Choral nocturne (1), par Cristina Ali Farah.

 

Je n’ai pas beaucoup de temps. Mais si une petite heure suffit, d’accord, je peux faire une pause. Ça suffira pour vous ? Bien, alors sortons d’ici, allons chercher un bar. C’est une bonne heure, il n’y aura pas trop de monde. Nous pourrons être tranquilles. Expliquez-moi en détail. Mon amie m’a dit au téléphone que vous êtes en train d’écrire un reportage sur la communauté somalienne. Les Somaliens qui vivent à Rome, c’est bien ça ? Je suis la première personne que vous interviewez ? Bien. Ne vous laissez pas égarer. Chacun raconte les choses à sa manière. On m’a parlé de vous en bien, j’ai confiance. Moi je ne suis pas du genre à parler avec n’importe quel journaliste. Et puis vous êtes une femme, vous comprenez. Vous aurez une certaine sensibilité. Vous êtes vraiment obligée d’enregistrer?

Allons-y, commençons. Par mon nom, bien sûr. Je m’appelle Barni Sharmaarke. Faites attention, écrivez-le correctement. Non, ce n’est pas difficile. Vous devez seulement choisir le code que vous utiliserez. Le vôtre ou le nôtre. Sur les papiers, ils font tellement de cafouillages. Non seulement pour la transcription; le problème c’est surtout pour les noms de famille. À moi ça me paraît si simple. C’est que nous, nous utilisons le patronyme à la place du nom. Nom de famille : si nous avons quelque chose de semblable ? Ça dépend ce que vous entendez par là. Les anciens connaissent par cœur leur arbre généalogique depuis les origines, du moins c’est ce qu’ils disent. Mais c’est une question dont je ne veux pas parler, c’est un éternel sujet de dispute entre les gens. N’en faites pas mention. À mon avis ce ne sont que des conjectures, les généalogies, les arbres, les racines.

Et voilà, je suis déjà partie en roue libre. Vous préférez? Un plan, j’aurais bien besoin de questions et d’un plan. Remettez-moi sur la bonne voie, je vous en prie, chaque fois que vous le croirez utile. Je suis très pressée. L’empressement et la lucidité ne font pas bon ménage.

Vous me complimentez pour mon italien ? Je connais cette langue depuis l’enfance. J’ai commencé à l’école, avec ma cousine Axad. Mais vous devriez le savoir, nous les Somaliens nous savons presque toujours l’italien. Du moins mes oncles jusqu’à la génération passée. Moi je pouvais m’entraîner avec ma cousine, Domenica Axad, italo-somalienne. Ceci dit je préfère ne pas parler de moi. J’ai beaucoup de choses à vous raconter. Et avant tout, une histoire qui me semble correspondre à votre recherche.

Pardonnez-moi si je tourne autour du pot. Mais vous vous souvenez du naufrage il y a un mois? Des dépouilles des neuf Somaliens transportées à Rome? De la célébration des funérailles au Campidoglio? Ces funérailles je crois ont remué quelque chose dans le cœur des gens. Ce n’est pas que je surestime votre rôle. Mais pendant toute la semaine, journaux et télévisions n’ont fait que parler du naufrage. Qui pouvait l’ignorer? Qui voit clairement la raison pour laquelle certaines fois les évènements sont intéressants et d’autres pas? Parce qu’au fond ce naufrage aurait pu être un parmi tant d’autres.

Cela fait longtemps désormais que les bateaux arrivent et déchargent sur les côtes. La marée poursuit son reflux, et les rivages sont toujours plus chargés de déchets : boîtes de concentré de tomate, tessons de couleur verte, tubes de médicaments, grumeaux de goudron et des sacs, des sacs, encore des sacs. Et des corps sans vie déversés, les habits usés et la peau violacée tâchée par le blanc du sel. Ce jour-là -l’après-midi des funérailles- je me sentais toute secouée. Je pensais: c’est certainement à cause de mes règles. Seule, j’y allais toute seule. Sur place, j’allais rencontrer beaucoup de gens que je connaissais. Je grimpais le grand escalier jusqu’à la place du Campidoglio, avec un de ces vertiges, je ne sais pas comment vous expliquer. Presque sur le point de basculer. Vous avez déjà remarqué ces escaliers? On dirait qu’ils sont inversés, qu’ils penchent dans le sens contraire. C’était comme une force centrifuge qui me poussait vers l’extérieur. Moi j’essayais d’avancer vers le centre et je voyais, au fur et à mesure, les neufs cercueils, l’un après l’autre, en enfilade, recouverts de bleu ciel. Comme si le souffle me manquait et que la prise m’échappait, moi pourtant ancrée dans la terre. Je remontais lentement. Et j’entendais, comme assourdies, les voix des autorités qui exprimaient des condoléances. Je suis arrivée, enfin, et j’ai vu tous les gens présents rangés en demi-cercle autour des cercueils. Mains qui se serraient et visages contrits. Moi, dans tout ce va-et-vient j’ai réussi à ne pas perdre un seul mot. Vous vous souvenez de ce qu’ils ont dit? J’ai une mémoire sélective, je vous préviens. Je me souviens de ce dont je veux bien me souvenir. Et ce dont je veux bien me souvenir, c’est une des voix qui vous exhortent à ne pas oublier votre passé d’émigrant. Histoire en boucle de pauvres gens remués par le désir. Désir total au point d’arracher ses racines, de défier des cyclones. Vous savez? Mourir déshydratés, se débattre, ce n’est pas rien. Moi j’imaginais ces embarcations de fortune et l’inventaire des objets trouvés dans la cale. Petit sac, cahier, photographie, chaussure en cuir, biberon, chemise, sac à dos, montre, lacet. Détails qui écrivent une histoire.

Applaudir. Ils applaudissaient tous. Même sans comprendre le sens. Le sens par exemple de notre ambassadeur qui espérait quoi? Que tout ceci serait seulement le début d’un avenir de coopération entre la Somalie et l’Italie. Vous en pensez quoi? Cette pluie de flash et tous, vraiment tous les journaux qui parlent de nous. Tout d’un coup, avec les réflecteurs pointés sur les visages gris cendre. Vous avez vu comme ils sont rouges les yeux des gens qui viennent de débarquer? C’est le rouge de tout ce sang qu’ils ont vu.

Les gens étaient rassemblés autour de la statue de Marc Aurèle. J’avais un bourdonnement dans les oreilles, comme assourdie par des sanglots incessants. Comme si les grenouilles avaient recommencé à croasser. Croâ croâ croâ. Vous ne connaissez pas la légende? Ça n’est peut-être qu’une curiosité relayée par les guides touristiques … Cette histoire comme quoi dans la cavité de la statue il est resté de l’eau stagnante et qui raconte comment, dans cette humidité, des grenouilles se sont reproduites. Croâ croâ croâ. L’Empereur était en train de nous dire quelque chose?

Mais moi je ne voulais pas manquer de respect aux dépouilles. Nos femmes pleuraient, s’essuyant avec un coin du garbasaar1. L’une d’elle a même réussi à aller jusqu’au maire : monsieur le maire, vous devez faire quelque chose pour mon pays, et aussitôt des flash ininterrompus : croâ croâ croâ.

Puis, une partie de ceux qui étaient présents s’est déplacée vers le théâtre Marcello. Des Somaliens, je veux dire, en majorité. Trois autobus attendaient, comme un berceau: huwa ya huwa2, mais ce n’était pas une berceuse, plutôt la rengaine d’une prière. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés à la grande mosquée. Ce n’était pas un vendredi ni Iid, un jour de fête. Mais il y avait quand même des étals ici et là. Gâteaux caramélisés farcis au miel, petits fours aux amandes et noix de coco, feuilles de vigne et de chou farcis à la viande et aux amandes, croquants de sésame et noisettes, jus de seytuun3, de mangue, sirop de tamarin, thé à la menthe et à la cardamone. J’avais l’estomac serré comme un poing.

Je suivais tout de loin en luttant contre la sensation de l’immobilité du terrain que les gens de mer appellent le mal de terre. Devant nous, sur les nattes, les hommes baissaient la tête, s’agenouillaient, se relevaient, un seul corps ondulant, à l’unisson. Ils priaient eux, mais pas nous. Je voyais le ciel d’un bleu baveux. Les cercueils, avec leur drapeaux bleu ciel, toujours face à nous. Et puis toujours à décharger, charger, descendre, monter: les morts en Mercedes, nous dans les autobus. Le voyage est long jusqu’à Prima Porta. Certains observaient de leur voiture cette cargaison funèbre en voyage. Arrivés au cimetière, les conducteurs sont devenus impatients. Ils avaient déjà fait plus que leurs heures de travail et ils faisaient un extra pour nous. Nous devions nous dépêcher. Ce n’est pas que c’était très important pour moi, les femmes ne peuvent pas s’approcher des sépultures. Nous étions là seulement pour voir les cercueils chargés sur les épaules et sentir l’odeur de la terre humide et des cyprès. Parfois, explosion soudaine, quelqu’un commençait à pleurer. Larme et sel. Tu vois, il disait, nous finirons nous aussi comme ça, sous une terre humide qui ne nous appartient pas. Les débarquements à venir ne s’arrêteraient plus, même sans funérailles solennelles. Et pour les vivants?

(Suite) 

Extrait de Madre piccola, Frassinelli, 2007. Titre français provisoire: Choral nocturne. Traduction Olivier Favier et Federica Martucci.

 

Pour aller plus loin:

  • Un autre extrait de Choral nocturne, présenté par Abdourahman Waberi: « Cristina Ali Farah est une romancière et poétesse italo-somalienne de grand talent. Elle nous a fait l’amitié de nous offrir quelques feuillets de son roman Choral nocturne encore inédit en français. Une œuvre remarquable digne des romans polyphoniques de Toni Morrison. »
  • Deux poèmes de Cristina Ali Farah, sur ce site, Rouge et Déchirure.
  • Un entretien traduit en français sur le site Africultures.
  • Cristina Ali Farah est l’invitée de l’Association Polimnia lors des soirées organisées à Paris, en italien dans les locaux de l’association le 11 janvier 2013, en français au théâtre du Tarmac le 12 janvier.
  • Le projet À l’ouest d’Aden sur ce site.

1Châle féminin très léger avec lequel on recouvre la tête et les épaules.

2Comptine pour endormir les enfants sur les genoux.

3Goyave.

Partager sur