Créé en janvier 2014, par une douzaine d’ex-militants gauchistes, nourris aux expériences révolutionnaires bolivariennes, trentenaires et docteurs en sociologie ou sciences politiques de la prestigieuse Université de Complutense à Madrid, Podemos («Nous pouvons», «We can») serait devenu, au bout d’un an à peine, la première force politique d’Espagne1. Aux élections européennes du 22 mai 2014, avec à peine quatre mois d’existence, sans argent, sans structures réelles et sans adhérents, il avait déjà réussi à totaliser 7,9% des voix, soit en chiffres absolus 1,2 millions de votes (sur une population électorale de 32 millions de personnes, avec un taux de participation à presque 46%)2. Au même moment, le Parti Populaire au pouvoir et le Parti Socialiste (PSOE) perdaient chacun 2 ,5 millions de votes, tandis qu’Izquierda Unida (l’organisation héritière du Parti Communiste espagnol) connaissait une croissance limitée. Aux prochaines élections régionales et nationales, au printemps et à l’automne 2015, Podemos rassemblerait 27% des électeurs. Au centre de l’attention des médias, Podemos l’est aussi des préoccupations des autres partis, forcés de se redéfinir par rapport à lui.
Mais qu’est-ce que Podemos et comment expliquer son succès? Un parti d’extrême gauche, comme la journaliste du Monde l’a présenté3 et comme le présente ici le Parti Populaire au pouvoir ? Un parti de centre gauche, qui taille à la gauche du Parti Socialiste (PSOE) et à la droite d’Izquierda Unida, comme l’ont analysé un groupe de sociologues espagnols ?4 Un parti ni de gauche ni de droite, selon une indétermination entretenue à dessein par son propre leader (lui dirait : « son humble porte-parole »), Pablo Iglesias?5 Un nouvel exemple du populisme qui, du point de vue inquiet de Bruxelles, ronge déjà l’Europe du sud avec le Mouvement 5 étoiles en Italie ou la gauche radicale Syriza en Grèce ?
Toutes ces réponses ont sans doute quelque chose de vrai, mais elles masquent en même temps l’essentiel : ce qui relie Podemos aux indignés de la Puerta del Sol. On ne peut comprendre le phénomène Podemos sans rappeler ce que fut le mouvement des indignés, ce qu’il a signifié pour et dans la société espagnole, ce qu’il a changé dans la manière de comprendre et faire de la politique. Car la vraie question est suivante : Podemos a-t-il instrumentalisé le mouvement des indignés ou est-il un instrument politique, pour l’instant efficace, puissant, mais sûrement imparfait et peut-être éphémère, au service des indignés ?
Dalle apposée au monument au centre de la Puerta del Sol durant l’acampada. On lit : « Nous dormions, nous nous réveillons » et dans le coin en bas « Place prise ». © Hedwig Marzolf et Ernesto Ganuza.
La force de l’indignation collective
Tout a commencé le 15 mai 2011, quelques jours avant les élections municipales et régionales. L’Espagne avait plongé dans la crise. Le président socialiste Rodrigo Zapatero avait pris les premières mesures d’austérité encouragées par la Commission Européenne. À l’appel du collectif Democracia real ya !, relayé sur les réseaux sociaux, ils furent des milliers à se rendre Puerta del Sol, la grande place au centre de Madrid, pour réclamer plus de justice sociale et politique, pour donner voix aux 99% ignorés par le 1% qui reste, autrement dit l’élite qui tire son épingle du jeu politico-économique mondial, selon un slogan que forgera dans la foulée le mouvement Occupy Wall Street.
Ce fut déjà une surprise : bien sûr, c’était la crise, bien sûr, il y avait dans l’air l’excitation révolutionnaire du « printemps arabe », mais ne disait-on pas la génération née au moment de la Transition (le passage de la dictature de Franco à la démocratie, 1975-78) ou juste après elle, grandie dans la démocratie déjà conquise et heureuse bénéficiaire de la fulgurante croissance économique du pays suite à son entrée dans l’Union Européenne, dépolitisée ? Il avait fallu conclure à la force de l’indignation, ce « cri du cœur » que le livre de Stéphane Hessel, traduit en espagnol et préfacé par l’économiste « humaniste » José Luis Sampedro, un best seller aussi de ce côté des Pyrénées, avait soudain réveillé.
On le sait : le rassemblement ne dura pas un jour, mais un mois. La fameuse image des tentes dans un décor urbain qui allait bientôt se répéter à New York, à Londres, à Bruxelles, à Paris, etc. La vie collective s’organisa, selon un modèle d’autogestion repris des mouvements sociaux locaux, comme celui qui occupait depuis un an déjà l’ancienne usine à tabac du quartier de Lavapiès6. Des baraquements en matériaux recyclables remplacèrent les tentes. Le campement eut bientôt sa bibliothèque, son centre de services informatiques, ses cantines (grâce aux denrées offertes), sa garderie, son potager (la huerta del Sol). Une équipe se chargeait de la propreté, une autre veillait à l’ordre, une troisième à la sécurité des dormeurs. On mit aussi en place des ateliers artistiques ; des performances furent exécutées ; partout des poèmes s’affichèrent. Naît aussi n-1, la plate-forme de communication du mouvement, hébergée sur des sites web alternatifs. Le mouvement se structura : des commissions (commissions du respect mutuel, du droit, de l’action, des « quartiers », etc.) chapeautaient des groupes et des sous-groupes de travail chargés de proposer des pistes d’action sur des thématiques comme le logement, l’immigration, l’environnement, la loi électorale, etc. À chaque niveau (commission, groupe, sous-groupe), les ordres du jour comme les propositions étaient débattus en assemblée, mais c’est l’assemblée générale, ouverte à tous, aux occupants comme aux passants, qui les validait définitivement. Car le cœur du mouvement, ce qui lui donnait réellement sa vie, c’étaient ces assemblées qui se tenaient régulièrement sur la place. Si, au tout début, par exemple le 16 mai, lorsqu’il fallut décider de rester ou non sur la place, elles furent un exercice spontané de réflexion collective, elles se perfectionnèrent au fur et à mesure dans leur fonctionnement. Pour prendre la parole, il fallait solliciter un tour d’intervention auprès des modérateurs qui s’occupaient aussi de prendre note de ce qui se disait et qui demandaient, lorsqu’un thème était épuisé, s’il existait un consensus sur ce dernier. On mit au point une gestuelle simple (faire tourner les mains, croiser ou mouliner les avant-bras) pour exprimer l’accord ou le désaccord, demander des précisions. Ces délibérations collectives aboutirent à la rédaction d’un document appelé le « programma de los minimos » qui prétendait concentrer les principes et les revendications essentielles du mouvement. Parmi ces dernières, figurait la réforme de la loi électorale qui cherchait à la rendre plus proportionnelle, à rompre avec la logique du bipartisme et à obliger les partis à exclure les candidats corrompus.
Mais là n’est pas le plus important. Dans ces assemblées, on venait bien sûr débattre de politique, d’économie ou de la société, mais on y venait surtout apprendre à débattre, à délibérer ensemble. Parfois, le débat prenait même un tour réflexif pour questionner le bien-fondé du consensus, comme lors de cette assemblée populaire à laquelle nous avons pris part, le samedi 2 juillet 2011 : s’il empêche l’oppression de la minorité par la majorité, s’il évite le sentiment d’exclusion, ne rend-il pas aussi plus difficile la prise de décision à l’issue de la délibération ? En quelque sorte, ces assemblés constituèrent un apprentissage de la parole politique: de son poids, de ses exigences et, on en reparlera, de ses limites aussi7. Ou encore, elles furent le lieu d’expérimentation, de mise à l’épreuve, d’une démocratie participative, d’une démocratie basée sur le dialogue et le respect des citoyens8.
Une spanish revolution ?
Le mouvement essaima. D’autres places à Madrid et dans toutes les villes du pays furent prises (un des slogans du 15M, nom donné au Mouvement des indignés, disait : « Toma la calle ! » ; il s’agit de reconquérir physiquement l’espace public !9). On y recréa la même structure de travail en commissions, groupes et sous-groupes de travail et assemblées10. Après même que les Indignés eurent levé l’acampada de Sol le 12 juin 2011, ils furent des dizaines de milliers à s’y rendre à nouveau le 19 juin, lors d’une journée d’action contre le Pacte de l’Euro, puis le 15 octobre, jour de la mobilisation internationale, et encore un an après, le 12 mai 2012. Selon une enquête du Centre de recherches sociologiques (CIS), quasiment 20% des Espagnols auraient participé d’une manière ou d’une autre à ces assemblées et 80% d’entre eux se seraient dit en accord avec ces protestations. Les experts ont aussi souligné la grande assiette du mouvement : à côté des militants, des acteurs des mouvements sociaux, ce sont des citoyens ordinaires, sans engagement dans des causes politiques ou sociales, qui se sont soudain mobilisés. On vit même la troisième génération se mobiliser au sein d’une structure pleine d’ironie : les yayoflautas (jeu de mots sur yayos (grands-parents) et perroflautas (fainéants, inutiles : ce que sont les retraités du point de vue la logique comptable qui guide la politique d’austérité)). La sociologue espagnole Maria Luz Moran raconte en juin 2011 au New Yort Times : « Subitement, les gens se sont mis à parler partout de politique. Tu entres dans un café ou tu es debout dans le métro et tu entends des conversations sur la politique. Cela fait des années que je n’avais pas entendu quelqu’un parler de politique»11. Mais cela durerait-il ?
Lorsque les indignés délibèrent pour savoir s’il fallait ou non lever le camp, comme la mairie de Madrid l’exigeait, il se fit jour peu à peu une conviction : il existait désormais un esprit de Sol indépendant de l’occupation matérielle de la place et qui peut donc lui survivre. C’est un tel esprit qu’évoque un internaute parmi beaucoup d’autres qui s’exprimèrent à cette occasion sur les forums d’internet : « Vous avez été une joie pour tous, vous avez réveillé les gens et vous leur avez ôté la peur de sortir manifester dans la rue, et c’est ça le plus important. Si vous vous retirez de Sol, vous n’aurez pas perdu ». Autrement dit, l’esprit de Sol, c’est ce nouvel état d’esprit que le mouvement du 15 M a créé chez « les gens », le peuple, les citoyens ordinaires : ne plus avoir peur et surtout croire (« tener la ilusion ») à nouveau en soi et en autrui, en une capacité commune de faire changer les choses.
Et effectivement, lors des grandes « marées » vertes et blanches, les grandes manifestations (verte ou blanche en raison des couleurs des t-shirts des manifestants) pour défendre une éducation et un système de santé publics de qualité, dans les actions du collectif « Stop desahucios » (qui s’oppose aux expulsions demandées par les banques détentrices de l’hypothèque) comme dans celles contre les « rafles » d’immigrés, on pouvait – et on peut encore – sentir planer cet esprit.
Mais cela avait-il suffi, cela suffirait-il à faire changer les choses ? Il y eut certes des victoires, des petites et des grandes. Des expulsions ont été stoppées, des rafles d’immigrés empêchées ; le parlement procéda à une légère modification de la loi sur les hypothèques inchangée depuis l’époque de Franco (mais sans légaliser, comme le réclamaient les indignés, la « la dación en pago », l’annulation pure et simple de l’hypothèque avec la remise du bien immobilier); une loi de transparence, qui oblige notamment les hommes politiques à rendre public leur patrimoine, a été votée ; le conseil régional de Madrid a renoncé momentanément à la privatisation de son parc hospitalier. Quand, à Burgos, une ville au nord du pays, en 2013, le maire revient sur son projet somptuaire d’urbanisme du quartier Amonal, contesté par ses propres habitants, car sans rapport avec leurs besoins réels, c’est toute la galaxie des indignés qui se réjouit.
Mais au quotidien, la crise poursuit son œuvre de paupérisation : selon l’Unesco, 30% des enfants du pays vivraient désormais sous le seuil de pauvreté. Pour la première fois depuis la Transition, on a rouvert les cantines des écoles l’été. Les jeunes, souvent les plus diplômés, continuent de partir : on estime à 400 000 le nombre de ceux qui se sont exilés pour le travail. Le chômage s’étend, tandis que la précarité des travailleurs se généralise (il y a peu, l’Union européenne a qualifié de désastreuse la réforme du droit du travail !). On rogne encore sur la gratuité des soins, après avoir restreint l’accès à ces derniers aux prisonniers, aux immigrés. Et pendant ce temps, on apprenait que le roi faisait des safaris au Bostwana, qu’il y avait un compte en Suisse où le trésorier du Parti Populaire aurait placé des millions, sans parler d’autres cas de corruption, touchant l’ensemble des partis12, dont les révélations fracassantes continuent de scander le discours de la vertu, de l’effort et du sacrifice demandés aux Espagnols. Le sentiment d’impuissance, de frustration n’allait-il pas finir par vaincre l’élan d’espoir et le sentiment de retrouver une certaine fierté que le mouvement du 15 M avait fait naître ?
Le philosophe Philip Pettit, dans un article13 où il défendait la caution apportée par sa théorie du républicanisme au gouvernement du président socialiste Zapatero, lançait au mouvement cet avertissement : « Le mouvement M-15 a été important en ce qu’il a exprimé l’attachement du peuple en général à un gouvernement capable de répondre à ses espérances dans le domaine économique et dans tout ce qui en dépend. Mais pour que ce mouvement ait un impact politique durable, il faut qu’il donne naissance à des associations spécialisées surveillant la politique gouvernementale. La démocratie est un travail pénible, souvent fastidieux, et il est essentiel que les énergies démocratiques présentes derrière le mouvement M-15 s’orientent dans cette direction. Autrement, ce mouvement n’aura probablement été qu’un feu de paille”. Plus loin, après avoir reconnu que le mouvement ne critique pas seulement l’incapacité des partis à répondre aux problèmes économiques, mais « leur prétendue capacité à exprimer les demandes populaires » , il ajoute : « Mais là encore, pour que le mouvement ait un impact permanent sur la vie publique, il doit faire la preuve de son sérieux sur les questions d’organisation institutionnelle. Il doit être capable de donner naissance à des propositions de changement et de répercuter ces propositions dans la presse populaire, dans les partis politiques, au parlement et dans les élections ».
On pense aussi aux mises en garde des sociologues face à l’enthousiasme soulevé par ce type de mouvement. Pour la sociologue française Monique Dagnaud, par exemple, « comme le livre de Stéphane Hessel, ces mouvements constituent des cris du cœur plutôt que des manuels précis pour l’action »14. Pathétiques, mais apathiques, tels seraient au fond les indignés. Ils n’auraient pas vu le fossé qui existe entre l’indignation et l’action, entre un sentiment et la capacité à faire changer les choses.
Les mineurs, en colère, n’avaient-ils pas alors raison, au contraire des Indignés, de prendre les armes pour défendre leurs revendications ? « Nous ne sommes pas les Indignés », disaient-ils d’ailleurs.
Assemblée des Indignés Puerta del Sol le soir du 15 octobre 2011. © Hedwig Marzolf et Ernesto Ganuza.
De l’indignation à la politique
Mais l’indignation, si elle ne tient pas lieu en elle-même de politique, pousse à agir, à inventer sans cesse des moyens d’agir. « L’indignation est notre moteur » écrit Tatiana Gomez, une jeune femme qui travaille à Lima et s’est présentée comme candidate au Conseil citoyen, un des organes de direction dont Podemos, après consultation et vote collectif, s’est doté15.
Il est vrai qu’au sein du 15M, la conviction avait prévalu qu’il fallait en passer par la société civile pour changer les choses. On voulait changer la politique sans faire de politique. Car faire de la politique, c’était d’ores et déjà retomber dans les vieilles ornières, faire le jeu des pouvoirs et des institutions en place. Comment, pour commencer, pourrait-on créer un parti, sans rompre le principe d’horizontalité et d’égalité du mouvement qui interdit l’idée même de leadership? « Si on te demande ‘qui est derrière ça’, réponds leur : ‘moi’ », rétorque-t-on à ceux qui cherchent les organisateurs16. Plus généralement, comment créer un parti sans réinstaurer une certaine forme de représentation ? Le 15M se voulait un mouvement de et pour « la société comme un tout » et non pas la représentation des intérêts d’un ou plusieurs secteurs de la société, fussent-ils les secteurs opprimés17. Mais ce choix de rester en dehors de la politique traditionnelle, de ne pas jouer le jeu des partis, fut sans cesse questionné au sein du propre mouvement18. On évitait certes de retomber dans les vieilles ornières, et sans doute aussi de faire le lit d’un certain populisme – que quelques uns, représentants autoproclamés du peuple et dictateurs en puissance, parlent et agissent au nom du peuple. Mais d’un autre côté, pour que tout cela ne soit pas, comme l’avertissait Philipp Pettit, un « feu de paille », ne fallait-il pas passer outre les craintes et les difficultés et tenter, malgré tout, de faire de la politique autrement, et d’assumer, si la critique surgissait, une certaine forme de populisme19?
« Personnellement, je ne peux tolérer plus longtemps la situation et, bien que je me sois évadé d’Espagne, ma conscience me dit que je dois faire quelque chose [ hacer algo ] » écrit Alvaro, un jeune infirmier de 26 ans, vivant en Angleterre, qui s’est présenté au poste de secrétaire général de Podemos. « Hacer algo »: faire quelque chose, peu importe quoi, mais quelque chose, c’est sans doute comme cela que s’est présenté Podemos à ceux qui avaient pris part de près ou de loin au 15M.
Une jeune femme candidate au poste de secrétaire général de Podemos à Córdoba [Cordoue] compare, quant à elle, Podemos à un train en marche dans lequel il faut sauter : « Grâce à Podemos, à la différence de la Pénélope de Serrat20, je n’ai pas pu rester assise à attendre un train qui n’arrive pas. Parce que le train est arrivé, et qu’il était chargé de tant d’enthousiasme [ilusión] et d’envie de participer, j’y suis montée, sans y réfléchir, motivée par la conscience que c’était là l’opportunité de faire les choses de manière différente et avec la responsabilité de savoir que la clé du changement social et politique est en chacun des citoyens et des citoyennes qui composent ce pays. Un train qui, bien qu’il ne soit pas encore arrivé à sa destination, a réussi, le temps de son bref mais intense parcours, à enthousiasmer, à réveiller les gens, à créer une conscience collective, ouvrant ainsi la voie pour retrouver la dignité ». « Sans y réfléchir », écrit-elle, car il est temps de laisser de côté les scrupules pour agir.
Pour Esther Sanz Urcia, une jeune journaliste de 32 ans, candidate au Conseil citoyen national de Podemos, du 15M à Podemos, il n’y a qu’un pas supplémentaire : « Après deux années intenses passées au sein de mouvements nés dans l’ébullition du 15M, j’ai fait un pas de plus et je me suis embarquée dans Podemos, où j’ai rencontré une équipe de personnes disposées à faire avancer ce pays et dont je fais partie ». Il faut entendre que Podemos n’est qu’un second pas, qui s’inscrit dans la continuité du premier pas, par définition le plus difficile, celui qui consiste à passer de la maison à la rue, à sortir de chez soi à la rencontre des autres – premier pas que le 15M a fait faire à beaucoup et qu’il aura pour le moins facilité aux autres. Au fond, du social au politique, la distance est moindre que de l’individuel au social. Il est remarquable, dans cette perspective, que ce soient les mêmes verbes qui décrivaient la participation au 15M, qui décrivent aujourd’hui l’adhésion au projet politique de Podemos : « se mobiliser », contribuer au « changement ». Juana Guerrero Leiva, la jeune femme candidate au poste de secrétaire général de Cordoue, se présente comme « quelqu’un qui, depuis qu’il a connu PODEMOS, a cessé de s’indigner à la maison et a franchi le pas de se mobiliser pour faire partie du CHANGEMENT ».
En ce sens, Podemos n’est pas seulement un nouveau parti politique conçu et imaginé par une douzaine de jeunes militants gauchistes – au sens où sa naissance coïncide, pour beaucoup de ses adhérents, avec leur naissance à la politique21. Lisons encore ici les témoignages donnés par des candidats aux postes du Secrétariat général, du Conseil citoyen et de la Commission des garanties démocratiques (au niveau national). Clara Marañón Heras, qui travaille dans une maison d’édition, commence sa biographie de la manière suivante: « Je suis née à la politique Puerta del Sol » et précise plus loin: « Depuis lors, j’ai participé, depuis le quartier d’Arganzuela à Madrid, à divers collectifs politiques et sociaux avec une ferme conviction anti-capitaliste, luttant pour que la peur change de camp et que nous, les gens d’en bas, soyons enfin au-dessus des intérêts et des privilèges de quelques-uns ». Julia Navaro, 28 ans, un master d’histoire en poche, qui travaille dans une équipe de marketing et de relation à la clientèle à Bruxelles après avoir galéré en Espagne, raconte : « Mon retour en Espagne a coïncidé avec l’explosion des indignés. Là je suis née comme activiste sociale. J’ai appris, j’ai écouté, j’ai réfléchi et nous avons commencé à construire collectivement ». Pour d’autres, c’est Podemos qui est la première expérience politique. « Je suis de Podemos, je n’ai jamais appartenu à un parti politique ni à un syndicat, mais je me suis inscrite à Podemos et j’ai mis en marche le Cercle d’El Casar, parce que nous devons lutter pour le changement politique dans notre pays, nous devons lutter pour reconquérir nos droits dans le domaine de l’éducation, de la santé, du logement, du travail, en commençant par la ‘capacitation22’ des citoyens et la souveraineté populaire » déclare Raquel Crespo Fernández, qui se décrit comme « une Femme en accord avec mes valeurs et mes actes ».
De même qu’aux assemblées de la Puerta del Sol, les adhérents de Podemos sont, pour beaucoup, comme ils se présentent eux-mêmes ou comme les experts pourraient les présenter23, des citoyens « ordinaires », sans passé ni formation politique, sans qualification autre que celle d’être préoccupé du bien commun. Dans la présentation de leurs profils, les candidats aux postes mentionnés ne cherchent pas à mettre en avant leurs diplômes ou, lorsqu’ils l’ont, leur expérience politique, mais à raconter une personnalité attentive à l’autre, encline à soigner le lien sous toutes ses formes. La jeune femme candidate au poste de secrétaire général de Podemos Córdoba met ainsi en valeur son expérience de la maternité avant d’ajouter : « Je suis une personne parmi d’autres; je suis ta voisine, ta cliente, celle qui s’assoit à tes côtés dans le bus, celle qui te demande si tu es avant elle dans la file d’attente, celle qui s’indigne des injustices ». Mère, voisine, cliente, la personne polie : chacun de ces rôles, autant que celui de la personne indignée, compte pour la politique, car chacun d’eux garantit l’intérêt du bien commun que l’élite des hommes politiques perd souvent de vue24, atteste du sérieux de cet intérêt par la trajectoire d’une vie. De même, ce sont des sentiments moraux comme la sympathie, la compassion et l’indignation qui prennent place tout près, si ce n’est dans le politique25.
Mais à travers Podemos, ce ne sont pas seulement les gestes altruistes et les pratiques solidaires des citoyens ordinaires qui prennent une valeur politique, ce sont aussi des êtres invisibles qui retrouvent une certaine visibilité, dans une sorte de « parlement des invisibles » évoqué récemment par Pierre Rosanvallon26. Toujours à Córdoba, où se sont préparées récemment les élections du Conseil citoyen municipal, un homme a envoyé un e-mail justifiant sa candidature par le fait d’être au chômage, une réalité, bien que souvent déniée, qui est celle de beaucoup d’Espagnols. Le chômage n’est plus un handicap, il est devenu la raison de sa candidature, ce qui lui donne sa légitimité. L’idée philosophique qu’il y a derrière ce geste pourrait être celle-là : où trouver meilleure garantie de la justice d’une politique que dans le fait d’avoir vécu dans sa chair une injustice ?
Bien sûr, on pensera que faire de la politique n’est pas la même chose que se conduire en bon voisin ou en bon client, et qu’il ne suffit pas d’être honnête et juste pour être bon politicien. Mais il ne s’agit justement plus d’être un bon politicien, il s’agit de faire exister une structure politique dans laquelle, collectivement, par l’esprit de dialogue et de respect mutuel, des décisions prises le plus démocratiquement possible traduisent dans le réel l’idéal d’un monde plus juste et plus humain.
Démocratie et pouvoir : un équilibre sous tension.
Le secret du succès de Podemos, c’est donc d’avoir su mettre au service d’un parti la méthodologie que les indignés utilisèrent pour protester et faire en sorte que personne ne put ignorer leur présence et leurs idées : organiser sur les places des quartiers des assemblées ouvertes à tous, dans lesquelles, par la délibération collective, on forge un discours commun. Au lieu de place, on parle désormais de cercle. Formés à l’initiative de quiconque le souhaite (il suffit d’en manifester l’intention sur le site Facebook du groupe et d’en recevoir, par le même canal, l’agrément), ces cercles rassemblent (physiquement ou virtuellement) une communauté de personnes aussi bien autour d’une thématique que d’un lieu : il existe, par exemple, un cercle Podemos féminisme, un cercle Podemos philosophie ou Podemos handicap et un cercle Podemos Córdoba. Mais le cercle Podemos Córdoba chapeaute lui-même le cercle Podemos Córdoba quartier centre, le cercle Podemos Córdoba quartier sud, etc. et ses propres cercles thématiques (cercle Podemos Cordoba économie, cercle Podemos Cordoba féminisme, etc.). Cette structure en cercles est donc divisible à l’infini, mais elle est aussi extensible : il existe des cercles à l’étranger. L’internationalisation est même encouragée, selon une préoccupation qui était déjà celle des indignés lorsqu’ils organisaient des journées mondiales de protestation, la conviction étant que les idéaux défendus sont partageables par tous les citoyens du monde et que c’est un système planétaire qu’il faut à terme transformer. En novembre, à l’Universidade Federal do Rio Grande do Sul, à Porto Alegre au Brésil, c’est le cercle Podemos UFRGS qui a remporté les élections universitaires !
Dans la terminologie des créateurs de Podemos, les cercles sont « des espaces de participation et de capacitation [empoderamiento] populaire », et surtout ils sont « des instruments d’auto-organisation » grâce auxquels les citoyens puissent prendre par eux-mêmes les décisions fondamentales qui les concernent. Cette notion d’auto-organisation est décisive, car elle est le garant de l’ancrage du parti dans la société civile, sa caution démocratique : « La clé, ce n’est pas que les cercles courent derrière nous, mais que nous, nous courions derrière les cercles » explique Pablo Iglesias27.
L’importance des cercles se reflète dans la structure du parti: l’Assemblée citoyenne nationale qui est l’organe suprême de décision (composée de tous les inscrits à Podemos, elle doit être consultée obligatoirement pour tous les décisions “d’importance” : définir les lignes stratégiques, composer les listes électorales, élaborer les programmes, élire ou révoquer les membres des divers organes, approuver ou rejeter tout type de pacte pré-ou ou post-électoral, modifier les statuts, etc.) a été conçue comme un grand cercle qui contient tous les autres.
Surtout, ce sont les cercles eux-mêmes qui ont été invités, en octobre dernier, à débattre des trois types de principes qui devront présider à la structuration du parti au niveau national : les principes éthiques, politiques et organisationnels, et à présenter un projet [borrador] de ces principes, parmi lesquels le choix, ainsi que celui des équipes les mettant en œuvre, aura été fait sur la base d’un vote ouvert à tous28.
Mais cet esprit démocratique a-t-il été respecté par Pablo Iglesias lui-même et ses acolytes : Inigo Errejon, Caroline Bescansa, Juan Carlos Monedero et Luis Alegre, regroupés au sein de l’équipe « Claro que podemos » [Il est clair que nous pouvons]? En effet, parmi la centaine (!) de projets de principes organisationnels qui furent soumis au choix des électeurs, le modèle proposé par l’équipe de Pablo Iglesias qui remporta largement le vote n’était clairement pas le plus horizontal et participatif. Deux autres modèles, en particulier, retinrent l’attention à cet égard : celui de l’eurodéputé Pablo Echenique institulé « es la hora de la gente » et celui de Victor Garcia, membre du Cercle Barcelone, intitulé « Profundizacion democratica »29. Ces derniers supprimaient notamment la figure d’un unique secrétaire général, qui, selon le modèle de l’équipe de Pablo Iglesias, est élu au suffrage universel direct par l’Assemblée citoyenne nationale pour une durée de trois ans et est chargé, notamment, d’exercer « la représentation politique et institutionnelle du parti », d’assurer la cohérence stratégique, l’unité de l’organisation interne et la coordination des aires exécutives du Conseil citoyen. Bien que son pouvoir reste limité (la seule réelle prérogative du secrétaire général est qu’il peut convoquer directement une assemblée citoyenne et proposer des candidats pour le conseil de coordination chargé de le seconder dans ses fonctions), et contrôlé (il existe un mécanisme de révocation, via le référendum), comment ne pas concevoir le secrétaire général comme le leader du parti ? Cette analyse touche aussi le point sensible de l’hypermédiatisation de Pablo Iglesias : l’excessive personnalisation du parti est-elle compatible avec l’humilité d’un simple porte-parole ?30 Dans cette perspective, Pablo Echenique proposait d’attribuer la représentation politique et institutionnelle du parti non pas à un unique secrétaire général, mais à sept porte-paroles réunis au sein d’un cercle national. Par ailleurs, les modèles de Pablo Echenique et de Victor Garcia s’attaquaient à la composition et au mode d’élection des membres du Conseil Citoyen, l’organe exécutif chargé de mettre en œuvre les décisions prises par l’Assemblée citoyenne, de convoquer en général cette dernière, de développer la ligne politique du parti, et, enfin, d’approuver le budget et de contrôler les divers comptes. Dans le modèle de l’équipe d’Iglesias, le Conseil est composé, en plus du secrétaire général, de 63 membres élus au suffrage universel direct par l’Assemblée (avec le correctif du critère de genre) qui seront ensuite rejoints par les 17 secrétaires régionaux (les élections de Podemos au niveau régional étant prévues fin février-mars). Mais le risque n’est-il pas que le Conseil citoyen devienne l’instrument d’une minorité (entendons de l’équipe qui entoure Pablo Iglesias depuis ses débuts et qui bénéficie, elle aussi, d’une certaine médiatisation) ? Pour garantir que la composition du Conseil citoyen reflète bien la diversité des cercles, Pablo Echenique proposait ainsi que ses membres soient élus par les cercles aux différents niveaux (en plus des porte-paroles que chaque cercle élit également à chaque niveau). Cette même exigence conduisait Victor Garcia à proposer, pour sa part, la méthode du tirage au sort et du vote unique transférable qui favorise la proportionnalité : de la sorte, c’est bien la capacité de tout un chacun, et non de quelques-uns, qui est reconnue.
Face à ces projets alternatifs et implicitement critiques, Pablo Iglesias recourut, lors de la grande assemblée citoyenne du 18 octobre, précédant le vote des projets, à des arguments similaires à ceux qu’une certaine droite libérale, qu’il honnit par ailleurs, emploie : le principe d’efficacité et la critique du consensus31. Une comparaison entre son équipe politique et l’équipe de basket-ball espagnol qui gagna la médaille d’argent aux Olympiades de Los Angeles en 1984 lui permet d’ironiser sans le dire sur le procédé de tirage au sort préconisé par Victor Garcia pour l’élection du Conseil citoyen et d’enfoncer l’idée qu’il faut être efficace pour gagner. Est-ce à dire qu’au final, lorsque le pouvoir est en jeu, la politique serait quand même l’affaire des experts et non de tous les citoyens ?! De même, la conquête du pouvoir justifierait-elle qu’on sacrifie le consensus, pourtant inhérent à l’idéal d’une démocratie participative et cher aux indignés ?! Quelques jours avant l’assemblée, l’équipe de Pablo Echenique invita les autres équipes à se réunir dans le but de parvenir à un accord entre elles et de présenter aux futurs votants un seul et unique projet. L’équipe de Pablo Iglesias ne répondit pas à l’invitation; davantage, ce dernier menaça de renoncer à se présenter comme secrétaire général si son projet n’était pas élu, parce que, déclara-t-il, « celui dont la proposition est perdante ne peut pas s’occuper d’une idée qu’il ne partage pas ». Ce rejet du consensus et son pourquoi sont résumés dans la formule qui conclut son discours d’ouverture de l’assemblée: « Le ciel ne se conquiert pas avec le consensus, mais d’assaut » [El cielo no se toma por consenso, el cielo se toma por asalto].
Dans ces déclarations se révélerait-elle la vraie nature des créateurs de Podemos, leur soif de pouvoir, à n’importe quel prix ? Faut-il conclure, comme certains analystes, que Podemos a instrumentalisé le mouvement des indignés aux fins de servir ses propres ambitions?32 Que Pablo Iglesias se qualifie hypocritement de « porte-parole », alors qu’il agit comme un vrai leader ? Que l’importance donnée aux cercles était purement stratégique, peut-être une manière d’asseoir un nouvel avatar de bonapartisme ?
Avant de parvenir à cette conclusion, il nous semble important de prendre encore en compte ces autres éléments. Premièrement, il faut savoir que l’accent mis par Pablo Iglesias sur l’idée de gagner participe d’une réflexion plus générale sur la place de la gauche dans la politique contemporaine : son incapacité presque partout à gagner les élections ou à obtenir l’appui de la majorité ne viendrait-elle pas de qu’elle n’aurait pas compris que « la politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison, mais avec celui de gagner»33. « Il y a davantage de potentiel de transformation dans l’image d’un Pape qui lave les assiettes que dans toutes les banderoles rouges qu’un tel emporte dans les manifestations » explique-t-il encore. Pour gagner, il ne faut pas tenir des discours idéologiques compliqués, ni s’enfermer dans les catégories traditionnelles de gauche et de droite, mais construire un récit qui puisse convaincre la majorité. Déjà, certains médias de gauche en France34 et aux États-Unis se font l’écho de cette idée.
Inversement, à condamner en bloc la quête de pouvoir de Podemos, ne s’interdit-on pas de penser la nécessité de réformer les partis, en particulier la gauche, au pouvoir ? Certes, Podemos aspire peut-être maladroitement – non sans contradictions – au pouvoir, mais la gauche au pouvoir envie à Podemos son potentiel démocratique, son approche participative.35
Mais surtout, ce que ce scénario pessimiste oublie, c’est qu’au moment où Pablo Iglesias impose son projet face à celui de Pablo Echenique, les débats et les échanges fusent sur Plaza Podemos, l’agora virtuelle de Podemos, comme sur ce fil36: « Quoi, déjà [les différentes équipes] commencent à ressembler aux structures pyramidales de pouvoir de « la caste » ! Les portes doivent rester ouvertes aux Meilleurs, démocratiquement élus par les votants dans leur pluralité, non à MES meilleurs ni à TES meilleurs. Je crois qu’elles doivent être très attentives à observer le jeu démocratique dans ce moment des débuts de Podemos. Ce que Podemos a réussi en un temps si court aurait été impossible à l’ère pré-internet ; nous les votants, nous nous informons, exprimons nos opinions opinons et communiquons d’une manière impensable il y a quelques années, et chaque année nous le faisons davantage…avec davantage de pouvoir pour soutenir ou renverser les dirigeants. Mais moi, je ne veux pas simplement renverser une caste pour la remplacer par une autre, même si je déteste les mafieux qui nous gouvernent. PODEMOS doit démontrer que la démocratie interne est réelle et non feinte. S’ils échouent à cet égard, ils sont perdus (eux, la nouvelle caste) et nous sommes perdus », avertit une internaute sous le pseudonyme d’alacalu. Un autre (Juezyparte_6969) riposte: « AArghh! Comment osez-vous parler ainsi de Pablo Iglesias! … La seule chose qui compte, c’est de gagner les élections ». Ailleurs, certains disent leur déception : « Hola. Je crois que c’est important qu’on sache que nous sommes beaucoup à être déçus de la façon dont les choses ont été faites, dans le but de limiter la pluralité dans les organes de direction » ; d’autres annoncent même leur volonté de rompre avec leur adhésion. Un autre prend l’initiative de rédiger une « Lettre personnelle à Pablo Iglesias »: « Il faut transmettre aux citoyens l’idée que Podemos est un instrument citoyen pour l’autogouvernement, pour la prise de décisions. Il s’est structuré en parti par nécessité d’occuper la position de ceux qui nous conduisent au désastre. Et il a un leader par nécessité de toucher le plus grand nombre de gens et de s’ajuster aux structures actuelles d’un parti. Il faut transmettre l’idée, non que Podemos écoute les gens, mais que Podemos, c’est les gens eux-mêmes. Les citoyens ordinaires proposent des idées qui peuvent être mises en œuvre si les autres sont d’accord. Les experts proposent des idées qui nous aident tous à améliorer la situation dans chaque secteur de la société. Et à nous tous, nous faisons avancer le pays, en faisant usage de l’intelligence collective. »
En somme, ce que ce scénario oublie, c’est l’esprit critique des citoyens, leur propre capacité réflexive. Pour eux aussi, c’est un problème de concilier leur attachement à l’exigence d’horizontalité et de participation et la conquête du pouvoir. On se rappelle qu’une des grandes assemblées des indignés s’interrogeait elle aussi sur les limites du consensus. Lorsque Pablo Iglesias se conduit comme un leader doublé d’un winner, certains le soutiennent et d’autres le critiquent, mais tous opinent, sont concernés et interrogés, tous continuent à participer de cette façon et restent en ce sens maîtres du jeu, souverains de l’abandonner s’il ne leur plaît plus.
Conclusion : qui se sert de qui ?
On l’a compris, à nos yeux, il n’est pas aisé de trancher : si Podemos instrumentalise les indignés, il est aussi un instrument en leurs mains. Pour l’instant, comme son succès l’atteste, il semble pouvoir traduire dans le réel, que constitue en dernier ressort le monde des institutions politiques, une part de leurs aspirations. Mais, même s’il devait finir tôt ou tard par décevoir ces dernières, cette déception ne pourra jamais effacer ce qu’il aura fait naître ou aidé à naître, à savoir, dans l’esprit, comme on dit, des citoyens ordinaires, des gens de bonne volonté, la prise de conscience de leur être politique : ce sont eux désormais les protagonistes de la politique par rapport auxquels tout leader présent ou à venir aura à se définir.
En ce sens, même si Podemos ne gagne pas les élections régionales et nationales (selon les sondages, il arriverait derrière le Parti Populaire au pouvoir en ce moment) il aura déjà gagné cela : secouer les oligarchies en place et changer la manière de faire de la politique. Autrement dit, grâce à lui, l’esprit de Sol n’est pas mort et il est plus que jamais possible d’espérer.
À Cordoue, le 22 janvier 2015
Hedwig Marzolf (professeure de philosophie) et Ernesto Ganuza (chercheur en sociologie de l’Instituto de Estudios Sociales Avanzados (IESA-CSIC). D’Hedwig Marzolf on lira aussi sur ce site « Petite chronique philosophique de la crise en Espagne » (juillet 2012).
Assemblée de Podemos Córdoba le 5 juin 2014 dans le parc Cruz Conde. © Hedwig Marzolf et Ernesto Ganuza.
- Selon une étude commanditée par la chaîne de radio Cadena SER et publiée le 9 janvier 2015. [↩]
- Podemos a obtenu de la sorte 5 sièges au Parlement européen. [↩]
- Le Monde du 24 décembre 2014 [↩]
- Voir ici. [↩]
- Voir ici. [↩]
- Eva Bottela-Ordinas, “La démocratie directe de la Puerta del sol”, 24 mai 2011. [↩]
- Héloïse Nez, « “No es un botellón, es la revolución !” Le mouvement des indignés à Puerta del Sol, Madrid », Mouvements, 7 juin 2011. [↩]
- Gianpaolo Baiocchi, Ernesto Ganuza, « No Parties no Banners. The Spanish Experiment of Direct Democracy”, Boston review, 14 février 2012. [↩]
- Voir Alice Béja, « Foules indignées, places occupées », Esprit, novembre 2012. [↩]
- Héloïse Nez, “Le mouvement des indignés s’ancre dans les quartiers de Madrid”, 29 juin 2011. [↩]
- Voir ici. [↩]
- On pense en particulier au scandale des ERE (Expendientes de Regulacion de Empleo) éclaboussant le PSOE au pouvoir en Andalousie, où l’on soupçonne des entreprises de s’être mensongèrement déclarées en difficulté pour bénéficier des aides publiques. [↩]
- Philipp Pettit, « Réflexions d’un républicain sur le 15M », trad. J.-P. Ricard, 20 septembre 2011. [↩]
- Monique Dagnaud, « Pourquoi la jeunesse française ne s’indigne pas », 20 octobre 2011. [↩]
- Podemos s’est doté de trois organes de direction : l’Assemblée citoyenne, le Conseil citoyen et le Secrétariat général, et d’un organe de contrôle, une sorte de Conseil constitutionnel, la Commission de garanties démocratiques. Excepté cette dernière qui n’existe qu’au niveau national, tous ces organes se répliquent aux trois niveaux de l’organisation territoriale : national, régional et municipal. On aura l’occasion de revenir plus loin sur leurs fonctions. [↩]
- Voir ici. [↩]
- Voir Gianpaolo Baiocchi, Ernesto Ganuza, « No Parties no Banners. The Spanish Experiment of Direct Democracy« , Boston review, 14 février 2012. [↩]
- Ernesto Ganuza, Héloïse Nez, « Among militants and deliberative laboratories: the indignados », in
Benjamín Tejerina et Ignacia Perugorría (dir.), Crisis and Social Mobilization in Contemporary Spain:The M15 Movement, Farnham : Ashgate, (2015). [↩] - Nous pensons aux travaux du philosophe Ernesto Laclau et de la politologue Chantal Mouffe qui sont une référence des mouvements sociaux altermondialistes. [↩]
- Joan Manuel Serrat, un célèbre auteur-compositeur espagnol. [↩]
- C’est un point controversé de savoir si les membres créateurs de Podemos participèrent ou non au 15M. Selon Juan Branco, « Podemos : l’indignation au pouvoir ? », Esprit, décembre 2014, c’est non. D’après nos propres informations, ce non n’est pas exact. Sans avoir été des protagonistes du mouvement, ils s’y sont impliqués d’une manière ou d’une autre, comme 8 millions d’autres personnes. Ce point a son importance, puisque leur non-participation peut être interprétée comme une attestation de leur opportunisme : puisque leurs ambitions de gauchistes ont été déçues, ils récupèrent un mouvement dans les valeurs duquel ils ne croient pas sincèrement, comme l’attesterait leur non-participation. Mais, même sans spéculer sur leur participation au 15M ou non, il demeure que leur passé de militants gauchistes tranche avec la virginité politique de nombreux adhérents de Podemos. On reviendra plus loin sur ce point difficile. [↩]
- Le terme espagnol : empoderamiento – un des mots-clés des mouvements sociaux –, équivalent de l’anglais : empowerment est difficilement traduisible en français. [↩]
- Cette notion est au centre du travail d’Yves Sintomer. Voir notamment son ouvrage Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, 2007, Paris, La Découverte. [↩]
- Selon César Molinas, « Las clases ‘extractivas’. Una teoría de la clase política española », non seulement la classe politique espagnole s’est constituée en un groupe d’intérêt particulier, mais en plus elle est devenue une classe « extractive » qui détourne la richesse commune pour ses propres bénéfices, El pais, 10 septembre 2012. [↩]
- Pour les théoriciens du libéralisme, qui sont des héritiers de Kant, le lien politique est de nature purement juridique : ce qui compte, c’est le respect – qui peut être éthique, mais qui peut aussi avoir pour raison l’intérêt – du droit. Qui plus est, un sentiment moral comme la compassion est suspecté, depuis l’événement de la Terreur, de masquer la négation pure et simple des droits. [↩]
- Voir ici. [↩]
- Voir ici. [↩]
- On notera qu’on peut voter (en ligne) sans appartenir à un cercle – ce qui fait craindre à certains qu’une minorité déconnectée de la base, de « ceux d’en bas» décide du futur du mouvement, tandis que d’autres voient au contraire dans cette possibilité une manière d’élargir la participation. [↩]
- Lors du vote des projets et des équipes, Victor Garcia choisit de soutenir le projet et l’équipe de Pablo Echenique, qui ne réussit cependant qu’à totaliser 12% des 112000 suffrages contre 80% pour « Claro que Podemos ». [↩]
- On notera, avec Juan Branco, Esprit, décembre 2014, que Pablo Iglesias bénéficie depuis plusieurs années d’un accès aux télévisions financées indirectement par les gauches latino-américaines mais aussi par le gouvernement iranien. Pablo Iglesias est notamment présentateur de l’émission Fort Apache sur HispanTV. On peut écarter assez facilement la polémique sur sa médiatisation : s’il suffisait d’être médiatique pour obtenir des votes, le PP devrait remporter haut la main toutes les élections, puisque son influence s’étend sur la plupart des grands medias de communication. La question demeure de savoir s’il est non seulement cohérent, mais aussi bon de présenter une émission « progressiste » sur une chaîne financée par un pays très peu démocratique et à forte tendance idéologique. [↩]
- Quelques temps auparavant, Esperanza Aguirre, l’ex-gouvernante de la région de Madrid, figure de la droite libérale agressive et conservatrice, déclarait: “Le consensus signifie l’absence de principes et la présence des connivences”. [↩]
- C’est par exemple la position de Juan Branco dans la revue Esprit. [↩]
- Pablo Iglesias, « The Left Can Win” [↩]
- Voir sur Politis.fr « Cadeau : La leçon de communication politique de Pablo Iglesias ». [↩]
- En Espagne, le PSOE et IU ont entrepris un grand travail de réforme. En France, un certain nombre de responsables et d’intellectuels de gauches ont signé un manifeste « Chantiers d’espoir » dont la philosophie est similaire à celle des indignés. On notera « le soutien international » apporté à Podemos par de nombreux intellectuels post-marxistes. Voir ici. [↩]
- Voir ici. [↩]