Tourné entre 2008 et 2012, présenté au Cinéma du réel en 2014, le documentaire Les Messagers sort en salle le 8 avril prochain. Un film ambitieux, qui aborde la question des migrants en Méditerranée par ce qu’elle a de plus dur, la mort et la disparition. Mais aussi une œuvre d’une puissante originalité formelle, traversée d’un irrépressible instinct de vie.
Me voici de nouveau plongé dans les chiffres, une mauvaise habitude sans doute, si l’on en croit quelques éditorialistes en vue qui préfèrent parler de ressenti, de malaise et de peur, quand il s’agit d’évoquer – y a-t-il meilleur sujet pour mentir – l’insécurité liée à l’immigration. Une rapide recherche m’amène vers un article du journal El Watan, faisant état de 5 000 morts. Il précise aussitôt: « 2014, l’année la plus meurtrière depuis vingt ans ». Ne nous y trompons pas, ces morts ne sont pas ceux liés à la délinquance – à raison de 2 homicides par jour en France, il faudrait près de 7 ans pour parvenir à ce chiffre – ni ceux des accidents de la route – leur nombre est inférieur d’un tiers. Ce bilan épouvantable est celui des migrants qui ont échoué pour toujours à traverser la Méditerranée: de la Turquie vers la Grèce, de la Libye vers l’Italie, ou du Maroc vers l’Espagne. J’en ajoute dix-huit – il se trouve que j’en ai eu la liste – pour ceux décédés entre la France et l’Angleterre, à Calais et dans ses environs.
5 000 morts, soit le quart des quelques 20 000 autres recensés dans les 25 années précédentes. Chiffres à l’appui, mon ressenti se précise, celui d’une Europe dorénavant repliée derrière ses frontières, et d’un rapport effectivement manifeste entre insécurité et immigration, un lien brutal, obscène, aveuglant. Ce qui se joue là, à l’échelle d’un continent riche et très largement pacifié, est sans nul doute possible la plus grande tragédie humaine de notre temps.
À propos de ce chiffre, 5000 morts, il faudrait encore ajouter que ce n’est là qu’une simple estimation, une hypothèse basse comme on dit, faite de recoupements entre articles de presse, témoignages déposés auprès des associations ou des autorités locales, pour peu que ces dernières n’aient pas tout simplement tenu l’information sous silence. Tout le reste est disparition.
Peut-on mourir deux fois? Combien d’enquêtes bâclées ou jamais entamées ont suivi le constat de morts violentes ou suspectes? Que fait-on des corps de personnes non identifiées, non réclamées? Qui prend soin de prévenir la famille et les proches? Comment peut-on, après l’avoir laissée mourir, condamner ainsi une personne à l’oubli?
Toutes ces questions hantent le film de Laetitia Tura et Hélène Crouzillat, tourné entre 2008 et 2012, en Tunisie, au Maroc et dans l’enclave espagnole de Melilla. Dans sa version définitive, il a été présenté pour la première fois à trois reprises, en 2014, au Cinéma du réel à Paris. J’ai souvenir d’une de ces projections, dans la grande salle comble de ce qui était encore le Nouveau Latina. Lorsque les lumières se sont rallumées, personne ou presque n’a pu applaudir, personne ou presque ne s’est levé. Chacun est resté, durant deux longues minutes, rivé à son siège. « Nous sommes les messagers d’une époque » -la dernière phrase du film- continuait de résonner dans l’esprit des spectateurs. L’impression était celle d’une expérience vécue, intimement partagée, alors même que le documentaire ne montrait aucune scène violente, manifestant d’emblée une immense pudeur pour témoigner de l’irréparable.
Je ne vois guère, pour mieux définir ce qui d’emblée, ce soir-là, m’est apparu comme un travail d’exception, qu’une succession de paradoxes -et je crois que c’est aussi le propre d’une grande œuvre. Celui-ci par exemple, qu’il est constitué en grande partie de matériaux ne relevant pas du cinéma classique: des images immobiles –photographies de Laetitia Tura, par ailleurs membre du collectif Bar Floréal, plans fixes construits selon des règles photographiques- mais aussi une bande-son qui acquiert peu à peu sa propre autonomie -interviews enregistrées qui dialoguent quelquefois avec d’autres visages, somptueuses nappes sonores de Martin Wheeler, bruits d’ambiance qui y répondent et qui, au lieu d’instiller un sentiment d’angoisse, nous amènent à entrer dans ce monde comme dans une maison silencieuse, à être sensible au vent, aux bruits ténus venus de l’extérieur, et aux mots qu’on pourrait y entendre, y échanger.
Par son attention aux paysages impassibles -mer, champs d’oliviers, montagnes arides, lignes frontalières matérialisées pas des barbelés ou un littoral escarpé- le film ramène par ailleurs à une vision de la Méditerranée toujours hantée par ses mythes, au fondement même d’une civilisation désormais repliée sur son ombre et ses peurs. Cette stase trompeuse n’est autre évidemment que la suspension du voyage -celui des migrants cherchant en vain le moyen de se rendre en Espagne- ou de la douleur du deuil. Mais dans la nécessité même d’une halte, se fait jour la possibilité d’écouter enfin ce que ces femmes et ces hommes ont à nous dire de leurs vies, de leurs rêves, leur courage.
En nous rapprochant d’eux, au risque de devenir l’un des leurs, ce n’est plus la masse indécise des victimes ou des « envahisseurs » qui se montre -seul choix donné par le spectacle des médias dominants- mais une somme d’individus qui, au fond, sont parmi les rares à vivre vraiment ce que notre société faussement libérale nous érige en modèle: des héros solitaires, capables de prendre leur destin en main, de risquer jusqu’à leur vie pour la rendre meilleure. Parmi eux, on trouve le jeune rêvant d’une méritocratie qui lui offrirait de se rendre à l’école, l’entrepreneur qui voudrait tant pouvoir monter son affaire, le père et la mère de famille qui se battent pour leurs enfants, l’intellectuel ou le citoyen en souffrance de devoir taire ce qu’il pense, ce qu’il est, l’aventurier surtout, dont la télévision nous vend quotidiennement de si pauvres ersatz, candidats pathétiques à des périples absurdes, dépourvus de nécessité. Chez beaucoup encore, on trouve une solidarité qui s’exprime ici par une fidélité de mémoire à tous les disparus.
Au tout début du film, pour peu qu’on en connaisse le thème, on s’apprête à découvrir une tragédie, antique elle aussi. Les morts seront présents comme un inéluctable, et l’histoire qui va se dérouler sous nos yeux n’aura sans doute qu’à nous dire comment tout cela est devenu possible, et à nous faire plonger, nous qui n’avons rien vécu de ce que nous voyons, dans une bienfaisante catharsis. Peu à peu cependant, à entendre les vivants, c’est leur capacité de résilience qui l’emporte, leur foi inébranlable en un avenir meilleur, toujours possible. Le respect que leurs mots nous imposent nous interdit tout désespoir facile, et par là même le confort de la résignation. Ce qui nous est montré, en fin de compte, n’est qu’un fragment d’une immense épopée. À quelques heures de la première diffusion du film, Hélène Crouzillat s’est souvenue qu’elle était paralysée par le doute: « Je continuais à me répéter, après tout ce travail, mais qu’est-ce qu’on donne, qu’est-ce qu’on donne? Puis j’ai appelé un ami réalisateur, et soudain me sont revenus ces mots de Giorgio Agamben: La vie nue. »
Pour aller plus loin:
- La rubrique Migrations de ce site.
- La fiche et la bande-annonce du film sur le site du distributeur Prima Luce.
- Sur le lien supposé entre immigration et délinquance, auquel je fais référence en début d’article, je renvoie les curieux aux deux documentaires de Christophe Nick et John-Paul Lepers diffusés sur France 2 le 25 novembre 2014: épisode 1: « l’enquête qui dérange » et épisode 2: « la fabrique du préjugé ».
Quelques films suggérés par Laetitia Tura:
- La Forteresse (Documentaire, Suisse, 2008), Fernand Melgar.
- L’Escale (Documentaire, France-Suisse, 2013), Kaveh Bakhtiari.
- L’Exil et le Royaume (Documentaire, France, 2008), Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff.
- Les Arrivants (Documentaire, France, 2010), Claudine Bories et Patrice Chagnard.