La Folie coloniale, par Anatole France.

Cet article a été publié sur La Neue Freie Presse à la mi-septembre 1904Comme « La Guerre », éditorial du n°6 du journal L’Humanité en date du 23 avril, et «Considérations sur la guerre russo-japonaise», paru début-septembre dans le journal de Vienne, ce texte est repris pour l’essentiel dans le « discours de Nicole Langelier » du roman Sur la pierre blanche,  Paris, Calmann-Lévy, 1905. Le manuscrit n’en ayant pas été retrouvé, les passages entre crochets ont été traduits du texte allemand par Maurice Betz.

[Si le Japon, -disais-je textuellement dans la Neue Freie Presse, – si le Japon remporte la victoire et rend les jaunes respectables aux Blancs, il aura grandement servi la cause de l’humanité et préparé à son insu, et sans doute contre son désir, l’organisation pacifique du monde.

Sur quoi mon ami Joséphin Leclerc fit la remarque suivante:]

« Alors même que le Japon victorieux donnerait aux Mongols, aux Chinois, aux Thibétains conscience d’eux-mêmes et les rendrait respectables aux blancs, en quoi la paix du monde en serait-elle mieux assurée, et la folie conquérante des nations plus contenue? Ne leur resterait-il pas à exterminer l’humanité nègre? Quel peuple noir rendre les noirs respectables aux blancs et aux jaunes? »

[À cette question je voudrais répondre par une autre question:]

Qui peut marquer les limites où s’arrêtera une des grandes races humaines? Les noirs ne s’éteignent pas comme les rouges au contact des Européens. Quel prophète véridique peut annoncer aux deux cents millions de noirs africains que leur postérité ne régnera jamais dans la richesse et la paix sur les lacs et les grands fleuves?

Les hommes blancs ont traversé les âges des cavernes et des cités lacustres. Ils étaient alors sauvages et nus. Ils faisaient sécher au soleil des poteries grossières. Ils n’avaient de sciences que celle de leurs sorciers [et leurs fêtes consistaient en chœurs d’hommes et en danses barbares]. Depuis lors, ils ont bâti le Parthénon, conçu la géométrie et soumis aux lois de l’harmonie l’expression de leur pensée et les mouvements de leurs corps. Pouvons-vous dire aux nègres de l’Afrique: Toujours vous vous massacrerez de tribu à tribu et vous vous infligerez les uns aux autres des supplices atroces et saugrenus; toujours le roi Gléglé, dans une pensée religieuse, fera jeter du haut de sa case des prisonniers ficelés dans un panier; toujours vous dévorerez avec délices les chairs arrachées aux cadavres décomposés de vos vieux parents; toujours les explorateurs vous tireront des coups de fusil et vous enfumeront dans vos huttes; toujours le fier soldat chrétien amusera son courage à violer vos femmes et à les couper par morceaux; toujours le marin jovial venu des mers brumeuses crèvera d’un coup de pied le ventre à vos petits enfants, pour se dégourdir les jambes? Peut-on annoncer sûrement au tiers de l’humanité une constante ignominie [et un éternel déni de justice]?

Je ne sais pas si, un jour, comme le prévoyait en 1840 Mrs. Beecher Stowe, la vie s’éveillera en Afrique avec une splendeur et une magnificence inconnues aux froides races de l’Occident, et si l’art s’y épanouira en des formes éclatantes et nouvelles. [Mais une musique infiniment douce et rêveuse, telle qu’on l’ignorait jusqu’à présent, peut naître là-bas et nous pressentons déjà] un délicieux art nègre de la danse et du chant.

En attendant, les noirs de l’Amérique du Sud font dans la civilisation capitaliste des progrès rapides [et d’étonnantes conquêtes] dans la civilisation [bourgeoise et] capitaliste [qui les déteste et les méprise] . M. Jean Finot nous a récemment instruits à ce sujet. II y a cinquante ans, ils ne possédaient pas, à eux tous, cent hectares de terres. Aujourd’hui leurs biens s’élèvent à plus de quatre milliards de francs. Ils étaient illettrés. Aujourd’hui cinquante sur cent savent lire et écrire. Il y a des romanciers noirs, des poètes noirs, des économistes noirs, des philanthropes noirs.

Les nombreux métis, issus du maître et de l’esclave, sont particulièrement intelligents et vigoureux. Ces hommes de couleur, à la fois rusés et féroces, instinctifs et calculateurs, prendront peu à peu (m’a dit un des leurs) l’avantage du nombre et dominent peu à peu la race amollie des créoles qui exerce si légèrement sur les noirs sa cruauté fiévreuse. Il est peut-être déjà né, le mulâtre de génie qui fera payer cher aux enfants des blancs le sang des nègres lynchés par leurs pères!»

Cependant [que me m’exprime de la sorte], M. Goubin, [professeur à la Sorbonne et citoyen quelque peu « nationaliste »], arme ses yeux de son lorgnon [étincelant. Il me lance un regard sévère et me ramène à mon sujet.

«Il n’y a pas de péril noir, dit-il, mais il y a un péril jaune.] Si les Japonais sont vainqueurs, ils nous prendront l’Indochine.»

«C’est un grand service qu’ils nous rendraient, [m’écriai-je en l’interrompant.] M. Goubin ne me répondit que par un silence indigné. [Et Joséphin Leclerc me dit sur un ton de reproche:]

« Je ne puis vous entendre parler ainsi. Il faut des débouchés pour nos produits, des territoires pour notre expansion industrielle et commerciale. À quoi pensez-vous, [Anatole France]? Il n’y a plus qu’une politique en Europe, en Amérique dans le monde: la politique coloniale. »

[J’étais accablé. Il n’était pas possible qu’il en fût autrement.] La politique coloniale est la forme la plus récente de la barbarie ou, si l’on préfère, le terme de la civilisation. Je ne fais pas de différence entre ces deux expressions: elles sont identiques. Ce que les hommes appellent civilisation, c’est l’état actuel des mœurs et ce qu’ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs. Les mœurs présentes, on les appellera barbares quand elles seront des mœurs passées. Je reconnais sans difficulté qu’il est dans nos mœurs et dans notre morale que les peuples forts détruisent les peuples faibles. C’est le principe du droit des gens et le fondement de l’action coloniale.

[« La guerre que nous faisons au Japon est une guerre coloniale », disait il y a six mois un grand fonctionnaire russe à mon excellent ami Georges Bourdon. Et le prince Sviatopolk-Mirsky, successeur malheureux du malheureux Plehve, a fait récemment à un journaliste français cette naïve confidence que les Russes ne s’en seraient pas pris aux Japonais s’ils les avait crus plus forts qu’eux. Sviatopolk a des opinions parfaitement saines sur l’héroïsme guerrier.]

Il reste à savoir si les conquêtes lointaines sont toujours pour les nations une bonne affaire. Il n’y parait pas. Qu’ont fait le Mexique et le Pérou pour l’Espagne? le Brésil pour le Portugal? Batavia pour la Hollande? Il y a diverses sortes de colonies. Il y a des colonies qui reçoivent de malheureux Européens sur une terre inculte et déserte. Celles-là, fidèles tant qu’elles sont pauvres, se séparent de la métropole dès qu’elles sont prospères. Il y en a d’inhabitables, mais d’où l’on tire des matières premières et où l’on porte des marchandises. Et il est évident que celles-là enrichissent non qui les gouverne, mais quiconque y trafique. Le plus souvent elles ne valent pas ce qu’elles coûtent. Et de plus elles exposent à chaque instant la métropole à des désastres militaires.

[J’entends bien qu’on me dit:]

«Mais l’Angleterre?»

L’Angleterre est moins un peuple qu’une race. Les Anglo-Saxons n’ont de patrie que la mer. Et cette Angleterre, qu’on croit riche de ses vastes domaines, doit sa fortune et sa puissance à son commerce. Ce ne sont pas ses colonies qu’il faut lui envier; ce sont ses marchands, auteurs de ses biens. Et croyez-vous que le Transvaal, par exemple, soit pour elle une si bonne affaire? Cependant on conçoit que, dans l’état actuel du monde, des peuples qui font beaucoup d’enfants et fabriquent beaucoup de produits, cherchent au loin des territoires ou des marchés et s’en assurent la possession par ruse et violence. Mais nous, [Français]! notre peuple économe, attentif à n’avoir d’enfants que ce que la terre natale en peut facilement porter, qui produit modérément, et ne court pas volontiers les aventures lointaines; mais la France qui ne sort guère de son jardin, qu’a-t-elle besoin de colonies? qu’en fait-elle? que lui rapportent-elles? Elle a dépensé à profusion des hommes et de l’argent pour que le Congo, la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin, la Guyane et Madagascar achètent des cotonnades à Manchester, des armes à Birmingham et à Liège, des eaux-de-vie à Dantzig et des caisses de vin de Bordeaux à Hambourg. Elle a, pendant soixante-dix ans, dépouillé, chassé, traqué les Arabes pour peupler l’Algérie d’Italiens et d’Espagnols!

Mais si le peuple français n’a nul avantage à posséder des terres en Afrique et en Asie, les chefs de son gouvernement trouvent, au contraire, des avantages nombreux à lui en acquérir. Ils se concilient par ce moyen la marine et l’armée qui, cette politique, recueillent des grades, des pensions et des croix, en outre de la gloire qu’on remporte à soumettre les nègres.1 Ils réjouissent les armateurs, constructeurs, fournisseurs militaires et tous les courtiers marrons du Parlement. Ils flattent la foule [ignorante], orgueilleuse de posséder un empire jaune et noir qui fait blêmir l’Allemand et jaunir l’Anglais.2 [Cette foule n’aurait rien de plus pressé que de se débarrasser de l’empire si elle lisait le budget de nos colonies. Mais la foule ne sait pas lire un budget.

Un nouveau danger colonial nous menace aujourd’hui, nous Français. Un syndicat de financiers et d’industriels s’est allié avec le parti des généraux pour nous entraîner au Maroc, où nous nous exposerons, si nous n’y prenons garde, à soixante ou quatre-vingts ans de dépenses stériles et de catastrophes militaires. Au Parlement, je ne vois aucun parti, en dehors du parti socialiste, qui soit capable de conjurer ce danger. Avec sa générosité habituelle, Jaurès s’est déjà jeté du côté des adversaires.]

La folie coloniale ne finira-t-elle jamais? Je sais bien que les peuples ne sont pas raisonnables. On ne comprendrait pas qu’ils le fussent, à voir de quoi ils sont faits. Mais un instinct souvent les avertit de ce qui leur est nuisible. Ils sont capables, quelquefois, d’observation. Ils font à la longue l’expérience douloureuse de leurs erreurs et de leurs fautes. Ils s’apercevront un jour que les colonies sont pour eux une source de périls et une cause de ruines. [Depuis que l’Espagne a perdu Cuba, ses finances se sont rétablies.] À la barbarie commerciale succédera la civilisation commerciale; à la pénétration violente la pénétration pacifique.

Ces idées entrent aujourd’hui jusque dans les parlements. Elles prévaudront non parce que les hommes deviennent plus désintéressés, mais parce qu’ils connaîtront mieux leurs intérêts.

La grande valeur humaine c’est l’homme lui-même. Pour mettre en valeur le globe terrestre, il faut d’abord mettre l’homme en valeur. Pour exploiter le sol, les mines, les sources, toutes les substances et toutes les forces de la planète, il faut l’homme, tout l’homme, l’humanité, toute l’humanité. L’exploitation complète du globe terrestre exige le travail combiné des hommes blancs, jaunes, noirs.

En réduisant, en diminuant, en affaiblissant, pour tout dire d’un mot, en colonisant une partie de l’humanité, nous agissons contre nous-mêmes. Notre avantage est que les jaunes et les noirs soient puissants, libres et riches. Notre prospérité, notre richesse dépendent de leur richesse et de leur prospérité. Plus ils produiront, plus ils consommeront. Plus ils profiteront de nous, plus nous profiterons d’eux. Qu’ils jouissent abondamment de notre travail et nous jouirons du leur abondamment.

 

  1. Phrase ajoutée dans Sur la pierre blanche: «Ils se concilient le clergé en ouvrant des voies nouvelles à la Propagande et en attribuant des territoires aux missions catholiques.» []
  2. Anatole France ajoute dans Sur la pierre blanche: «Ils passent pour de bons citoyens, pour des patriotes et pour de grands hommes d’État. Et, s’ils risquent de tomber, comme Ferry, sous le coup de quelque désastre militaire, ils en courent volontiers la chance, persuadés que la plus nuisible des expéditions lointaines leur coûtera moins de peines et leur attirera moins de dangers que la plus utile des réformes sociales.

    Vous concevez maintenant que nous ayons eu parfois des ministres impérialistes, jaloux d’agrandir notre domaine colonial. Et il faut encore nous féliciter et louer la modération de nos gouvernants qui pouvaient nous charger de plus de colonies.

    Mais tout péril n’est pas écarté et nous sommes menacés de quatre-vingts ans de guerres au Maroc.» []

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