Mohamed aura dix-huit ans en juin. Né en Côte-d’Ivoire de parents burkinabés, il a parcouru quelques 7000 kilomètres en un an avec pour seul objectif de pouvoir étudier. Orphelin de père et de mère, mais moralement soutenu durant son voyage par sa « petite maman », il habite aujourd’hui à Nantes, où il est le premier de sa classe au lycée. Portrait.
ÉTRANGER PAR NAISSANCE.
Mohamed sourit: «Je suis né en Côte d’Ivoire, mais je suis burkinabé, le pays des hommes intègres.» Nous avons déjeuné ensemble, à Nantes, chez des amis communs, une maison simple et chaleureuse, avec deux chats, des livres, et ce qu’il faut de désordre pour se savoir en vie. «Il faut que tu rencontres ce garçon, m’avait dit une militante locale au téléphone, il a traversé l’Afrique pour aller à l’école.» Nous sommes assis au salon, la chatte a sauté sur ses genoux, puis elle bondit de nouveau sur le dossier du canapé, juste derrière lui. Alors que je sors mon cahier, Mohamed feuillette un album illustré, qui doit parler de sciences ou d’histoire, un de ceux qu’on offre ici aux jeunes adolescents, un livre comme il n’en a pas eu. Je vois son regard qui se déplace agile sur la page, il a déjà quelque chose d’un lecteur averti, qui va à l’essentiel. Je viens d’achever mes préparatifs et il relève aussitôt les yeux. Sa réaction à ma première demande me fait sourire à mon tour. Peu à peu ses réponses se feront plus longues et mes questions ne viseront guère qu’à obtenir de simples précisions. Je l’écoute.
Mohamed aura 18 ans en juin. Il est l’avant-dernier d’une famille de huit enfants, auquel s’ajoutent trois demi-frères, son père ayant eu deux femmes. Ses parents sont décédés l’un et l’autre l’an dernier, à un mois d’intervalle. Son père a été victime d’un accident de la route, alors qu’il effectuait un déplacement en taxi pour son travail. Emmené à l’hôpital, il n’a pas survécu à ses blessures, n’ayant pas d’argent pour se faire opérer. Sa mère a succombé, m’explique-t-il, à une crise de rhumatismes -il cherche le mot, que je lui souffle, mais ce curieux diagnostic laisse surtout penser qu’elle est morte elle aussi faute de soins. Mohamed ne sait pas exactement quel âge ils avaient, il essaie de se souvenir, à ce qu’il me dit, son père devait avoir une cinquantaine d’années.
«Il me reste ma petite maman, elle sait lire, écrire et parler français» s’empresse-t-il d’ajouter. Sa petite maman, c’est la deuxième femme de son père, «c’est comme ça qu’on dit en Afrique» me précise-t-il aussitôt. Mais dans sa voix, ses mots trahissent une émotion qui balaie la pudeur d’un simple usage. Mohamed est un enfant qui a grandi trop vite et qui entre orphelin dans l’âge adulte.
En Côte d’Ivoire, Mohamed est le seul de la fratrie à être allé à l’école jusqu’en cinquième. À la rentrée suivante, son père a cessé de payer l’école pour scolariser ses demi-frères. «C’était une école privée, car je n’étais pas ivoirien, il fallait tout acheter, l’uniforme, les fournitures.» Durant l’été, Mohamed a fait des petits contrats dans un abattoir mais ce qu’il a gagné n’a suffi que pour un seul trimestre. «Après, m’explique-t-il, je ne pouvais pas travailler suffisamment et suivre les cours.» Durant cette période, sa mère et son père se séparent, sa mère part vivre chez son frère, et son père reste chez sa deuxième épouse.
LE TOUT POUR LE TOUT.
À la faveur du désordre familial, en 2012, Mohamed choisit seul de tenter sa chance au Burkina Faso. Il pense pouvoir s’y inscrire à l’école publique. Mais les places manquent, là-aussi. Dans ce qu’on lui dit être son pays -la Côte-d’Ivoire applique le droit du sang- il se retrouve de nouveau étranger. Il travaille quelques temps avec un frère de son père, puis il entame un long voyage vers le nord. Il arrive d’abord au Niger. Là, il ne trouve pas même un endroit pour dormir, la nuit il hante comme d’autres gamins les abords de la gare de Niamey. «De toutes façons, mon rêve était de travailler dans le milieu marin, et au Niger il n’y a pas la mer.» Pour 35 000 francs CFA -environ 50 euros- il trouve des passeurs pour l’emmener en Algérie, à Tamanrasset. Dans les ghettos, les migrants plus âgés ne sont guère encourageants. Il essaie de s’inscrire en plomberie, mais en vain. À Ghardaïa, grâce au HCR, il trouve une place pour une formation dans le milieu social. Mais les conditions sont très difficiles. Les cours sont en arabe -une langue qu’il ne connaît pas- il ne faut pas croiser le regard des filles, même inopinément. Dérouté par ces codes qu’il ne comprend pas, il s’attire quelques ennuis à la sortie des cours. Une fois encore, il se rend compte qu’il n’a pas terminé son voyage.
«J’ai travaillé dans des champs de blé, d’olives, de pommes de terre. Avec l’argent, je suis allé au Maroc et j’ai aussi envoyé un peu d’argent à ma mère.» Passé la frontière, il est employé dix heures par jour pour gagner 7 euros. «Au Maroc, me dit-il, l’esclavage n’a pas été aboli, il a été modernisé.» Il dort dans les ghettos, puis il rejoint la forêt qui longe l’enclave espagnole de Melilla.
LA TRAVERSÉE.
Ce lieu est presque un monde à part, certains sont là depuis plusieurs années. Le matin, on fait un genre de thé avec des feuilles d’olivier. Vers midi, on part fouiller les poubelles, on récupère des tomates, des pattes et des têtes de poulet, puis on fait cuire le tout sur des feux de fortune. On dort vers 21 heures, car la police passe tôt dans la nuit, vers 3 heures du matin. Dans cette zone de non droit, des migrants ont été battus à mort, et pour tenir le coup, la communauté est soumise à une sorte de discipline militaire. Après quelques semaines, il quitte la forêt. «J’ai vu que ce n’était pas un endroit pour moi.»
À Tanger, il s’organise avec d’autres jeunes, tous plus âgés que lui. Ils sont neuf et décident d’apporter chacun cent euros pour mettre en place leur projet commun. L’objectif est atteint six mois plus tard. Ensemble, ils achètent un zodiac, une pompe et un seau pour écoper. Personne ne sachant nager, ils achètent aussi des gilets. Il est le seul à en être à sa première tentative, les autres ont déjà essayé de passer six ou sept fois. Pour se rendre jusqu’à la plage, en pleine nuit, ils paient un genre de passeur, que les migrants appellent ici «l’automafia». Arrivé sur place, tout le monde se relaie pour gonfler. Dans l’embarcation, l’un d’eux se couche à l’avant pour maintenir l’équilibre, six autres pagaient, un huitième motive l’équipage. «Mon rôle à moi était de rester à l’arrière pour écoper.»
Cette nuit-là, pourtant, la mer est trop grosse. Ils essaient de prendre le large sans succès jusqu’à six heures du matin. Finalement ils se résignent à cacher le zodiac et à rentrer à pied.
Deux mois plus tard, nous sommes à la fin 2013, ils tentent de nouveau leur chance. L’embarcation n’a pas changé de place, personne ne l’a détériorée. Mais durant la mise à l’eau, ils perdent trois pagaies et le seau. Qu’à cela ne tienne, ils poursuivent l’aventure. Le zodiac dérive de 3 heures à 10 heures du matin. À un moment donné, l’un des jeunes s’étend au milieu de l’embarcation, il n’en peut plus. Les autres essaient de le relever, mais en vain. La place se met à manquer, il faut garder un pied dehors, tous sont pétrifiés par la peur, car le bateau n’arrête pas de tanguer. Ils renoncent à pagayer et appellent la Croix Rouge espagnole. Plusieurs bateaux passent sans les voir avant qu’ils ne soient repérés par un hélicoptère.
EN EUROPE.
Arrivés à l’hôpital, on leur annonce que leur ami est mort depuis deux heures. Les huit autres sont placés en rétention durant deux mois. À sa sortie, Mohamed refuse de signer une demande d’asile. Les autorités lui proposent de prendre un billet pour une destination de son choix. Il choisit Bilbao, la ville la plus proche de la frontière française. Son objectif n’a pas changé, il veut aller à l’école. «À Bilbao, c’était très dur, il y avait beaucoup de racisme, les gens te traitaient de puta de negro dans la rue, on te crachait dessus.»
Au foyer ivoirien, les grands se cotisent et lui «coupent» [lui achètent] un billet de train pour Paris. Là, il passe un peu de temps dans deux squats, l’un à Montreuil, l’autre à Saint-Denis. Puis il reprend contact avec un ami qu’il a connu en Algérie et qui vit maintenant à Nantes. Il lui conseille de le rejoindre. «J’ai pris le TGV à Montparnasse, je suis resté deux ou trois mois dans le squat puis trois ou quatre chez un Ivoirien. Quand il s’est marié, c’est devenu compliqué et je suis retourné au squat.»
Mohamed passe alors un test de niveau d’études, et bien qu’il ait arrêté le collège en cinquième, il est déclaré apte pour rentrer au lycée. Après plusieurs tentatives, il est aussi reconnu mineur, après que lui sont parvenus ses documents burkinabés.
Cet objectif de travailler dans le milieu marin, m’explique-t-il enfin, était en fait celui de sa sœur aînée, qui a arrêté l’école pour qu’il s’y rende à son tour. «Je lui ai dit, puisque c’est de ma faute si tu ne peux plus étudier, je vais accomplir ton rêve pour toi.» À Nantes, il essaie par tous les moyens de s’inscrire au lycée maritime, mais en vain. Au Centre d’information et d’orientation, la réponse est sans équivoque : «Pour vous, il n’y a pas de solution.» À côté de lui, se souvient-il, il y avait un jeune plutôt démotivé pour lequel le personnel multipliait les efforts.
Depuis septembre, il est inscrit au lycée Saint-Félix, en seconde, où il prépare un bac protection de l’environnement. À la fin du premier trimestre, il est premier de sa classe. «J’ai appelé ma sœur pour dire que je n’avais pas tout à fait réussi à exaucer son rêve, mais elle m’a dit que ce n’était pas grave, que j’avais au moins essayé. Et puis, avec ce diplôme, je vais peut-être réussir quand même à trouver un métier dans le milieu marin.»
Aujourd’hui, Mohamed est hébergé en hôtel en cohabitation avec cinq autres jeunes, il fait du bénévolat pour Gassprom, une association locale de solidarité avec les immigrés. Théoriquement, il devrait recevoir une petite allocation de cent-vingt euros tous les quinze jours. Mais comme les 85 autres mineurs dans sa situation à Nantes, cette somme ne lui a jamais été versée. On lui fournit simplement le couvert et les produits d’hygiène. Dans quelques mois, la majorité atteinte, les difficultés pourraient recommencer. Il sera de nouveau menacé d’expulsion, même s’il peut faire valoir qu’il est inscrit pour un cursus de trois ans. Il devra demander un récépissé de carte de séjour d’abord pour trois mois, puis pour six, et de nouveau pour un an, cinq ans, dix ans.
LA SAGESSE DE LUTTER.
Mohamed a fini de raconter son histoire. Mais il continue de parler, il a tant de choses à dire, tout ce qu’il a appris durant sa courte existence. «Quand on regarde les gens agir différemment, il ne faut pas les juger mais essayer de comprendre pourquoi. Ils ont quoi sur le cœur qui les poussent à agir ainsi?» Il me parle des jeunes immigrés autour de lui. Beaucoup de mineurs sont encore à la rue. Ceux qui bénéficient le plus facilement de protection sont les plus jeunes, qui ont quinze ou seize ans. «La France, se souvient-il, les Africains la voient comme un père, un tuteur, un ami. Quand on arrive ici, on voit bien que toutes ces belles paroles sont fausses.» Mais il est difficile de dire aux amis qui sont restés au pays qu’ici aussi il y a des problèmes. La France, pour les Ivoiriens, c’est celle qu’on montre à la télévision. En voyant autant d’argent dépensé, il est impossible de penser que quelque chose ne va pas.
Du pays où il vit désormais, Mohamed a décidé de voir le bon côté. «En France, quand tu connais tes droits, tu as une bonne chance d’obtenir ce que tu réclames.» Et puis, il y a le travail des associations, des militants. «Ce sont eux qui font la force de ce pays, c’est grâce à eux qu’il reste une terre d’accueil. Ici, je n’ai jamais passé une journée sans manger, c’est dur, mais c’est mieux qu’ailleurs.» Si un jour il retourne en Côte d’Ivoire, Mohamed voudrait ramener bien des choses qu’il a apprises ici, mais pas tout. «Ici, un vieux doit demander qu’on lui laisse une place assise dans le bus, chez nous les gens se lèvent spontanément, même pour quelqu’un qui a quelques années de plus qu’eux.»
«Pourtant, poursuit-il, il y a tellement de choses à changer en Afrique.» Puis il se lance dans une condamnation sans appel de la polygamie et de l’excision. «Il faut aussi que les gens cessent de faire autant d’enfants, surtout quand ils ne peuvent pas assurer leur avenir.»
Mohamed sourit encore : «Il ne faut pas rester dans son petit coin. Il faut continuer à lutter même s’il n’y a rien à défendre. Jamais s’asseoir, toujours bouger.»
Comme il poursuit ses réflexions, je pense au ciel qui s’assombrit ici chaque jour davantage : «La première des choses à bannir c’est la peur. La peur ne résout rien. Il n’y a pas de vraies luttes sans victimes, et pourtant les gens attendent que ça empire. Pourtant, dès que tu as l’impression que ça ne va pas, il vaut mieux agir directement.»
Que pourrais-je ajouter ?
Article publié en partenariat avec France terre d’asile, lundi 2 mars 2015.
Voir aussi:
- La rubrique Migrations de ce site.
- Le reportage de BFM-TV du 10 mai 2015 sur Mohamed.
- Mohamed au micro de RFI pour l’émission En sol majeur du 20/06/2015.
- Mohamed au micro de France Inter -Zoé Varier- pour l’émission D’ici, d’ailleurs du 01/01/2016. Enregistrement du 21/11/2015.
- Du piment dans les yeux, spectacle de la compagnie Anteprima, créé à Vienne en novembre 2016, sur un texte de Simon Grangeat tiré de l’histoire de Mohamed, où il joue son propre rôle.