[Le 3 novembre prochain, Antonella Amirante mettra en scène la pièce de Simon Grangeat, Du piment dans les yeux, inspirée de l’histoire de Mohamed Zampou. Ce dernier y tiendra le rôle principal. Pour accompagner cette création, Antonella a conçu le projet Frontières et m’a proposé d’animer un atelier. Avec un groupe de lycéens, nous sommes allés interroger quelques personnes nées à l’étranger et vivant aujourd’hui dans l’agglomération de Vienne, en Isère. Le 16 février, nous avons rencontré trois octogénaires vivant dans une maison de retraite du quartier de Malissol, un couple d’origine portugaise et une dame italienne. Nous nous sommes retrouvés une semaine plus tard pour écrire ensemble des textes qui seront présentés au public en mai. Tiana et Simon, 17 ans, avaient déjà rédigé ces deux portraits que j’ai le bonheur de vous faire découvrir.]
Une baie vitrée court le long d’un grand bâtiment moderne qui semble parfaitement impersonnel. Les haies sont taillées, la barrière de bois ciré fait le tour complet des jardins, le gravier clair ne dépasse pas d’un caillou de l’allée piétonne. Le sas d’entrée coupe le vent et nous plonge dans la chaleur d’un hall éclairé d’une lumière douce. Du comptoir d’accueil, on nous sert un sourire uniforme et pourtant essentiel. Ici, on s’évertue à faire vivre un lieu qui reste vide, malgré les quelques sièges ternes, des dessins d’enfants et des guirlandes de papier coloré qui essaient en vain de faire sourire les murs blancs. Dans une salle commune, assez petite pour se croiser mais pas assez pour briser la distance, nous nous sommes installés pour comprendre où était la vie dans ce silence aseptisé.
« Ça fait vingt-trois ans qu’on est ici ».
Ce sont les paroles de Marie Ferrer, de son vrai nom Maria Braz Ferrera. « Ici », c’est le quartier de Malissol, et « on », c’est elle et Antoine Ferrer, ou Antonio Ferrera. Peint avec la couleur des souvenirs et raconté de leurs propres voix, le récit d’un mariage de soixante-et-onze ans qui traverse la frontière portugaise redonne vie aux dates, aux instants de jeunesse ou d’amour. Une histoire qui fait dire à Maria, à quatre-vingt neuf ans, « on oublie plus ce qu’on vit maintenant que les choses anciennes… C’est gravé dans nos têtes. » Si l’association d’idée entre immigration et fuite est parfois spontanée, c’est pour Maria et Antonio une culture qui voyage, une langue qui s’apprend, des lettres qui se perdent, et des sourires qui se partagent cinquante ans plus tard.
Dans la voix de Maria, l’empreinte lointaine d’un horizon différent ; et sur le visage d’Antonio, le sourire de celui qui écoute, qui se souvient, qui ne voit plus le sol en lino gris mais les cascades, le soleil et les couleurs qu’évoque Maria. Si elle parle de la teinte des murs, il ajoutera le nom d’un lieu ; il précisera « São Sebastião » alors que ses premières paroles décrivaient le quartier de son baptême. Alors qu’elle n’a jamais reçu de réponse aux lettres envoyées à son frère, elle traverse seule la frontière en juillet 1965, munie d’un « passeport touristique », dans un train qui l’emmène à Saint-Just-d’Avray pour les vacances d’été. Ses sensations sont précises ; elle ouvre les bras et ses mains cherchent dans l’air des mots assez forts pour raconter la peur qui la prend à son arrivée, perdue dans la gare. « J’entendais », dit-elle en montrant ses oreilles, « mais je ne comprenais pas », et sa main passe devant sa bouche en mimant ces sons inconnus. Elle retrouve son frère en arrêtant le taxi qui lui fait quitter la gare ; dans un sursaut elle rit « Arrêtez-moi ! Arrêtez-moi ! », et descend se jeter dans les bras de son frère qui n’a jamais reçu les nouvelles envoyées. Le soir même, un dimanche, un hasard lui fait rencontrer celui qui l’embauche le lendemain matin . Maria, on l’appellera « la femme aux sept métiers », du fait de ses qualités de nourrice, de tisseuse de soie, de coiffeuse, ou bien encore de couturière. Huit mois plus tard, elle reprend le même train, Antonio à ses côtés, pour s’installer définitivement en France.
Quand le besoin de partager de Maria s’apaise, c’est la voix lourde et douce d’Antonio qui s’élève. C’est en mars 1966 qu’ils passent la frontière, précise-t-il encore. Chauffeur particulier, Antonio énonce les pays qu’il a traversés jusque là, Espagne, Portugal, France, Allemagne, Russie… Les mots sont plus rares, la voix plus faible quand nos questions l’amènent à raconter le refus de son patron à le faire changer de poste après qu’il a perdu une phalange dans une entreprise de mécanique. Contraint à démissionner, il travaille ensuite quatorze années comme gardien d’immeuble, jusqu’à sa retraite. La vie d’Antonio est guidée par le voyage de Maria, et sans doute par cette vivacité qu’elle garde aujourd’hui encore, son sourire communicatif. Difficile de parler de lui sans parler d’elle. Avant qu’ils ne se rencontrent, Maria travaillait avec la mère d’Antonio, mais ils n’habitaient pas la même ville. Leurs parents s’étaient entendus pour les rapprocher. Cette fois-là déjà, les lettres d’Antonio se sont perdues, subtilisées par un autre, un rival jaloux. Après sept mois de fréquentation, le mariage arrangé devient mariage d’amour ; leur complicité encore vive fait sourire alors qu’ils tergiversent parce qu’ils ne savent plus bien si leur fille est assistante médicale ou visiteuse médicale. D’une voix plus légère, Antonio raconte comme le mélange des cultures donnent un accent brésilien à ses arrières-petites filles qui parlent le portugais.
Ils auraient pu raconter l’histoire d’une famille qui a fui. Fui la guerre, le régime dictatorial, la souffrance, la faim, la pauvreté. Ils auraient pu être les représentants d’une « vague migratoire ». Des « réfugiés ». On aurait pu écrire sur ces conditions désastreuses. Inhumaines. Invivables. Mais voilà, il faut voir Maria chanter. Il faut voir Antonio sourire en écoutant cette voix. Les voir rire, et se dire qu’ils n’ont pas été des immigrés comme on en entend parler ailleurs. La seule douleur dans leur paroles, c’est celle de ne pas pouvoir revenir, c’est la santé, c’est le temps qui passe. Si certaines paroles se perdent, elles sont parfois écrites quelque part ; et quand l’un de nous chuchote « on est tous pareils », Maria l’entend, miraculeusement : « on a tous un cœur ».