PRÉFACE DE L’AUTEUR
Dans un autre temps que celui-ci, l’idée ne me serait pas venue de ramasser quelques fantaisies destinées à une lecture rapide, quelques passe-temps d’écrivain, sans objet utile et sérieux, pour en composer un recueil et l’offrir au public sous cette forme imposante où je ne puis encore me déshabituer de chercher un ouvrage1 . Je ne sais quelle pudeur consciencieuse m’aurait fait résister encore aux encouragements de ceux qui ont cru découvrir dans ces frivoles ébauches une certaine suite d’idées, de sentiments et de principes, qui les élèverait presque à la hauteur du pamphlet moral ou politique. Les exemples fameux qu’on aurait pu me citer n’eussent pas été suffisants pour imposer silence à mes scrupules. Car je ne me décide volontiers, ni par estime pour moi, ni par imitation des autres. Mais il m’a semblé que la publication de ce livre, tel qu’il est et pour ce qu’il vaut, si elle obtenait quelque faveur, serait un trait de plus ajouté à ceux par lesquels j’ai voulu peindre quelquefois un état de société indécis, pâle, languissant, tremblant de ce qu’il a fait la veille, inquiet de ce qui doit arriver le lendemain, voisin, par sa date, des grands événements auxquels il semble étranger par sa nature ; où l’on n’aperçoit nulle part de pensée qui se promette un avenir, d’entreprise qui compte sur un peu de durée, où l’on vit au jour le jour, où l’on produit pour le succès d’un moment, où l’on semble empressé de recueillir pièce à pièce quelque chose de ce présent qui va nous échapper. Il est possible que bientôt cette physionomie même des lieux, des hommes et des mœurs soit complètement effacée, qu’on ne retrouve plus rien dans Paris de ce que j’y ai vu, que ces esquisses perdent du soir au matin ce mérite de l’exactitude et de la vérité dont il me semble qu’elles ne manquent pas aujourd’hui. Que serait-ce, je vous prie, si j’avais tracé laborieusement une histoire, ou dressé à grande peine un système de gouvernement ?
Dans la prévoyance de cet accident auquel sont soumises toutes les œuvres de l’esprit, depuis les théories jusqu’aux panégyriques, ce qu’il m’importe de constater dans cette préface, c’est que les pages suivantes ont été écrites au fur et à mesure du caprice et de l’observation, durant le cours de cette époque anonyme qui a suivi la révolution de 1830.
Que si j’appelle ainsi l’état de choses où nous vivons, ce n’est pas le moins du monde pour lui faire tort. C’est tout simplement parce que notre vocabulaire politique n’a pas encore de mot pour qualifier ce qui n’est ni la république, ni l’empire, ni la restauration, et que ceux-là mêmes qui ont fondé notre nouveau régime ne sont aucunement d’accord sur le nom qu’il doit porter. En attendant, cette expression négative a paru assez heureusement trouvée pour figurer au titre d’un livre, ce qui est assurément fort honorable, dans un temps où l’on consomme prodigieusement d’esprit sur les frontispices.
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Nota bene : Les six esquisses de cet ouvrage sont extraites de L’époque sans nom, Esquisses de Paris 1830-1833, par M.A. Bazin, Paris, Alexandre Mesnier, 1833. Elles sont présentées dans leur intégralité, conformément au texte original.
En exergue du livre, on trouve cette citation plus ou moins fidèle de Lucien de Samosate, Comment il faut écrire l’histoire: « J’ai voulu suivre l’exemple de Diogène qui, à la venue de Philippe, voyant les Corinthiens employés, les uns à réparer leurs brèches, les autres à nettoyer leurs armes, pour ne pas rester seul oisif au milieu de gens si affairés, s’amusait à rouler son tonneau par la ville. »
Cette référence au cynisme grec -au kunisme, pour reprendre le terme de Peter Sloterdijk- prendra tout son sens d’esquisse en esquisse.
Table des Matières
Un caractère à part, par Olivier Favier.
Préface de l’auteur.
Le Bourgeois de Paris.
L’émeute.
L’Hôtel des finances.
La Bourse.
Le Choléra-Morbus.
Le Flâneur.
- L’édition originale comprend 2 volumes pour un ensemble de 25 esquisses. [↩]