Au regard des hommes libres, pour saluer Pierrot Men, par Olivier Favier.

 

Je ne veux pas parler de mémoire. Il ne s’agit pas de se battre pour un peu de soleil ou d’ombre, pour quelques mètres de plus ou de moins depuis l’entrée du grand cimetière, que les enfants de demain traverseront dans l’incompréhension ou l’ennui. Je veux parler d’Histoire, de celle où semble-t-il, n’en déplaise à notre petit président, la France en son entier n’est pas toujours entrée. Histoire commune dont les fils tissent ici la gène ou la dénégation -de ceux-là même qui auraient bien raison de s’en sentir coupables- là-bas s’accrochent aux voix désormais vieillissantes de qui a résisté. Une Histoire qui commence dans le lointain dix-neuvième siècle, si lointain que toute trace a désormais disparu d’une guerre de conquête sanglante, comme l’ont été la mise à feu et à sang de l’Algérie, de la Cochinchine, du Rif et du Sahel. Avez-vous remarqué, par exemple, que dans le grand réveil mémoriel, et salutaire cela va sans dire, qui a accompagné le cinquantenaire des indépendances et celui de la fin de la guerre d’Algérie, bien peu a été dit de Bugeaud, de Saint-Fargeau, de Cavaignac, de tous ces militaires qui après avoir «pacifié» le Constantinois et l’Oranais, sont venus réprimer les révolutions en métropole ou appuyer ses coups d’état. La France peine, oui, à entrer dans une histoire séculaire qui explique évidemment bien plus profondément la violence d’une guerre de huit ans que les premières exactions -aussi aveugles ont-elles pu être- des militants du FLN.

Mais revenons à Madagascar. Le grand héros de la conquête ici s’appelle Gallieni. Il n’est plus aujourd’hui, selon les générations, que l’ingénieux innovateur du transport automobile militaire ou le patronyme d’une gare routière parisienne. Il est vrai que ce bon monsieur aimait les voyages, et ses hagiographes -je ne parle pas d’ouvrages des années vingt ou trente, mais de biographies publiées bien après la décolonisation- ne manquent jamais de le rappeler. Ils aiment aussi raconter comment il déjouait les intrigues de cours des horribles tyrans médiévaux, empoisonnant les uns et  exilant les autres. Mais ils oublient de dire, chose étrange, ce dont les archives il est vrai ont gardé peu de traces: les massacres et les déportations, les villages incendiés, les populations terrorisées, les morts, ah oui les morts… combien de morts? Les récits des vainqueurs sont aussi imprécis que glaçants de cynisme. Plusieurs dizaines de milliers sans doute, cent mille peut-être, pour une population qui, alors, comptait 3 millions d’habitants. Mais à quoi bon y revenir, diront les bonnes consciences de toujours, puisque les Italiens ont fait pareil en Libye, les Belges bien pire au Congo, et les Allemands, Goering le père en tête… son successeur surtout… Alors pourquoi heurter les mémoires? Les mémoires, non, je le répète, je n’étais pas né, moi qui vous écris de France à l’adresse d’autres Français -pas seulement bien sûr- et je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé au nom de ceux en qui je ne me reconnaîtrais jamais. Mais l’Histoire, oui, notre Histoire. Histoire commune, à partager. Entre Français et Malgaches. Entre hommes du monde entier.

Madagascar et le Cameroun partagent le triste privilège d’une décolonisation sanglante, presque autant dans le premier cas que l’a été sa colonisation, beaucoup plus dans le second. Ils partagent aussi un silence de la recherche française de plusieurs dizaines d’années sur ces histoires insurrectionnelles, pour autant mieux documentées, qui en 1947 dans le premier cas, sur une période qui s’étend de 1955 à 1971 dans le second, ont marqué l’avenir de déchirures tragiques, et entaché durablement tout chemin vers la démocratie. L’insurrection de 1947, plus circonscrite, a été un peu mieux perçu dans l’instant -Albert Camus lui-même en condamna la répression- elle a fait l’objet de quelques livres. Pour autant, au-delà de la querelle de chiffres qui a servi la carrière de quelques médiocres, dont les noms rejoindront d’eux-mêmes les poubelles de l’historiographie, le retard pris sur la recherche est en partie définitivement perdu. On oublie souvent que, dans sa grande mission civilisatrice, l’état français ne se préoccupait guère de recenser les populations colonisées, et que leur misère demeurait invisible. Les Français n’auront plus guère à l’esprit, par exemple, que sous le maréchal Pétain comme dans les années d’après guerre, les colonies, pourtant souvent frappées de disettes ou de famines, envoyaient nourriture et soutien matériel à la métropole souffrante, dont il était bien temps de rendre les bienfaits.

Pour restituer cette histoire, la voix des acteurs, leurs témoignages, même tardifs, revêtent une importance capitale. La défiance de l’université française pour l’histoire orale n’a sans doute pas aidé à la constitution d’un corpus qui eût été essentiel aux études postcoloniales. Aussi le travail de l’écrivain Jean-Luc Raharimanana et du photographe Pierrot Men qui ensemble ont bâti l’exposition et le livre Portraits d’insurgés constitue-t-il, au-delà de son admirable valeur littéraire et visuelle, une source unique et précieuse pour qui voudra raconter les origines d’une jeune nation. Jean-Luc Raharimanana a écrit sur l’événement un autre livre, Madagascar 1947, dont il existe une version théâtrale, dirigée par Thierry Bédard. Pierrot Men a quant à lui consacré l’essentiel de son œuvre à la grande île. À regarder ses images, plus encore celles en noir et blanc, on sent combien il est demeuré fidèle à la grande «famille des hommes» que voulait montrer Edward Steichen dans sa légendaire exposition d’après-guerre. On pense ici à Werner Bischop, ailleurs à Édouard Boubat ou à Henri Cartier-Bresson. Mais derrière ce classicisme assumé se cache le même humour, une même conscience claire, où l’absurde se mêle à la colère et à la légèreté, qui identifie pour moi le style de son ami écrivain et poète. Quelque chose qui doit appartenir sans aucun doute aussi à cette terre lointaine, immense, aux origines croisées d’Afrique et d’Asie. Une terre de frontières qu’un océan sépare des frontières du monde, où il y a désormais bien longtemps, 65 ans déjà, des hommes libres se sont levés.

 

 Exposition au Cloître des Billettes

24, rue des Archives – 75004 PARIS

du 29 avril au 27 mai 2012

Exposition pensée et écrite par RAHARIMANANA / Photographe : PIERROT MEN

Conception, Production & Diffusion : ZERANE CONFLUENCE ARTISTIQUE

zerane@gmail.com

Voix d’insurgés.

Soirée du 8 mai au Cloître des Billettes

Voix algériennes invitées aux côtés

de Raharimanana et sa lecture musicale avec

Tao Ravao, « Rano, rano . Voix d’insurgés »

 

Pour aller plus loin:

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