Je crois qu’il ne sera pas difficile de prouver que dans l’Europe d’aujourd’hui le luxe est l’une des principales raisons de ce que la servitude, à la fois douce et pénible jadis, est à peine ressentie par nos peuples, et qu’ainsi ils ne songent pas à s’en délivrer, ni s’y efforcent.
Tout luxe privé excessif implique une monstrueuse inégalité de richesses parmi les citoyens, où les riches sont nécessairement arrogants et les pauvres avilis, mais tous aussi corrompus les uns que les autres.
Le premier et le plus dangereux effet du luxe vient de ce que l’estime publique habituellement accordée, dans des meurs simples, à celui qui excelle par la vertu, est reportée, dans l’aisance, sur le plus riche. Il n’est pas besoin d’aller rechercher d’autres causes à la servitude de ces peuples auxquels les richesses procurent tout.
Le luxe (que je définirai comme l’amour et l’usage immodérés d’un bien-être superflu et ostentatoire) corrompt donc uniformément toutes les classes de la société. Le peuple, qui en retire lui aussi quelque fallacieux avantage, ne sait ni ne comprend que le faste des riches n’est bien souvent rien d’autre que le fruit de ce qu’on lui a extorqué et qui, après être passé par les caisses du tyran, est redistribué à ses oppresseurs secondaires. Le peuple est, lui aussi, nécessairement corrompu par le mauvais exemple des riches, et par les viles occupations qui lui permettent de gagner sa vie. Pourtant ce faste des grands, qui devrait l’irriter au plus haut point, ne lui déplaît pas, et il va même jusqu’à l’admirer stupidement. Que les autres classes de la société soient encore plus corrompues par le luxe dont elles profitent est un fait qu’il me semble inutile de démontrer.
Toutes les classes de la société étant corrompues, il est manifestement impossible qu’une nation devienne ou reste libre, tant que le luxe qui est son principal élément de décomposition, n’en est pas banni. Le premier souci du tyran doit donc être, (et il l’est, bien qu’il affiche parfois sottement le contraire) d’encourager, de propager et de flatter le luxe, dont il retire plus de profit que d’une armée entière.
La nature de l’homme ne change pas, et là où les grandes richesses sont inégalement réparties surgira tôt ou tard un excès de luxe parmi les particuliers. Au début, cette servitude peut difficilement s’éloigner d’un peuple où quelques uns sont très riches et tous les autres très pauvres ; mais lorsqu’elle a commencé à s’introduire et que les gens très riches ont constaté combien la servitude générale favorise leur propre aisance, ils font tout pour qu’elle ne leur soit jamais ôtée.
Il serait donc nécessaire, si l’on voulait reconquérir une liberté durable dans les tyrannies, de détruire non seulement le tyran, mais hélas aussi les gens très riches, quels qu’ils soient, puisque ceux-ci, avec leur luxe indéracinable corrompent les autres en se corrompant eux-mêmes
De la tyrannie, Allia, 1992 (traduction de Monique Bacelli). Édition originale italienne de 1777.