La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.
Les Fleurs du mal (1857)
Les Fleurs du mal et Madame Bovary sont tous deux parus en 1857, et leurs auteurs ont été aussitôt poursuivis en justice pour des motifs semblables, outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, offense à la morale religieuse. Dix ans plus tard, Gustave Flaubert écrit à George Sand, le 15 juin, depuis Croisset:
« Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons.Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols, et j’ai entendu de jolis mots à la Prud’homme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre.
C’est la haine que l’on porte au bédouin, à l’hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Il est vrai que beaucoup de choses m’exaspèrent.
Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton. »
Pour aller plus loin:
- Éric Fassin, Démocratie précaire, Paris, La Découverte, 2012. Référence transmise par Jeanne Chèrequefosse, que je remercie. Sur France Culture, le 29 août 2012, dans l’émission de Catherine Broué.
- Samuel Delépine, Atlas des tsiganes, les dessous de la question Rom, Paris, Autrement, 2012. Écouter l’entretien de l’auteur avec Juliette Gheerbrant (RFI).
- Rappelons que Cybèle, personnifiant la « nature sauvage », est Κυϐέλη en grec, la « gardienne des savoirs ».