On me dira que l’hiver y est doux, ou qu’il n’y a presque pas d’hiver, mais par-delà la Méditerranée, il se produit quelque chose qui ressemble beaucoup à un nouveau printemps des peuples. Depuis quelques semaines, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se sont soulevés contre la dictature. Le sang a coulé, il continue de le faire. Si près de nous, il faut remonter à 1989 pour voir des peuples décider de changer leur destin à ce prix. Encore qu’à cette époque, le soulèvement était souhaité ou craint, dans tous les cas prévisible, il débordait une tendance que le pouvoir lui-même avait imprudemment initiée. À bien y réfléchir, si près de nous, il faut aller beaucoup plus loin dans le temps pour trouver quelque chose de semblable. Jusqu’à une autre révolution, peut-être, par-delà la Méditerranée. Il y a un demi-siècle.
Depuis quelques semaines, des dizaines d’hommes et de femmes ont payé de leur vie leur révolte contre la dictature. Malgré tout, le peuple n’a pas faibli, invitant au courage ceux qui, plus au nord, laissent chaque jour se défaire leurs garanties démocratiques. Ces garanties que, au long d’un autre siècle, des milliers d’hommes et de femmes ont payé de leur vie.
Devant pareille détermination, le gouvernement de la France, une fois de plus, une fois de trop, a montré le visage de la peur -sa peur qu’il voudrait nôtre, fût-elle la peur qu’il nous inspire lorsque nous refusons d’avoir peur avec lui. Madame la ministre a peur, c’est l’évidence, pour proposer au seul interlocuteur qu’elle veut bien nous reconnaître, non le peuple, ni le régime, mais la police du régime, « le savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité ».
Elle ne dit pas notre police, elle dit nos « forces de sécurité ». Il est vrai, que depuis bien longtemps des militaires « sécurisent » nos gares, et qu’il n’est plus personne pour s’en étonner. Il est vrai que, d’une façon générale, on ne tue plus en France, bien qu’il nous arrive encore d’éborgner. Et il est vrai que « l’école française » de nos « forces de sécurité » a laissé grand souvenir dans les deux Amériques, après s’être formée, justement, par-delà la Méditerranée. Madame la ministre n’aura peut-être pas oublié, mais on ne lit plus beaucoup dans les sphères du pouvoir, que l’histoire se répète toujours, surtout quand il s’agit d’une révolution. Pour elle et ce qu’elle représente, la tragédie est déjà consommée. La farce qu’il lui reste, qu’elle a choisi de vivre en s’exprimant ainsi, nous l’espérons grotesque, fugace et impuissante, autant que sont honteuses, pour nous, les images réveillées par ces propos: un « savoir-faire reconnu dans le monde entier ».
De ce côté-ici de la Méditerranée, le fossé se creuse chaque jour davantage entre le peuple et ceux qui sont censés le représenter. Aussi ne faut-il pas s’étonner, si de mêmes événements suscitent des réponses à ce point divergentes. Ainsi, contre la peur de leur gouvernement, des Français se rassembleront demain, à Paris, place de la République, en solidarité avec leurs frères tunisiens.
L’été parfois, le vent du sud nous porte un peu de sable, venu de par-delà la Méditerranée. Ce sera que l’hiver est plus doux, ici aussi, depuis quelques jours, mais le printemps des peuples commence à souffler jusqu’à nous. Madame la ministre a raison d’avoir peur. Les hommes qui aiment la liberté ne sont pas toujours raisonnables.
Se contenteront-ils toujours d’un vieux fond d’indignation compassée?
Olivier Favier, 14 janvier 2011
Quelques liens:
- Article de Rue 89, reprenant l’intégralité des propos de la ministre des Affaires étrangères.
- Un entretien avec Moncef Marzouki, sur le point.fr
- La fiche d’un livre de Marie-Monique Robin, pour aller plus loin sur certains savoir-faire.
- Article de Serge Quadruppani, publié quelques jours plus tard, le 19 janvier: « La Tunisie est l’avenir du monde » .