoles de feu. Mes fenêtres s’illuminent d’aurores soudaines.

D’aussi loin qu’il m’en souvienne, je me vois toujours, en fin d’année, tracer sur la dernière feuille du nouvel agenda ces mots remplis de peur –et je m’empresse ensuite de retourner le bloc entier que je parcourrai plus tard jour après jour- : « Que ce sera-t-il passé ? Qui manquera parmi nous ? » Mais je ne pensais jamais à moi.

Cette nuit encore, où je feuillette les journaux de tant et tant d’années, je me précipite aussitôt vers la dernière page. D’habitude, en ce dernier jour justement, il ne s’était rien passé d’exceptionnel. Mais cette fois, si. Il s’est passé quelque chose. Cette amie, qui estime tellement mes vingt années de plus qu’elle est parvenue à les transformer en privilège à mes yeux, a dit à quelqu’un : « Quand je perdrai Clotilde ce sera un jour affreux. Je ne peux même pas y penser. » Elle y a pensé pourtant. C’était là un message d’amour, mais aussi, déjà esquissée, une élégie. Ainsi, errant parmi mes morts, comme je le fais à chaque fin d’année, je suis tombée cette fois sur une fosse fraîchement creusée, vide encore : la mienne. Je me sens comme un malade qui écoutant par hasard ce que l’on dit derrière la porte a entendu des prévisions sur le « quand ». À partir de maintenant, je le sais, je me regarderai dans le miroir sans miséricorde. Cette année déjà, j’avais remarqué de nombreuses altérations. Une grippe suffisait à creuser de nouveaux sillons, à accentuer les coups de griffe, à rendre la pâleur plus blafarde. La désagrégation physique, jour après jour, « prend le rapide », comme disent mes paysans du Vésuve à propos des pois, des haricots, du raisin surtout qui, l’été finissant, par l’alternance du soleil et des pluies, se remplit et se gonfle, se dore ou devient noir.

Dans un sens opposé, ce processus de désagrégation en moi « prendra le rapide » lui aussi, suivant la même loi.

Mais je ne veux pas céder à la mélancolie qui, comme une coquetterie, sied mieux à la jeunesse. À moi l’œil sec pour regarder en moi et autour de moi, en évitant, si possible, ce cynisme facile toujours aux aguets, quand le démon de la sincérité veut à tout prix se rendre maître de nous. Avec courage et rigueur, je l’espère –de cette vérité que je cherche- il me sera épargné d’exhiber une image morte.

Traduit par Olivier Favier  (livre entièrement traduit, en attente d’éditeur)

 

Souvenir de Clotilde

Postface à la réédition italienne chez Avagliano, 2001.

 

« Clotilde Marghieri en est à son quatrième livre, depuis la parution de Vita in villa en 1960, qui la révéla auprès de certains critiques fins et attentifs (voyez De Robertis) plutôt qu’au tout venant. Le véritable succès est arrivé plus tard, couronné cette année par le Prix Viareggio du roman. Elle possède aujourd’hui bien des fidèles lecteurs, sans qu’on puisse parler pour autant de grand public. Sa page est trop étrangère aux effets, trop encline à creuser en profondeur, trop liée à un idée de la littérature qui -pour reprendre ses mots- possède en soi un caractère éthique, avant d’être un instrument d’affirmation commerciale, pour qu’on puisse la considérer comme une écrivaine pour tous. La forme adoptée par Clotilde Marghieri est celle du dialogue intérieur: c’était celle de Vita in villa, des Educande et du Segno sul braccio, cette forme enfin, cette mesure, trouve sa confirmation dans son dernier livre: Amati enigmi, Énigmes aimées (Vallecchi, 1974). Un dialogue -le titre est là pour le dire- qui sait interpréter aussi les silences d’autrui; en effet, Clotilde Marghieri s’adresse par lettre à un interlocuteur passablement étrange et mélancolique, auquel elle attribue le shakespearien prénom de Jacques. Margherita Guidacci le dit avec justesse, dans sa présentation d’éditrice, sur le rabat de la couverture: c’est là un miroir de la conscience -presque un radar, pourrions-nous ajouter, qui nous renvoie nos impulsions premières clarifiées et rationalisées-.

Il est évident que ce Jacques est une fonction, une projection du mode d’exploration de Clotilde Marghieri, qui est avant tout une continuelle interrogation sur son passé, pour qu’il prenne non ce visage qu’il a eu et ne pourra plus avoir, mais cette dimension d’intelligence qui le justifie à la lumière du présent, qui est du reste la seule saison qui compte. Ainsi, chez cette écrivaine à la très fine éducation française, proustienne pourrait-on dire, on assiste non pas à une reconstitution classique et attendue de la mémoire, mais à sa condamnation même, en ce qu’elle est inutile ou absente. La mémoire, semble nous dire Marghieri, ne fait pas de miracles: acceptons une bonne fois pour toutes notre destin, qui est celui de la discontinuité. Le livre s’ouvre par une déclaration qui est presque un programme: « Cette avidité inchangée de feuilleter les journaux des années passées était toujours la même faim de revivre mes nombreuses saisons. », et se ferme avec cette autre, d’impuissance cette fois: « Quand, pour me comprendre, je relis mes journaux, je revis et je souffre mais, fondamentalement, l’obscurité demeure, grave et obscure comme une condamnation. » Il y a aussi cet aspect, chez Clotilde Marghieri, et particulièrement dans ce dernier livre qui, comme l’a bien vu Guidacci, se distingue des autres: elle y remet en question toute une éducation littéraire et humaine, elle relit les journaux d’hier pour arriver à la conclusion, dans celui d’aujourd’hui, que ces chapitres de sa vie, pour peu qu’ils se retrouvent tous, ambigus et irrésolus, dans le dernier qui est celui du « troisième âge », ne lui appartiennent plus, qu’ils sont comme les images d’une autre femme. D’où la présence, dans ce « journal d’un journal » irrécupérable, de la figure d’un homme à l’expérience religieuse très intense comme le fut Bonhoeffer, déporté puis pendu par les nazis. « Il y a des choses plus importantes que se connaître soi-même » : ce sont les mots de Bonhoeffer, et Clotilde Marghieri les a reçus au plus profond d’elle-même. C’est ici qu’apparaît le sentiment des autres: les énigmes aimées qui nous entourent. »

Tel est l’article que je publiai dans L’Epoca (13 juillet 1974) à la toute fin de ma collaboration avec cet hebdomadaire. Aujourd’hui, à vingt-sept années de distance, je peux révéler que j’étais Jacques, dans la mesure, naturellement, où j’avais accepté de devenir un personnage de Clotilde. Il ne s’agissait donc pas d’une relation épistolaire factice, puisqu’elle puisait dans notre intense correspondance, aujourd’hui conservée dans les Archives Bonsanti de Florence. Le livre, naturellement, donna plus tard à cette échange un cachet littéraire. Au lecteur le jeu de lire entre les lignes, de s’imaginer cette réalité qui, comme le dit Saba, git au fond, mais surtout la tâche heureuse de découvrir un écrivain -la formule est d’usage mais n’en est pas moins vraie- trop injustement oublié.

Luigi Baldacci

Luigi Baldacci (Florence 1930-2002) demeure l’un des plus fins spécialistes de la littérature italienne du 19e siècle, auquel il s’est, après Mario Praz, pratiquement identifié. Le titre de son dernier livre, posthume, est à la fois un programme, un aveu et une épitaphe: Ottocento come noi, « Dix-neuvième siècle comme nous ».

  1. En français dans le texte. []

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