La lettre signée Marco Cavallo, via San Cilino 16, adressée à celui qui était alors le Président de la Province de Trieste Michele Zanetti, a été retrouvée dans les archives provinciales et publiée en italien en 2011 (voir le document original).
L’idée d’écrire la lettre pour sauver de la boucherie le cheval qui tirait le chariot à linge de l’hôpital psychiatrique de Trieste est née parmi les patients du laboratoire d’écriture de Blip Blip, quotidien ronéotypé dont le nom est dérivé du bruit des premiers récepteurs d’appel des médecins. La lettre tomba entre bonnes mains. Le 30 octobre, la Province effectua la vente du cheval, le sauvant de la boucherie. C’est le pharmacien Tullio Cohen qui en fit l’acquisition, lui offrant de passer ses dernières années dans une ferme d’Udine.
Quand l’acteur Giuliano Scabia arriva à Trieste, en janvier 1973, invité avec d’autres artistes par Franco Basaglia pour s’occuper d’ateliers de peinture et de marionnettes, le cheval n’était déjà plus là. « Et pourtant les fous nous racontaient des histoires sur ce cheval. Puis un jour Angelina, une patiente, était en train d’en dessiner un, se souvient Scabia, et dans son ventre elle voulait mettre des choses. Nous voulions fabriquer un grande truc en carton pâte, et on a fait un cheval. » Il ne fallut pas beaucoup de temps pour le baptiser Marco Cavallo. Le géant de carton-pâte modelé par Vittorio Basaglia, peintre et cousin de Franco Basaglia, devint une machine théâtrale dirigée par Scabia. Il sortit de l’asile le 25 février 1973, après une longue nuit de discussion, quand Franco Basaglia lui-même, alors directeur de l’hôpital, défonça le mur d’enceinte de l’hôpital avec un banc en fonte -le cheval était trop haut pour passer la porte. Ce fut la seule violence commise pour mettre à bas l’institution psychiatrique. Marco Cavallo fut accompagné par des centaines de fous et fit le tour de la ville. Bruno, un patient, écrivit sur le journal mural de l’hôpital que Marco voulait « s’amuser à courir ». Depuis lors il n’a jamais cessé, envoyé dans le monde entier, comme témoignage et symbole de ce que Peppe dell’Acqua appelle « la liberté reconquise ».
Le 13 mai 1978, fut votée la loi 180, dite « loi Basaglia », une loi unique au monde qui mettait fin en Italie à l’institution psychiatrique. Le 22 mai fut votée la loi 198 légalisant l’avortement. De ce mois de mai 1978 étrangement, on ne retient pourtant en Italie que la mort d’Aldo Moro, le 9 mai. Ce jour est devenu la date, depuis 2007, d’une journée de la « Mémoire aux victimes du terrorisme ». À chacun ses années 1970.
En 1979, un an avant de mourir d’un cancer au cerveau, Franco Basaglia confiait dans une de ses « Conférences brésiliennes »: « Faibles et minoritaires, nous ne pouvons pas vaincre parce que c’est le pouvoir qui vainc toujours. Nous pouvons tout au plus convaincre, et dans l’instant où nous convainquons nous vainquons, c’est-à-dire que nous instaurons une situation de changement sur laquelle on peut difficilement revenir. »
Trieste, 12 juin 1972
Très illustre Monsieur
Docteur Michele ZANETTI
Président du Département de Trieste
Je m’appelle MARCO, de profession «cheval de trait à tout faire». Je n’ai pas encore 18 ans et, pourtant, je ne me sens pas du tout vieux. Les zoologues considèrent que je peux travailler encore pendant une douzaine d’années.
C’est avec une profonde consternation donc, que j’apprends que le Conseil général que vous présidez a décidé la vente de ma pauvre carcasse au plus offrant.
Je dois sans aucun doute admettre que l’animal mécanique appelé à me remplacer fournira des prestations indubitablement supérieures aux miennes. Je vous prie respectueusement cependant de vouloir examiner sereinement et en toute objectivité mon “curriculum”.
J’ai travaillé honorablement dans les services de l’Administration Provinciale depuis 1959 (plus de 13 ans). Mon travail, consistant dans le transport du linge, des déchets de cuisine et de tout ce qu’on pouvait me demander, a toujours été effectué avec le plus grand zèle, chaque jour, dans le gel ou la canicule.
Je souhaite que vous vous rendiez compte des conséquences, funestes pour moi, évidemment, que la dite vente comporte.
J’ai reçu, en effet, déjà différentes visites de personnes ayant une forte odeur d’abattoir, me tripotant comme il se doit. À propos je me permets de vous suggérer de vous rendre dans un abattoir quelconque et d’assister au meurtre de l’un de mes semblables. Cela pourrait vous être extrêmement instructif.
Mais il me reste désormais seulement deux alternatives de vie:
La première, peut-être trop optimiste, serait que ma lettre puisse toucher vraiment votre cœur et me permette de survivre, en restant dans mon logement habituel, et toujours où ce sera nécessaire, à complète disposition des services hospitaliers. (Même une moto peut tomber en panne). En substance, je me permets respectueusement de vous demander une retraite méritée, bien que dépourvue de pension. En effet, je m’engage formellement à pourvoir à ma subsistance, sans peser le moins du monde sur les fonds des finances provinciales. Au passage, la dépense s’élève à environ 100 lires par an. En compensation (vous me pardonnerez la trivialité), j’essaierai de répondre avec une notable quantité de fumier, si nécessaire pour le très vaste terrain hospitalier.
Seconde, et définitive alternative pour mon salut, serait que je sois acquis par mes nombreux AMIS, de vrais amis, loyaux et généreux qui, au-delà de la valeur intrinsèque de mes pauvres chairs (la somme correspondante en tous les cas serait versée immédiatement à la Caisse de l’Hôpital psychiatrique) seraient bien heureux de pouvoir m’adopter affectueusement et de pourvoir à ma subsistance « toute ma vie durant ».
Je vous implore, encore une fois, de bien vouloir ouvrir Votre cœur généreux à mon dilemme angoissé, aussi parce que, à ce qu’il me paraît, vous êtes démocrate-chrétien et Homme plein de sensibilité.
Si vous savez vous montrer miséricordieux avec moi – malheureux animal – vous jouirez de toute ma gratitude possible, tant de ma part que de celle de mes très fidèles AMIS, joyeux, en ce cas, d’endosser la charge financière de ma cause désespérée.
Avec mes hommages et encore … P I T I É !!!
Marco Cavallo, au 16, via San Cilino – Trieste
“Trieste, 12 giugno 1972
Ill.mo Signore
Dott. Michele ZANETTI
Presidente della Provincia di Trieste
Il mio nome è MARCO, di professione “cavallo da tiro tuttofare”. Devo compire ancora i 18 anni e, pertanto, non mi sento affatto vecchio. Gli zoologi ritengono che io possa lavorare proficuamente almeno ancora per una dozzina d’anni.
E’ con profonda costernazione perciò, che apprendo che la Giunta Provinciale da Lei presieduta ha deciso la vendita della mia povera carcassa al miglior offerente (Del.169 dd.4.2.72).
Devo senz’altro ammettere che l’animale meccanico chiamato a sostituirmi, fornirà prestazioni indubbiamente superiori alle mie. La prego rispettosamente però, di voler esaminare serenamente e con tutta obbiettività il mio “curriculum”.
Presto onorato servizio alle dipendenze dell’ Amministrazione Provinciale dal 1959 (oltre 13 anni). Il mio lavoro, consistente nel trasporto di biancheria, rifiuti cucina e quanto altro richiestomi, è stato da me svolto sempre con massimo zelo, tutti i giorni, sia con il gelo e sia sotto il solleone.
Mi auguro che Lei si renda conto delle conseguenze, per me purtroppo ferali, che detta vendita comporta.
Ho ricevuto, infatti, già diverse visite da parte di gente che odorava fortemente di mattatoio, palpeggiandomi a dovere. Al proposito, mi permetto suggerirLe di recarsi ad un qualsiasi macello ed assistere all’uccisione di un mio simile. Ciò potrebbe risultarLe oltremodo istruttivo.
Ma ormai mi rimangono soltanto due alternative di vita:
La prima, forse troppo ottimistica, sarebbe che questa mia possa toccare veramente il Suo cuore e mi consenta di sopravvivere, rimanendo nel mio attuale alloggio, e sempre, ove fosse necessario, a completa disposizione dei servizi ospedalieri. (Anche un motocarro si può guastare). In sostanza, mi permetto rispettosamente chiederLe un meritato pensionamento, pur anche senza trattamento di quiescenza. Infatti mi impegno formalmente a provvedere al mio mantenimento, senza intaccare minimamente i fondi del bilancio provinciale. Per inciso, la spesa ammonta a circa 100 mila lire annue. In compenso (mi perdoni la trivialità), cerco di contraccambiare con un notevole quantitativo di letame, tanto necessario per il vastissimo terreno ospedaliero.
Seconda, e definitiva alternativa per la mia salvezza, sarebbe quella di poter essere acquistato dai miei numerosi AMICI, amici veri, leali e generosi che, oltre al valore intrinseco delle mie povere carni (il corrispettivo verrebbe in ogni caso versato immediatamente alla Cassa economale dell’OPP), sarebbero ben felici di adottarmi affettuosamente ed a provvedere “vita natural durante” al mio sostentamento.
La imploro, ancora una volta, di voler aprire il Suo generoso cuore al mio angoscioso dilemma, anche perchè, a quanto mi risulta, Lei è democratico – cristiano e Uomo pieno di sensibilità.
Se Lei saprà essere misericordioso con me – infelice animale – godrà di tutta la gratitudine possibile, sia da parte mia che dai miei fedelissimi AMICI, gioiosi, in questo caso, di accollarsi l’onere finanziario della mia disperata causa.
Con ossequi e ancora … P I E T A’ !!!
Marco Cavallo, via San Cilino, 16 – Trieste”
Pour aller plus loin:
I°/De et sur Franco Basaglia:
- Le texte de la loi 180 du 13 mai 1978 instaurant la fin progressive de l’institution psychiatrique.
- Franco Basaglia, L’institution en négation, Ed. Arkhê, Paris, 2012.
- Franco Basaglia, Psychiatrie et démocratie, Érès, Toulouse, 2007. Ce livre rassemble les fameuses conférences brésiliennes que Basaglia donna un an avant sa mort en 1980.
- Un rapport de Franco Rotelli, successeur de Franco Basaglia, Rapport introductif au Congrès de l’Association Mondiale pour la Réhabilitation Psychosociale, ( W.A.P.R.), Paris, 8 mai 2000 en 2000 (traduction française).
- Luigi Onnis, « Franco Basaglia : 25 ans après, encore précurseur ? », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 2/2002 (no 29), p. 257-263.
II°/Folie, marginalité dans l’Italie d’hier et d’aujourd’hui:
A/ À lire:
- Edmondo de Amicis, Dans le jardin de la folie, traduit de l’italien par Charles Dupré, L’Anabase, 1993. Édition bilingue. Ce court reportage d’un grand contemporain de Cesare Lombroso à l’asile féminin de Villa Regina, dans les environs de ce qui est aujourd’hui la cité de La Villette à Turin, pose un regard étonnamment critique sur la médecine positiviste. Dans le dialogue entre l’écrivain et le médecin, se glisse une approche diverse, que d’aucuns diraient littéraire, sur la folie et le mal-être. Notons que le fils de l’auteur s’était suicidé peu avant, en 1898, à l’âge de 22 ans.
- Carlo Bordini et Antonio Veneziani (a cura di), Dal fondo, la poesia dei Marginali, Rome, Avagliano, 2007. Cette anthologie, dont la première édition remonte à 1978, rassemble des poèmes d’enfants, de toxicomanes, de prostituées, de patients d’asiles psychiatriques, de militants en crise, d’homosexuels et de femmes cherchant à faire entendre leurs voix. Republiée en 2007, elle n’a rien perdu de sa vigueur. Lire la recension de Marco Giovenale sur puntocritico.it.
- Mario Tobino, Les derniers jours de Magliano, Lyon, La fosse aux ours, 2006. Mario Tobino, écrivain et psychiatre toscan auteur du Désert de Libye, deux fois adapté au cinéma, voit son univers s’effondrer, lorsque la loi Basaglia entraîne la fermeture de l’asile de Magliano à Lucca, où s’est déroulée sa carrière. Sa vision critique de la loi 180, dont il dénonce l’effet déstabilisant sur de nombreux patients, doit être prise en considération, malgré le caractère pionnier incontestable du travail de Franco Basaglia.
B/ À voir:
- Le Musée Lombroso à Turin. Cesare Lombroso, anthropologue criminel aussi célèbre en son temps que Charles Darwin, vit ses théories s’effondrer vers la fin de sa vie. Collectionneur invétéré, il rassembla néanmoins quantité de témoignages sur la marginalité, photographies, objets, dessins, aujourd’hui présents dans ce musée récemment réouvert.
- L’exposition Banditi dell’arte à la Halle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard, Paris 18e. Du 23 mars 2012 au 6 janvier 2013.