(Quelques rapprochements malséants en matière de massacres)
Note préliminaire de Jean-Claude Casanova:
Francis Deron a été le correspondant du Monde en Chine et dans d’autres pays d’Extrême-Orient. Il est un des experts les plus reconnus du monde asiatique.
L’article que nous publions a une histoire curieuse et édifiante. Il devait paraître dans Monde Chinois. Il a été imprimé. Puis les exemplaires imprimés ont été pilonnés par le propriétaire. La revue a été réimprimée, mais sans l’article de Francis Deron.
Francis Deron et René Vienet – ce dernier animait Monde Chinois et n’a pris, bien entendu, aucune part dans la suppression de l’article de Deron – ont bien voulu nous demander de le publier.
Nous le faisons avec empressement. Pour l’auteur que nous estimons. Pour l’article qui rapproche la révolution culturelle chinoise et les massacres cambodgiens de Pol Pot. Pour le principe enfin. On conseille aux Français, ici ou là, de ne pas en rajouter sur les droits de l’homme, de mieux « comprendre » ces « régimes », qui ne sont certes pas libéraux, mais qui ne peuvent pas l’être du fait de l’histoire ou des circonstances. Bref, on nous conseille de ne pas critiquer les autocraties ou les tyrannies, dans l’intérêt de notre commerce et de notre politique étrangère.
Cette attitude est offensante. Pour les Français à qui elle suggère de voiler la vérité. Pour les Chinois, les Russes, pour d’autres encore, car elle méprise ceux qui, dans ces pays, luttent pour la liberté. Attitude offensante, écrivons-nous. Peut-être devrait-on ajouter : méprisable.
(l’article qui suit a été préalablement publié dans la revue Commentaires, dont Jean-Claude Casanova est le directeur)
Constater que nous vivons des temps qui privilégient le quantitatif sur le qualitatif, le premier tendant à oblitérer le second, est un truisme. Le chiffre monopolise notre perception du réel. Le journaliste, chroniqueur de l’instant s’adressant à des millions d’inconnus, le sait mieux que quiconque, au moins intuitivement, qui s’attache à illustrer l’importance relative de son propos par des précisions chiffrées censées permettre au lecteur, à l’auditoire, de classer le sujet traité sur son échelle de jugement personnelle. Une nauséeuse hiérarchie s’instaure alors. Entre box-office des navets, responsables de trous financiers et auteurs de crimes en série. Hiérarchie d’autant plus perverse qu’elle n’est pas contestable d’emblée : « record battu ».
Pour autant, il est au moins un domaine où l’on souhaiterait que le quantitatif prévale : ce champ d’étude encore mal exploré qu’est le crime d’État, qui intéresse au premier chef le monde chinois, et donc Monde Chinois. Précisément, qu’une réponse soit apportée à une question vieille de quarante ans, le bilan, en vies humaines, de la « révolution culturelle », une des très grandes monstruosités du XXe siècle. De manière intéressante, la « révolution culturelle » est le seul cataclysme politique de l’après-1945 dans le monde où conjectures et extrapolations font encore la loi, et où le chercheur est condamné à des observations au cas par cas, d’où il ressort que, peu ou prou, la tourmente n’a épargné personne. Ce qui ne répond pas à la question posée.
Un cataclysme politique livré aux conjectures
Il nous revient en mémoire à ce sujet un drame traité en quelques lignes, dans les années 1990, par un organe de presse du régime chinois, le Quotidien de la Justice. De façon très factuelle, le quotidien racontait la comparution devant un tribunal pénal d’un paysan pauvre, appelons-le Li, convaincu du meurtre de sa propre fille, en âge nubile. Il se trouvait qu’un paysan du même village, appelons-le Wang, sensiblement moins pauvre que Li, avait fait savoir qu’il ne supportait pas le chagrin d’avoir vu son fils mourir de quelque maladie en célibataire, et était prêt à fournir une récompense confortable à la famille d’une jeune femme décédée prématurément qui accepterait de se prêter à un simulacre d’union du jeune couple défunt. Ce « mariage dans la mort » était jadis une habitude répandue dans les campagnes chinoises, destinée à épargner aux deux jeunes disparus le sort des « âmes errantes » dans l’au-delà. Fort endetté, le paysan Li n’avait fait ni une ni deux, avait tordu le cou de sa fille unique et s’était présenté un beau matin chez le paysan Wang en réclamant sa « prime » pour le cadavre.
Cette histoire atroce, qui n’a aucune raison objective d’avoir été un cas unique, était révélatrice d’une érosion des valeurs morales élémentaires dans une société profondément malmenée par le régime communiste. Les violences subies durant la « Révolution culturelle », l’abandon subséquent du maigre filet de sécurité morale que constituaient les « valeurs communistes » et le vertige provoqué par le retour de la valeur monétaire pour seul référent social expliquaient vraisemblablement l’acte du père assassin.
Mais qui était le véritable responsable de cet ahurissant comportement ? Celui-ci suppose une démarche plus consciente encore que les cas documentés d’anthropophagie en Chine rurale durant les périodes de famine extrême, lorsqu’une « bourse aux bébés », par adoptions croisées, s’instaurait de facto entre lointains cousins pour permettre aux affamés de se nourrir de viande de nourrisson sous couvert d’une suffisante distance familiale (il est à craindre qu’il soit moins difficile à l’homme de se satisfaire pour pitance de la chair d’un enfant humain à condition qu’il n’appartienne ni à sa propre filiation directe, ni à celle d’un voisin). Ces cas d’anthropophagie à l’ère moderne ont été attestés notamment par Wei Jingsheng dans ses notes autobiographiques ainsi que lors de conversations privées rapportant les divers déclics mentaux par lesquels ce fils de brave combattant communiste de rang honorable est devenu un farouche opposant du régime de son père à la suite de la découverte de ces réalités rurales chinoises au début de la Révolution culturelle.
Le paysan Li, sans que cela excusât son acte, n’appartenait-il pas à l’immense cohorte, aux effectifs encore inconnus, des victimes directes puis indirectes du maoïsme sous sa forme la plus poussée, qui ont subi de plein fouet l’accélération de l’horreur totalitaire à partir de 1966 ? Faut-il s’étonner qu’après avoir vu les curseurs moraux les plus élémentaires poussés, en tous sens, certains aient du mal à se réadapter à leur retour vers des zones moins démentes ?
Combien de morts ?
Les témoignages individuels publiés en Chine même ou parvenus en Occident sur ce que furent les années 1966-1969 ne manquent plus. Les récits à l’échelle de localités spécifiques non plus. Les troubles psychologiques individuels ou collectifs ayant résulté de la « révolution culturelle » ont été sinon exploités systématiquement, du moins abordés de manière substantielle par quantité d’auteurs soit sous forme littéraire – encore qu’avec prudence – soit dans des participations à des études universitaires, statistiques, sociologiques, etc.
Cependant, un chiffre, un simple constat numérique, incontestable si ce n’est à la marge, manque : la « révolution culturelle » équivaut à combien de morts sur le moment, à travers tout le pays ?
Song Yongyi, universitaire vivant aux États-Unis, avance le chiffre de « trois millions, soit 0,5 % de la population chinoise [de l’époque]. » Son étude, d’abord publiée à Hong Kong et qui vient de paraître en France1, ne pourrait se permettre d’aller plus loin sans tomber dans le piège de l’extrapolation à partir de cas spécifiques. Car ce qui frappe le plus, dans ce trou noir des années 1966-1969 en Chine, quatre décennies après les faits, est son caractère de nébuleuse démesurée aux pourtours exacts totalement inexplorés, à une époque où chaque centimètre carré de la terre est passé au peigne fin de la connaissance historique, où la technologie spatiale permet de reconstituer la vie quotidienne d’une cité engloutie par les sables voici des millénaires. « Il reste pour le moment difficile d’aller beaucoup plus loin que ce que cet ouvrage nous propose, c’est-à-dire des aperçus ponctuels de la folie meurtrière », souligne Marie Holzman dans son introduction. Cet ouvrage collectif a été réalisé par huit écrivains et chercheurs, parmi lesquels Zheng Yi, qui avait déjà publié le résultat d’une accablante enquête sur la résurgence du cannibalisme dans la province du Guangxi2, où la « révolution culturelle » fut particulièrement meurtrière comme en témoignent à nouveau deux textes de ce volume. « Il serait cavalier, note Holzman, de faire une généralité des exemples donnés dans ces récits » portant sur huit cas précis, bien circonscrits dans le temps ou dans l’espace, ou les deux.
Avant de nuancer ce propos, il faut tout d’abord s’entendre sur ce dont on parle exactement sous le vocable de « révolution culturelle ». Il est indispensable en particulier d’en revenir à un découpage historique précis dicté par la réalité des faits sur cette période. La wuchanjieji wenhua dageming commença en 1966 et prit fin pour l’essentiel en 1969 si l’on considère la seule période de chaos social absolu qui en fut le caractère le plus visible. Ce qui suivit le IXe Congrès du Parti communiste chinois de 1969 ressemble plus à une période d’instabilité sociale encore grave, alimentée par les crises de palais au sommet de la hiérarchie politique et les alimentant, mais n’échappant plus totalement au contrôle des forces de l’ordre communiste hormis dans les régions les plus reculées. Le fait que le régime, tôt après la mort de Mao, ait éprouvé le besoin de désigner par le terme de « révolution culturelle » la période des dix années s’étendant de 1966 au putsch interne d’octobre 1976 contre l’aile radicale emmenée par Jiang Qing n’est qu’un subterfuge historiographique visant à se reconstituer une certaine légitimité face à l’océan d’incompréhension à son endroit dont il avait inondé le pays durant la dernière phase de la vie de son fondateur.
À ce compte-là, il est falsificateur de considérer que la « normalité » a repris le dessus du jour au lendemain après le retour en grâce de Deng Xiaoping à l’été 1977, même si, en effet, dans les grandes villes, le calme prévalait pour l’essentiel dans la rue. Ce processus avait commencé avant la mort de Mao et se poursuivit sur plusieurs années après coup. À preuve, entre mille exemples, les ordres à répétition donnés par les autorités de diverses provinces, en particulier dans le Sud (Canton) en 1978 et 1979, pour que les civils restituent à qui de droit les armes volées à l’armée dans les années « chaudes » et conservées depuis lors dans des planques en vue d’être éventuellement réutilisées. Ces appels venaient avec une fréquence suffisante pour suggérer qu’ils étaient rarement suivis d’effet. On est encore aujourd’hui en droit de se demander quelle est l’étendue exacte de cet arsenal de l’ombre sur lequel la police n’a jamais réussi à remettre la main.
Ceci établi, il faut évidemment poser que l’extrapolation mathématique à partir d’un district, d’un village, d’une rue ou d’une province entière, à l’échelle d’un pays aussi vaste que la Chine, est en effet impossible et friserait l’insulte aux victimes comme aux rescapés. Toute désinvolture est interdite en la matière. Mais l’expérience dicte quand même des comparaisons, ou tout au moins des rapprochements instructifs. Les démographes, dont la science est loin d’être exacte, fournissent des éléments d’appréciation dont la « massacrologie » serait hélas ! mal inspirée de faire l’économie si, comme nous le pensons, un effort sérieux demeure nécessaire pour comprendre les rouages profonds de la société chinoise d’aujourd’hui à partir des traumatismes de cette époque. Tant il est vrai, démontré en de multiples autres cas, qu’on n’efface pas un passé de malheur d’un simple trait de croissance économique en hyperbole comme Pékin et l’ensemble des décideurs financiers et politiques de la planète s’efforcent de le faire croire dans le cas chinois.
Rapprochements
Premier rapprochement. En un peu plus de trois ans, entre 1975 et 1979, soit un temps comparable au « grand chaos » de la Chine, et à peine dix ans plus tard, les Khmers rouges, apprentis sorciers de la révolution à la mode chinoise, ont infligé au minuscule Cambodge – peuplé alors de huit millions d’habitants, soit une ville chinoise plus petite que Pékin à l’époque, à peine plus grosse que Canton et ses environs – une perte immédiate de population d’un tiers, par deux moyens essentiellement : la violence d’État pure et simple dans un contexte d’esclavagisme généralisé et la famine.
Deuxième rapprochement, également contemporain de la « révolution culturelle ». A l’échelle nationale, le général indonésien Suharto a supervisé en 1965-1967 l’élimination physique de 500 000 à un million de sympathisants gauchistes et autres civils soupçonnés de penchants subversifs à travers son archipel (avec l’acquiescement patent de Washington) au nom d’une volonté d’unité nationale absolue dans l’anticommunisme. C’est la plus meurtrière répression à l’encontre de civils de la part d’un pouvoir en Asie, hors du monde communiste, dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Dans l’un comme dans l’autre cas, il faut souligner que les moyens mis en œuvre par l’État dans ses basses œuvres étaient assez faibles par rapport à ceux dont disposaient les diverses forces armées en présence en Chine pendant la « révolution culturelle ».
Au Cambodge, les Khmers rouges avaient aboli la mécanisation de l’horreur. La plupart des victimes de mises à mort extrajudiciaires furent assassinées à l’arme blanche, le gourdin frappant le crâne du supplicié ligoté à genoux étant le plus fréquent cas de figure, comme en attestent les plus de 2 000 fosses communes retrouvées depuis à travers le pays. D’autres instruments rudimentaires furent employés, mais qui relevaient eux aussi de ce retour à l’univers rural qui caractérisa le régime de Pol Pot. On signale ainsi l’utilisation régulière de branches de palmier à sucre, aux bords finement dentelés, qui, bien maniées, peuvent avoir le même effet sur une gorge humaine que la plus acérée des lames de sabre. Il n’y a aucune raison de penser qu’un nombre important d’armes à feu aient été utilisées pour éradiquer « l’ennemi de l’intérieur ». Les combattants Khmers rouges ou leurs auxiliaires civils – souvent des enfants fanatisés auxquels les adultes étaient jetés en pâture – étaient trop dépourvus en fusils ou économes des munitions pour que cette méthode de mise à mort ait été plus qu’exceptionnelle.
Dans le cas de l’Indonésie, les moyens manquaient moins mais la nature des violences perpétrées par les représentants de l’État n’impliquait guère le recours à des sommets de sophistication. L’armée indonésienne et ses nervis se sont livrés à ce qui était essentiellement une chasse à l’homme réglée pour conclure par quelques coups de fusil ou de pistolet. La plus grande difficulté qu’ils aient rencontrée tenait au terrain de la poursuite : les forêts d’une grande densité, le déploiement nécessaire sur des milliers d’îles à une époque où la logistique (carburants, pièces mécaniques) est encore très en deçà des besoins géographiques… Ces obstacles furent surmontés par une forte détermination à « casser du communiste » de la part des agents de l’« Ordre nouveau » en cours d’implantation.
Un autre rapprochement instructif est encore fourni par l’Indonésie de Suharto. Lorsque l’ancienne colonie portugaise du Timor oriental se déclara indépendante à la suite du retrait de l’administration de Lisbonne, conséquence du renversement de la dictature de Salazar en 1975, l’invasion presque immédiate des forces de Jakarta se solda très rapidement (deux à trois ans) par l’élimination physique d’un tiers de la population alors estimée à 600 000 habitants. Ceci sur un territoire grand comme un district de Chine populaire et peuplé avec une densité de l’ordre des régions désertiques les plus reculées du territoire de la République populaire (la moitié de la population de Timor est concentrée dans la capitale Dili).
Un chiffre trop bas
Ces quelques éléments de comparaison s’en tiennent volontairement à des crises de la même époque que la « révolution culturelle », après la grande saignée de la Deuxième Guerre mondiale en Asie et hors du champ de famine généralisée qui a suivi, en Chine, le « grand bond en avant » de 1958. Ils permettent d’avancer que le chiffre de trois millions de victimes cité par Song Yongyi pour la période 1966-1969 constitue à coup sûr un minimum trop bas.
Pour plusieurs raisons. La continuité territoriale de la Chine ; la libre disposition des armes à laquelle étaient rapidement parvenus les gardes rouges en les saisissant dans les arsenaux des casernes au nom de Mao ; la facilité d’emprunt des moyens de transports – non pas immobilisés par le chaos, mais mis à la disposition des « rebelles » – ; l’usage quasi sans limite des traitements cruels infligés aux détenus en l’absence de toute codification ; l’exemplarité conférée à l’humiliation publique violente des victimes désignées… Autant de facteurs qui n’ont pu que favoriser une généralisation des violences, qu’elles soient commises par l’État ou ce qu’il en restait, par ceux qui s’en réclamaient de leur seule autorité ou par des groupes spontanés dont les mobiles idéologiques étaient de plus en plus confus. De nombreux cas, qu’il est effectivement impossible de projeter à l’échelle nationale dans un schéma logique, mais n’en demeurent pas moins significatifs, témoignent de l’ampleur qu’a pu prendre la tendance au « débordement ».
En outre, les travaux de Song Yongyi confirment que la violence n’a nullement été le fait d’une catégorie sociale particulière, celle des « rebelles », comme ne cesse de l’affirmer le gouvernement chinois depuis les faits en question. Elle était au contraire partagée par tous les segments d’encadrement ou de population évoqués plus haut : cadres communistes comme petits voyous au verbe haut, tous y ont eu recours. De même, les victimes des cas étudiés se « recrutent »-elles sur tout l’éventail social : aucun groupe, qu’il fût ou non dans les petits papiers de l’idéologie communiste institutionnelle, ne fut épargné.
Dans le temps, enfin, relève Song, une perception erronée sur l’étendue des violences est à revoir : « ce n’était pas […] en 1967, au plus fort des luttes entre factions, mais bien en 1968, que des violences et des massacres furent perpétrés après la mise en place des comités révolutionnaires et au nom du nouvel appareil d’État ». C’est-à-dire alors que le parti communiste s’efforçait de reprendre en mains la situation. Il en résulte un constat brutalement simple : « la plupart des assassins étaient des militaires et des apparatchiks du Parti [communiste chinois]. »
Un demi-million à un million de sympathisants du Partai Komunis Indonesia (PKI) en Indonésie (alors le plus gros parti communiste du monde à ne pas participer au pouvoir), 1,7 à 2 millions de morts au Cambodge, 200 000 morts au tout petit Timor oriental… Ceci pour ne parler que de pays voisins de la Chine, en écartant tout rapprochement délicat avec des méfaits du même ordre en Afrique ou en Amérique latine. Autant de chiffres qui permettent d’estimer à largement plus que trois millions les victimes directes de la « révolution culturelle » en Chine. Cependant, l’approche prudente de Song Yongyi s’explique par un contexte général d’intimidation qui a bloqué toute tentative d’en savoir plus ce qui s’est réellement produit alors.
Le contexte de l’après-crise était différent dans les trois autres cas cités. Au Cambodge, la guerre khméro-vietnamienne (1978-1979), la déroute du régime de Pol Pot, un sentiment de culpabilité des États-Unis après la guerre et la présence sur le sol américain d’une forte proportion de la diaspora khmère exilée ont servi de stimuli à un effort de recherche qui a fourni bien plus de résultats sur le bref passage des Khmers rouges au pouvoir que ce qui peut être encore affiché de nos jours sur une seule des provinces de Chine pour la « révolution culturelle ». Un programme de l’Université Yale, ses relais sur place au Cambodge, ont permis de mettre au jour et d’inventorier des dizaines de milliers de pages d’archives servant de base aux travaux des chercheurs et au Tribunal spécial Khmers rouges installé à Phnom Penh avec l’appui des Nations unies pour juger les grands responsables encore en vie.3
En Indonésie, les malheurs du mouvement communiste ont reçu un écho volumineux, naturel mais salutaire, aux Pays-Bas, tardivement mais relativement suivi par le monde universitaire américain. A Timor, l’Australie et l’Europe du Nord ont également alimenté une indignation internationale qui a fini par porter ses fruits aux Nations unies, où la cause timoraise avait pignon sur rue dans les années 1980-1990.
Un secret d’État
Pour ce qui concerne la Chine, le monde universitaire occidental dans son ensemble et à de rares exceptions près a obtempéré à l’oukaze pékinois interdisant toute enquête sur la « révolution culturelle » dans sa dimension nationale. Les chercheurs occidentaux se sont contentés d’imiter leurs collègues chinois dans une approche limitée dans l’espace et dans le temps, se retranchant derrière l’argument selon lequel seul un accès aux archives secrètes du parti communiste permettrait une approche nationale. Et le PC, pour sa part, a fait en sorte de dissuader énergiquement toute velléité de travail en ce sens en embastillant les quelques historiens qui s’y étaient hasardés dans les années 1987-1988. Song Yongyi lui-même doit à cet interdit un séjour d’un peu plus de six mois en cabane en Chine (1999-2000). Le secret d’État que constitue toujours le coût humain immédiat de l’ultra-maoïsme triomphant demeure inviolé.
À cela, deux raisons évidentes. D’une part, le régime n’a nullement envie de voir accoler le nom de Mao à un simple chiffre constatant ce bilan dans des formules qui deviendraient vite des antiennes dans les livres d’histoire politique de la planète, sur le mode : « Mao, qui provoqua 20 millions de morts dans les dix dernières années de sa vie… » (un nombre à deux chiffres étant à notre sens plus probable qu’un nombre à un chiffre unique). D’autre part, une curiosité trop poussée conduirait à en finir avec un excès de simplisme sur les camps en présence. Il n’y avait pas, ou pas seulement, d’un côté les radicaux rangés du côté de Mao pour souffler sur les braises ; et, de l’autre, le camp des hiérarques brimés qui sortiraient vainqueurs de l’épreuve aux côtés d’un Deng Xiaoping, lui-même blanchi de toute responsabilité pour le fait qu’il n’était plus aux affaires. Le rôle trouble d’un Zhou Enlaï, les numéros de tourne-veste de nombre d’apparatchiks de haute volée, tout cela finirait par refaire surface de manière trop dommageable à la faveur d’un simple examen critique de la situation du pays à l’échelle nationale. L’un des textes rassemblés par Song Yongyi éreinte ainsi un commandant militaire bien en vue, Wei Guoqing (un des artisans chinois de la victoire communiste vietnamienne à Diên Biên Phuu contre les Français en 1954), sur qui s’appuya Deng Xiaoping une fois revenu au pouvoir. Hâtivement classé « dengiste », Wei Guoqing avait en fait une bonne part de responsabilités dans les violences extrêmes qui se déroulèrent au Guangxi sous sa houlette pendant la « révolution culturelle ».
Le refus du gouvernement chinois d’ouvrir ses archives les plus scandaleuses sur des périodes qu’il a – en principe – répudiées est en soi une mesure de la fragilité de toutes les abjurations de ce passé. L’absence de pression extérieure en ce sens sur Pékin souligne a contrario la docilité de la communauté des chercheurs occidentaux envers la communauté des décideurs de ce même Occident démocratique. Qui cherche à se voir rappeler, dans une rencontre à Zhongnanhai, sur combien de cadavres reposent les lourds fauteuils du salon de réception ?
La réalité historique demeure ainsi cadenassée dans un coffre-fort qui préserve de commodes illusions. Notamment, celle qui veut que la Chine communiste ait cessé d’exporter ses tourments internes dès lors que le grand branle-bas de combat des années 1966-1969 fut calmé. Si ce verrou sautait, on s’apercevrait vite, par exemple, que ce ne sont pas Mao et ses sbires, ni même l’éphémère Hua Guofeng, qui furent les meilleurs soutiens des Khmers rouges au Cambodge, mais bien les Zhou Enlaï et Deng Xiaoping4, ce clan avec lequel allait être édifiée l’ère post-maoïste et sa réconciliation avec l’Occident. C’est Deng qui fournit à Pol Pot les armes que ce dernier tournerait contre le Vietnam à la grande satisfaction de Henry Kissinger. Et que c’est sous Deng que les Khmers rouges, une fois renversés en 1979, parvinrent à se faire de très bons amis à Washington, aux Nations unies et à Paris au nom de la « souveraineté nationale » du Cambodge qu’ils étaient censés encore représenter après avoir perdu le pouvoir.
C’est donc à une approche un peu plus subtile que ce qu’il est habitué à fournir que le monde de la recherche a renoncé en témoignant de cette déférence envers le bien-penser ambiant, la même que le fait réagir dans son ensemble, par exemple, avec la véhémence que l’on a vue au livre de Jung Chang et Jon Halliday5 sur Mao. On se souvient d’une autre polémique, toute française celle-là : celle qui avait accueilli, en 1997, la parution du Livre noir du communisme,6 Ouvrage dont l’introduction avait fait scandale en mettant côte à côte les bilans chiffrés en vies humaines du génocide nazi des Juifs et de la répression stalinienne. Trois des auteurs au moins s’en étaient désolidarisés, jugeant « le rapprochement » inopportun. La polémique au sujet du livre porta aussi sur des variations de chiffres, pour le bilan total du communisme, de l’ordre de quelques points de pourcentage… Et pourtant, le livre de 840 pages ne comportait qu’une petite partie sur le communisme asiatique, la Chine elle-même y étant assez faiblement représentée en dépit du nombre élevé d’hommes embarqués dans cette histoire et de celui des morts enregistrées sous le drapeau rouge.
Ce n’est évidemment pas affaire de records, de classements, voire de rapport au kilogramme de papier par tonne de cadavres. Seulement de rapprochements éloquents, pour malséants qu’ils paraissent. On tient ici qu’il demeure impossible de prendre la mesure d’une telle épreuve pour un peuple et donc de ses conséquences lointaines si l’on n’a pas une idée approximative de son solde en nombre de victimes par rapport à l’ensemble.
Un procès taillé sur mesure
Des négationnistes, hier encore, décomptaient les tibias trouvés dans les charniers de Pol Pot pour tenter de démontrer qu’il n’y aurait pas eu de génocide au Cambodge. Depuis lors, les découvertes macabres faites à la pointe du soc des araires dans la rizière en un nombre sidérant pour une aussi petite nation ont interdit ce débat-là7. Pour autant, la responsabilité ultime des méfaits – l’appui déterminant fourni par la Chine au va-t-en-guerre Pol Pot, au mépris même de tout réalisme géopolitique – risque de rester à jamais dans les limbes, impunie, non jugée. Le procès, à composante internationale des survivants de la direction des Khmers rouges, à Phnom Penh, a beau être le premier d’un système communiste en justice internationale, il a été taillé sur mesure pour éviter qu’y soient mis en cause les pays qui ont peu ou prou permis au tyran khmer de donner toute la mesure de ses moyens puis de la faire oublier. L’ambassade de Chine au Cambodge, à la longue histoire de bastion très spécial de Pékin en Indochine, veille encore au grain pour qu’aucune entorse ne soit infligée à cette règle. Ainsi seront exonérés de tout examen par le Tribunal spécial Khmers rouges, outre Pékin, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, qui permirent que Pol Pot passe pour un personnage honorable sur la scène mondiale, et que, pendant vingt ans, après avoir perdu le pouvoir, les assassins qui furent ses sbires parlent au nom de leurs propres victimes à la tribune de l’Organisation des Nations unies.
Pour la Chine, des oublieux, aux mots de « révolution culturelle », regardent toujours ailleurs. Une époque qui quantifie pus que de raison sans chercher à combler un tel vide dans la connaissance de son passé immédiat semble par là inconsciente de ce que l’oubli du crime d’État finit toujours par rejoindre le crime lui-même. S’il est un domaine, tout bien compté, qu’on souhaiterait voir conquis par la dictature des chiffres, ce sont bien les cimetières du maoïsme.
Article initialement publié dans la revue Commentaire, numéro 125, printemps 2009, pp.95-102.
Le photographies sont issues d’Antonin Kubes, Kampuchea (Prague, Orbis Press Agency, 1982). Elles attestent de l’implication de Deng Xiaoping et du régime post-maoïste de Chine aux côtés de Khmers rouges.
Les fantômes des maoïstes, par René Viénet.
(l’article qui suit a été préalablement publié dans la Revue-Médias, en 2009).
Sous le pont qui demeure, le torrent des mensonges n’est jamais le même. Il fallut à Pascal Lorot de Choiseul, après avoir nié le pilonnage, expliquer, par la voix de ses avocats, pourquoi il avait pilonné. Il osa faire dire — craignant de se présenter devant le Tribunal de grande instance — que c’était pour faire disparaître l’introduction d’un article sur le trust chinois de la tomate en France, signé Pierre Gentelle, directeur de recherche au CNRS. Ou plutôt, une allusion, dans cette introduction, à un ministre de l’Enseignement supérieur lequel — piégé par un speechwriter maoïste attardé, puis le sténographe du Sénat— avait réclamé une « révolution culturelle » pour les universités françaises.
Afin d’éliminer cette seule phrase, qui ne citait même pas nommément Mme Valérie Pécresse, Pascal Lorot de Choiseul avança qu’il devait supprimer, dans un nouveau tirage du n° 14, les huit pages de l’article de Francis Deron sur les cimetières du maoïsme et deux images : l’une de Deng XiaoPing aux côtés de Pol Pot et l’autre de la tête du même Deng XiaoPing (avec celle du Président de la République Liu ShaoQi, qui mourra bientôt dans une cave) sous la massue d’un garde rouge maoïste. Mensonge estampillé par des avocats, pour les magistrats, avec une facture visant à démontrer que ce retirage amputé et expurgé avait permis de réaliser une substantielle économie. Pas de chance : le retirage en 136 pages a coûté plus cher que la première et authentique impression en 144 pages. On ne demandait pourtant pas à ce docteur en économie de compter les tibias ou les crânes.
L’article censuré a été repris, en signe de solidarité, par la revue Commentaire et, électroniquement, par Mediapart. C’est, dans un style sobre et retenu, une réflexion sur deux considérables massacres (des millions de victimes pour l’un comme l’autre) se réclamant du maoïsme, sur l’enthousiasme avec lequel initialement l’intelligentsia occidentale a accueilli ces deux séries de crimes de masse, pendant que la France, les États-Unis et la Chine étaient aux petits soins pour les Khmers maoïstes, au point de conforter plusieurs années durant leur présence à l’ONU alors que, sur le terrain, le nouveau gouvernement cambodgien soutenu par le Viêt-nam les avait mis en déroute.
Pascal Lorot de Choiseul réalise un rarissime (en France, depuis l’exécution de Joseph Darnand) acte de censure. Aucune « milice» française, aucun occupant n’a exigé ce pilonnage. C’est sans contrainte extérieure, sans crainte de représailles contre sa famille, en investissant l’argent de ses associés (qui ne protesteront pas) qu’il décide à grands frais cet attentat contre la liberté d’expression, cette atteinte au droit moral d’un auteur, ce coup de pied de l’âne sur les millions de cadavres du maoïsme en Chine et au Cambodge.
Pourtant, Pascal Lorot de Choiseul aurait dû penser que Deng XiaoPing ne lui en sera pas reconnaissant. Sait-il seulement que Deng XiaoPing est mort en 1997 ? Certains estiment même qu’il est mort politiquement en juin 1989, lorsqu’il a lancé les chars contre les pacifiques manifestants de la place TianAnMen. Et quand bien même serait-il vivant, ces deux photographies ne lui feraient ni chaud ni froid. Deng n’a jamais eu de complexe quant au soutien par la Chine des Khmers rouges contre le Viêt-Nam. Hiérarque éminent du maoïsme, puis victime du maoïsme (il échappe de peu à la mort, son fils est défenestré pendant qu’il est au trou), survivant du maoïsme puis ordonnateur de la condamnation à mort de Mme Mao, Deng ne cachait pas ses vieilles photos dans une boîte à chaussures.
Mais Pascal Lorot de Choiseul croit que la censure contre Francis Deron va lui ouvrir des portes et, dans un premier temps, s’en goberge. Il dépense 4 000 euros pour cela, on ne le soulignera jamais assez. Quels dividendes attendait-il de cet investissement ? Il lui faudra quelques jours, et un procès, pour comprendre qu’il s’est mis dans une seringue.
On doit se demander ce qui motive des comportements comme ce pilonnage, cette censure en temps de paix. C’est sans doute parce qu’on ne se penche pas assez sur les comportements comparables en temps de guerre. Mais le dérèglement de la morale que l’on peut reprocher à Pascal Lorot de Choiseul n’est pas exceptionnel. Il est de son temps : quelques semaines après le pilonnage de Monde chinois n° 14, l’Opéra de Paris prêtait sa scène à une représentation d’un des ballets préférés de Mère Ubu, «Le Détachement féminin rouge ». Cette chorégraphie madamemaoïste ressort en Chine de manière inquiétante car elle a peu à voir avec l’histoire initiale et les films qui en furent tirés, même si le réalisateur Xie Jin fut extrait de cinq années de goulag et forcé de valider les foucades de la balletomane épouse du Président.
Bref, en 2008, à Paris, on a vu sur la scène de l’Opéra ce dont Jean Yanne s’était déjà moqué plus de trente années auparavant, dans son film parodique produit par Marcel Dassault, « Les Chinois à Paris ». Quelques personnalités françaises en tenue de soirée applaudirent (en 2009!) à ce très mauvais souvenir de la révo-cul. L’une d’entre elles aurait dit : « Qu’importe qu’un entrechat soit blanc ou noir, pourvu qu’il nous permette d’effacer le souvenir du défilé du Bicentenaire » [le 14 juillet 1989, à Paris, lorsque la République fit défiler — devant trente-trois chefs d’État et deux millions de spectateurs — des étudiants chinois et leurs vélos, en hommage aux victimes de juin 1989]. C’est dans ces entrechats, cette perte des repères les plus élémentaires, que l’on doit apprécier le pilonnage de Monde chinois et la censure commise par Pascal Lorot de Choiseul.
Dans les colonnes du Figaro et de Libération, on note les soupirs de Mme Valérie Pécresse sur la très relative violence du moment — redoutée plus que ressentie — dans les universités françaises. Si la ministre des Universités avait de meilleurs nègres pour ses péroraisons devant le Parlement français, elle n’aurait sans doute pas donné la «révolution culturelle» en modèle de ses réformes (bien insuffisantes sur la voie de l’autonomie et de la liberté des universités). Elle ne se rend vraiment pas compte de ce que serait certainement son propre sort si, pour répondre à ses vœux, le président Mao bondissait de sa chasse en cristal et lui rejouait la musique qui a ruiné la Chine et, en particulier, ses universités, de 1966 à 1976, en faisant torturer puis exécuter beaucoup d’enseignants.
Et pas mal de ministres.
Est-il raisonnable qu’une ministre, qui se présente comme libérale et anticommuniste, puisse ainsi faire l’éloge de quelques millions de meurtres, de l’arrêt des cours pendant dix ans dans toute la Chine, d’épisodes d’anthropophagie ; et, sur ordre et sous la torture, de l’assassinat par ses propres lycéennes de Mme Bian ZhongYun, proviseur adjoint du meilleur lycée de Pékin — entre autres infamies. Ce fut le second meurtre de la révo-cul. Arrêtons-nous quelques instants sur ce meurtre-là, exemplaire des millions qui vont suivre. Les tortures vont durer une pleine journée : étrons dans la bouche, planches cloutées assénées sur tout le corps. C’était le 5 août 1966.
Treize jours plus tard, l’une des petites tueuses, sélectionnée, Song BinBin, enfilait mystiquement le brassard de la garde rouge au président Mao — qui lui suggérait de changer son prénom de BinBin (« Gentille & Modeste ») en YaoWu (« Va-t-en-guerre »). Cet épisode de BinBin, enfilant, de manière spectaculaire, son brassard plus haut que le coude au Président, a été mondialement diffusé par les télévisions, et extasia nombre de maoïstes en France. Dans l’érotologie des normaliens maoïstes, les fantasmes progressistes progressaient alors du poing au coude. Pour comprendre le maoïsme universitaire en France (chez les cathos-maos en particulier), une donnée essentielle est leur goût du sang, de la cruauté par procuration, des autodafés, vieille habitude. Dans le sous-sol du musée de Montauban, les chaînes du lit de torture épiscopal ne sont pas rouillées, et pourtant personne ne les a jamais astiquées.
L’épisode de Mao recevant un brassard de Song BinBin reste présent par la photographie dans de nombreux livres, mais sans son explication. C’est le sujet d’un bon article par XuJun Eberlein dans Monde chinois n° 12. C’est le sujet d’un admirable DVD de 68 minutes inséré dans Monde chinois n° 14 — livraison dont Pascal Lorot de Choiseul a interrompu la diffusion. Ce DVD de Hu Jie sera donc réédité, avec ses sous-titres en chinois, anglais et français, dans la couverture d’un livre qui donnera dans ces trois langues la transcription de la bande-son.
Espérons que Mme Valérie Pécresse le commentera dans les colonnes du Figaro ou de Libération, et au Parlement européen, pour corriger ses allusions admiratives à la révo-cul (et ses massacres) devant le Sénat et l’Assemblée nationale. Elle pourra même l’offrir aux médiathèques des lycées, et des universités.
Heine a écrit que l’historien est un prophète qui regarde en arrière. Un historien chinois a expliqué que l’histoire est un miroir qui permet de lire l’avenir. On ne regardera jamais trop par-dessus notre épaule ce qui s’est passé en Chine sous le maoïsme, et au Cambodge sous le règne des Khmers maoïstes, pour deviner l’avenir de la Chine et des relations de l’Europe avec la Chine. La citation la plus célèbre de cet ami de Marx, « là où on a brûlé des livres, on finit par brûler des hommes », a servi de sujet de dissertation dans tous les lycées d’Europe depuis que les livres de Heine ont été eux-mêmes jetés au feu par les nazis, qui vont ensuite réduire en cendres quelques millions de Juifs, de Tziganes, d’homosexuels et de démocrates. Lorsque Pascal Lorot de Choiseul déposera à l’Institut d’études politiques de Paris sa candidature à un poste d’enseignant, il faut espérer que le jury lui demandera pourquoi, en 2008, il a pilonné «Cimetières du maoïsme». Il est à craindre que le piédouche alors ne réponde que c’est parce qu’il n’avait pas d’allumettes sur lui ce jour-là et que son imprimeur avait peur du feu.
Pour aller plus loin:
1°/ De et sur les auteurs:
- Un hommage de Pierre Haski (rue 89) à la mort de Francis Deron en 2009. Celui de François Bonnet sur Médiapart (repris sur Shige Pékin) et celui d’Alain Frachon sur Le Monde (toujours repris sur Shige Pékin).
- Francis Deron, Le Procès des Khmers rouges, trente ans d’enquête sur le génocide cambodgien, Gallimard, 2009. Un extrait sur le site Books.
- René Viénet, La dialectique peut-elle casser des briques ? (1973). Détournement dans la lignée des films de Guy Debord du film chinois Crush (唐手跆拳道), de Kuang-chi Tu, sorti en 1972. Le film a été commercialisé pas les éditions Allia. Mais on peut voir aussi le film en ligne dans la meilleure tradition situationniste.
- Une mise au point des suites de l’affaire du Monde chinois sur le site Influences.
2°/ Quelques références sur le maoïsme et les Khmers rouges:
- Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao (Champ libre 1971, LGF 1989) repris dans Essais sur la Chine (Bouquins, Robert Laffont, 1998) qui réunit : Les habits neufs du Président Mao, Ombres chinoises, Introduction à Lu Xun, La Mauvaise Herbe, Images brisées, La forêt en feu, L’humeur, l’honneur, l’horreur. J’ajoute, même s’il y ait question d’un tout autre sujet, son très beau livre sur Les naufragés du Batavia (Arléa, 2003, réédité en 2005 en Points Seuil).
- Vivre ! (活着), un film chinois de Zhang Yimou sorti en 1994. Une fresque magnifique sur la Chine de la république à la Révolution culturelle.
- François Bizot, Le Portail, La table ronde, 2000. Un témoignage incontournable sur les Khmers rouges.
- Philip Short, Anatomie d’un cauchemar, Paris, Denoël, 2007. Sur les Khmers rouges.
- Le cinéma de Rithy Panh, un coffret DVD sorti aux éditions Montparnasse. Un entretien du cinéaste à propos de son film S21, la machine de mort khmère rouge (2002).
- Un site entièrement consacré au procès des Khmers rouges.
- Un excellent article de Pierre Haski (Rue 89), sur Fengming et Le Fossé, deux films de Wang Bing en sortie au cinéma en France en mars 2012.
- Pour une autre image de la Chine en 1972, je ne saurais trop conseiller le très beau film de Michelangelo Antonioni, Chung Kuo, La Chine, première édition intégrale chez Carlotta films en 2009.
- Lors d’une émission d’Apostrophes en 1983, Simon Leys s’en prit publiquement à la fièvre maoïste persistante d’intellectuels français et italiens, en la personne de Maria-Antonietta Macciocchi, auteure d’une des références du maoïsme français, De la Chine, Seuil, collection « Combats », 1971. Elle était là pour rendre compte de son dernier ouvrage, Deux mille ans de bonheur, Grasset, 1983. Voici quelques lignes de ses souvenirs, La femme à la valise, Paris, Grasset, 1988, p. 186-191:
« Procès à Paris : contre la Chine et la « dame italienne » J’arrivai dans le célèbre studio de télévision de Pivot pour l’émission Apostrophes [en 1983]. […] L’émission avait pour thème : « Les intellectuels face à l’histoire du communisme ». […] A y repenser aujourd’hui la tête froide, ce fut le seul procès célébré en direct à Paris contre les maoïstes années 70, les hyper-marxistes maoïstes qui avaient ponctué cette époque de manière retentissante. Mais le malheur était que tous avaient disparu. Il ne restait qu’un seul accusé, une femme, et une étrangère. Une dame italienne, comme m’appelait Simon Leys. Cette première phase de l’opération était pourtant indirectement suivie d’une seconde, qui tendait à faire oublier la furie maoïste des intellectuels parisiens -lesquels d’ailleurs avaient tourné leur veste avec roublardise. Où étaient -me demandais-je, abattue- Serge July, Sartre, Glucksmann, Philippe Sollers et Kristeva, Althusser et Badiou, sans compter Alain Peyrefitte et Roland Barthes, première manière ? Et Alberto Moravia, avec son livre de voyage, annonciateur de cet amour intellectuel de l’Occident et traduit dans plusieurs langues ? Disparu lui aussi. À Paris, en France, en Europe, sur la planète, dans cette soirée organisée par Apostrophes, il n’y avait qu’un seul survivant du maoïsme universel : la dame italienne, responsable, pour reprendre les parole de Leys, d’avoir caché « que la société chinoise était une société totalitaire, asservie par une bureaucratie corrompue, affamée de pouvoir, qui paralysait tout… La Chine, planète morte ». […] Pour moi, la Chine avait été tout autre chose. Je n’avais jamais assisté dans mon voyage à un seul acte de violence, un procès. En revanche, tout l’enseignement politique que j’avais pu entendre était basé sur ce leitmotiv : « Il faut convaincre avec la parole et jamais avec le bâton ». Ingénue ? Peut-être. Sûrement. Mais combien d’autres, encore plus ingénus ? […] Si une conclusion est possible […] : il vaut mieux que les intellectuels européens retournent à eux-mêmes et que leurs analyses ne se déplacent plus ailleurs, toujours ailleurs et plus loin dans le monde, à la recherche de la voie lactée pour notre futur. L’idéologie, avec son cortège de fanatisme et d’iconoclastie, est morte. »
- Parmi les intellectuels absents, Alain Badiou, le philosophe vivant « le plus vendu » en France aujourd’hui, n’a jamais vraiment délaissé les vieux habits du Président Mao. Sa nostalgie persistante rejoint comme il se doit celle de la vieille garde stalinienne -qui semble avoir trouvé en lui un nouveau héros- et les aventures fabuleuses du pseudo-gauchisme qui vend. Il confie encore sur Médiapart le 19 février 2012: « Oui, la Révolution culturelle est l’équivalent, dans les conditions bureaucratiques de l’État socialiste, de la Commune de Paris : un soulèvement qui indique ce que pourrait être une figure de masse de l’appropriation des idées communistes quand ce n’est pas l’État, ni l’aristocratie dirigeante qui commande tout, mais quand peuvent se libérer les conditions d’une action politique de masse. » Sans commentaires.
- À la mort de Mao en septembre 1976, voici les réactions de deux plumitifs peu susceptibles de sympathies pour la gauche: Jean d’Ormesson évoqua dans Le Figaro le « nouveau Prométhée », Alain Peyrefitte, dans France Soir , affirmait quant à lui : « Aucun chef n’a pris un peuple si bas pour l’élever si haut. » Dans son communiqué officiel, Valéry Giscard d’Estaing saluait « le phare de l’humanité qui venait de disparaître… » De quoi ces gens sont-ils le nom?
- Song Yongyi (dir.), Les Massacres de la Révolution culturelle, traduit du chinois, pref. de Marie Holzman, Buchet-Chastel, 2008, 284 p. [↩]
- Zheng Yi, Stèles rouges, Ed. Bleu de Chine, 1999. [↩]
- Le Documentation Center of Cambodia ; Yale University Cambodian Genocide Program. [↩]
- Une série de photographies issues d’Antonin Kubes, Kampuchea (Prague, Orbis Press Agency, 1982) attestent de l’implication de Deng Xiaoping et du régime post-maoïste de Chine aux côtés de Khmers rouges. [↩]
- Jung Chang et Jon Halliday, Mao, The Unknown Story, Jonathan Cape, 2005 ; édition française établie par Georges Liébert, Mao, L’Histoire inconnue, Gallimard, 2006. [↩]
- Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997. [↩]
- Du moins pouvait-on l’espérer lors de la rédaction de cet article, jusqu’à ce que de récentes interventions ne viennent à nouveau tenter de semer le doute (note de janvier 2009). [↩]