La trentième année (extrait), par Ingeborg Bachmann.

 
Un homme va sur ses trente ans, on n’en continue pas moins à le trouver jeune. Mais, sans arriver pourtant à découvrir en lui le changement, lui-même n’en est plus très sûr ; à croire qu’il n’a plus le droit de se dire jeune. Et un matin, un jour qu’il oubliera, il s’éveille, gisant soudain, incapable de se lever, frappé d’opaques rayons de lumière, sans armes et sans courage pour cette journée neuve. S’il ferme les yeux pour se protéger, il retombe et s’évanouit dans tous les instants vécus. Il tombe et tombe et son cri n’est que silence (il lui a été pris lui aussi, tout lui est enlevé !) et il est précipité dans les abysses, à en perdre les sens, jusqu’à ce que tout ce qu’il croyait être se dissolve, s’éteigne, s’anéantisse. Mais s’il reprend conscience, si, tremblant, il réalise et redevient cette forme, cet individu qui va se lever dans un instant et entamé cette journée, il se découvre alors une faculté insolite, celle de se souvenir.

Jusqu’à présent, il se rappelait d’une chose ou l’autre inopinément ou parce que cela lui faisait plaisir. Le voici désormais douloureusement contraint à se remémorer toutes ses années, superficielles et profondes, et toutes ses chutes au cours de ces années. Il jette le filet-souvenir, le lance sur lui-même et c’est lui que, pêcheur et prise, il ramène au seuil du temps, au seuil de l’espace, à la découverte de ce qu’il fut et de ce qu’il devint.

Jusqu’à présent il a vécu au jour le jour, sans s’en faire, entreprenant chaque jour autre chose. Il se voyait toutes les possibilités, imaginant, par exemple, pouvoir devenir à son gré un grand homme, un phare, un philosophe.

Ou bien un homme d’action, dur à la peine ; il se voyait en treillis, construisant un pont, une route, il se voyait en sueur sur les chantiers, arpentant un terrain, mangeant, à la gamelle, une soupe épaisse, buvant un coup en silence avec les ouvriers. Les grands mots, ça n’était pas son fort.

Ou bien un révolutionnaire qui met le feu aux assises de la société ; il se voyait ardent et éloquent, prêt à tous les actes téméraires. Il soulevait l’enthousiasme, on l’emprisonnait, il souffrait, il échouait et remportait sa première victoire.

Ou bien oisif, en Sage, en quête de toute jouissance, et de la jouissance seule, dans la musique, parmi les livres, les manuscrits anciens, en des pays lointains, adossé à une colonne.

C’est qu’il n’avait à vivre que cette vie, à miser sur ce seul Moi, avide de bonheur, de beauté, créé pour le bonheur et soucieux de suprême clarté.

Pendant des années il s’était ainsi livré aux pensées extrêmes et aux plans fabuleux ; fort de sa jeunesse et de sa santé, riche du temps qu’il croyait avoir devant lui, il avait dit oui à tous les travaux d’occasion.

Il donnait des leçons pour un repas chaud, vendait des journaux, pelletait la neige pour cinq shillings l’heure, et, à temps perdu, il étudiait les Présocratiques. Il n’était pas difficile et avait accepté une place dans un bureau qui engageait des étudiants. Il donna son congé dès qu’il eut trouvé un emploi dans un journal. On lui fit faire des reportages : la roulette dentaire dernier cri, où en sont les travaux de la cathédrale Saint-Etienne. Un jour il partit en voyage sans argent, au hasard des voitures. Il utilisa les adresses qu’un type qu’il connaissait à peine lui avait données. Il demeura ici et là, puis poursuivit sa route. Il fit du stop dans toute l’Europe, rentra sur un coup de tête, prépara des examens pour avoir un métier utile, sans pour autant le considérer comme définitif, et il fut reçu. Il avait toujours été pour une amitié, un amour, une idée, à l’essai et de façon toute provisoire. Il considérait qu’on pouvait congédier l’univers à volonté. Lui-même se sentait congédiable.

Jamais il n’avait envisagé que le rideau pût se lever sur sa trentième année, et tel est le cas maintenant. Jamais il n’a pensé que pût être prononcé le mot décisif, et que le jour viendrait où il devrait montrer ce qu’il savait faire et penser, où il serait forcé d’avouer ce qui lui tient vraiment à cœur. Jamais il ne s’est aperçu que de ces mille et une possibilités il en avait déjà gâché ou raté mille –ou alors il était fatal qu’il les eût ratées, parce qu’une seule comptait pour lui.

Jamais il n’a réfléchi.

Rien ne lui a jamais fait peur.

Maintenant, il se sait pris au piège lui aussi.

Un juin pluvieux inaugure cette année. Jadis, ce mois-là, le mois de sa naissance, il en était amoureux, il aimait ce début d’été, ces astres, la promesse de chaleur et l’influence propice de planètes favorables.

Maintenant il n’aime plus son étoile.

 

Ingeborg Bachmann, La trentième année, traduit de l’allemand par M.-S. Rollin, Le Seuil, Cadre vert, Paris, 1964. Titre original : Das Dreissigte Jahre, Piper Verlag, München, 1961. (dernière édition français en 2010).

Ingeborg Bachmann (1926 – 1973 ), au miroir.

Pour aller plus loin:

  • Un site sur Ingeborg Bachmann (en allemand).
  • Ingeborg Bachmann, Œuvres, Arles, Actes Sud, 2009. À découvrir aussi, chez le même éditeur, les nouvelles rassemblées sous le titre Trois sentiers vers le lac.
  • Hans Höller, Ingeborg Bachmann, Arles, Actes Sud, 2006.

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