Veste de cuir noir sur sweat-shirt rouge à capuche, jeans noirs à taille basse et barbe très soignée, Danilo Alì Marraffino se présente au rendez-vous dans un bar de l’Arenella en jetant sur le comptoir un Tre di Bastoni comme dans une partie de briscola [jeu de cartes italiens] et en s’excusant pour le léger retard: il est en examen au conservatoire Cimarosa d’Avellino, l’avant-dernier avant de devenir un rappeur diplômé. Si sa conversion à l’islam n’était pas intervenue pour lui donner équilibre et stabilité, soutient-il, il serait difficilement parvenu au terme de ses études.
Dans son monde Danilo est un Mc, un “maître de cérémonies”, le grande le plus élevé du freestyle de rue. Cela veut dire qu’il est en mesure d’improviser, quel que soit l’endroit où il se trouve, un texte en rime qui ait tout son sens du premier au dernier mot. “’A parola ’e Dio squarcia cielo e terra, ’a parola ’e l’omm’ corrompe core e membra” [un mot et Dieu déchire ciel et terre, un mot et l’homme corrompt cœur et membres] chante inSete, hip hop musulman 100% made in Napoli. “Je l’ai écrite durant le ramadan, pour ne pas penser au besoin de boire, et il m’est venu une réflexion sur le besoin de Dieu et d’une foi, que peut avoir même celui qui ne croit pas” raconte-t-il. Danilo se fait appeler ’o Tre – d’où le Tre di Bastoni sur sa carte de visite – et il est la voix du groupe de rap Annurà. Dans le dialecte napolitain cela veut dire honorer, “mais j’ai découvert qu’autrefois cela voulait dire aussi se dénuder”, alors qu’en arabe “an nur” c’est “la lumière”. Ce sont toutes des significations hautement symboliques pour un groupe dont les textes sont pleins de références au Coran.
Sete, perfectionnée dans les temps morts des voyages en bus vers Avellino, est devenue la bande originale de NapolIslam, un voyage dans les maisons des Napolitains convertis à l’islam que le documentariste Ernesto Pagano a réalisé pour “enregistrer les réponses que le Coran donnait à la crise de ces personnes, due au vide des valeurs créé par le consumérisme effréné, au chômage, à l’injustice sociale, à la souffrance provoquée par la perte d’un proche, à l’amour pour une personne d’une autre culture”.
Le vidéoclip est tourné dans un lieu symbolique : sur le mont Partenio, refuge de Virgile et d’un couple homosexuel chassé de la ville en 1256 et, d’après une légende, sauvé d’une mort certaine par l’intercession de Mamma Schiavona1, laquelle déchira les nuages pour laisser passer un rayon de soleil afin de faire fondre la glace qui congelait les deux malheureux. Dans ce lieu justement, presque au sommet de la montagne mieux connue sous le nom de Montevergine, il y a aujourd’hui le sanctuaire devant lequel, le 4 février, à l’occasion de la Chandeleur (le jour où « s’il neige ou s’il pleut nous sortons de l’hiver », comme le dit un proverbe populaire) se donnent rendez-vous des groupes de musiciens qui jouent de l’aube au crépuscule des musiques popularies, des fidèles arrivés de toute la région, en plus de gays, de lesbiennes, de transsexuels qui chaque année fêtent le miracle de 1256.
La « juta dei femminielli », le pèlerinage au sanctuaire toléré par l’église non sans embarras, plonge selon toute probabilité ses racines dans les temps où les « gallae », les transsexuels romains, arrivaient là-bas pour célébrer la déesse romaine de la fertilité Cybèle, dont les prêtres officiaient revêtus d’habits féminins. Quel meilleur lieu, donc, pour rassembler musique et religion, sacré et profane, musulmans et chrétiens?
L’histoire du rappeur de l’Arenella n’est que la pointe de l’iceberg de ce que le sociologue Stefano Allievi définit comme « un islam inhabituel ». Il n’y a pas d’autre endroit, écrit-il dans Islam italiano (Einaudi), où l’on peut rencontrer « un camorriste séduit par le charme de l’islam », « un jeune avec une militance active marxiste-léniniste, converti à la mosquée, le seul endroit où il ait enfin rencontré, reconnaît-il, de véritables ouvriers », « des soldats américains convertis dans le Golfe qu’on rencontre en train de prier, alors qu’ils ont débarqué des navires militaires en halte dans le port », et « même un converti qui, dans un village de province, se trouvait en grave crise de conscience parce que, ayant embrassé une religion qui refuse fermement la viande de porc, il se trouvait être gérant d’une charcuterie, où pour finir un petit groupe de musulmans, semble-t-il, se rassemblaient dans l’arrière-boutique pour prier ».
C’est ce que soutient aussi Ernesto Pagano, qui dans la présentation de NapolIslam affirme: “Qui penserait pouvoir rencontrer un balayeur, napolitain depuis des générations, en train de prier à la mosquée et dont les filles portent le niqab. De même pour les discours du coiffeur pour dames, napolitain lui aussi, qui bataille avec ses clients pour démontrer que la réponse aux problèmes d’aujourd’hui tient dans l’exemple du prophète Mahomet et non dans le culte à padre Pio. »
La mosquée de piazza Mercato est un carrefour d’histoires singulières. L’écrivain napolitain Ermanno Rea l’a fréquentée pour concevoir son roman Napoli ferrovia, dont le protagoniste est un ancien extrémiste de droite converti à l’Islam, qu’il appelle Caracas. Sa figure est inspirée de Federico Ottavio Abdullah Quintavalla, né dans la capitale vénézuélienne et en réalité surnommé Mexico. Récemment retrouvé par le Corriere del Mezzogiorno, il a raconté avoir commencé à fréquenter la mosquée après avoir vécu en Égypte. Son islam n’est pas celui de Danilo ‘o Tre Marraffino: « Les printemps arabes? C’est l’Occident qui les a voulus. Le califat? Il a vaincu contre la corruption et les villes qu’il gouverne sont parfaites. La charia? Elle établit que si ta femme te trompe et qu’il y a deux témoins tu peux la condamner à la lapidation. L’attentat à Charlie Hebdo? L’interdiction de représenter le Prophète est sacrée. »
Abdullah Massimo Cozzolino, secrétaire de l’association qui gère le lieu de culte dédié à Zayd ibn Thâbit, un disciple de Mahomet qui transcrit la première version du Coran sur des feuilles de palmier, ne fournit pas de données sur les conversions à l’Islam à Naples, même s’il estime qu’il y en a au moins un millier: la grande partie des convertis se rapproche par voie de mariages mixtes, d’autres par des motivations subjectives et plus difficilement sondables, mais il y a aussi des étudiants et des chercheurs de l’Université Orientale qui se se sont rapprochés de l’Islam suite à des études et des recherches, et il est même arrivé qu’un personne vienne frapper à la porte du centre musulman après des vacances en Égypte.
Cozzolino est arrivé à l’Islam d’une manière pour le moins singulière : chercheur universitaire, il a eu le temps de passer par la Fédération de la jeunesse communiste italienne, de se former à la Scuola delle Frattocchie -l’école des cadres du Parti communiste italien- de faire un postdoctorat à l’Université de Roma Tre et un séjour de chercheur en Angleterre, de travailler à l’Istituto Gramsci de Rome et de faire même une année de noviciat chez les Franciscains avant d’avoir une révélation soudaine sur le chemin de la Mecque. Ce n’est pas facile de faire comprendre une conversion aussi atypique et d’expliquer le lien entre le fondateur du communisme italien, Saint-François d’Assise et le prophète Mahomet, mais il explique que c’est la fascination pour la théologie de la libération qui l’a fait passer de l’athéisme à la religion. Du cattocomunismo au « retour » à l »islam, dit-il, il n’y a eu qu’un pas: « J’ai fait une synthèse hégélienne », conclue-t-il en plaisantant.
Chaque matin le secrétaire de la mosquée prend un train de Latina, où il vit avec sa femme, pour se rendre dans son bureau napolitain où il s’occupe de l’administration et de la politique du centre musulman. Son prédécesseur Massimiliano Hamza Boccolini, napolitain comme lui et lui aussi de formation marxiste-léniniste, s’était retrouvé à devoir gérer le climat de suspicion et les attentions judiciaires de l’après 11 septembre. Aujourd’hui Cozzolino se retrouve à devoir gérer l’épouvantail des extrémistes de l’État islamique: durant les derniers mois on a lancé la chasse aux combattants étrangers de chez nous, musulmans de première et deuxième génération séduits par le charme du califat.
Les cas de quelques djihadistes italiens ont fait du bruit, comme Giuliano Ibrahim Delnevo, un Génois mort en “martyr” en Syrie quelques cinq siècles après son concitoyen Sinàn Capudàn Pascià, grand vizir ottoman célébré par Fabrizio de André dans l’album Crêuza de mä, et Maria Giulia Sergio, de Torre del Greco, alias Fatima Az Zahra, disparue d’Inzago, dans la province de Milan, où elle vivait avec sa famille, et aussitôt surnommée “lady djihad”.
Cozzolino tient à nous faire savoir que la situation au Marché a radicalement changé à partir de 2004. Aujourd’hui ce n’est plus “la mosquée des Algériens”, elle s’est ouverte à d’autres communautés et elle se consacre à une éducation musulmane destinée à la tolérance, au dialogue et à l’assistance aux immigrés: premier accueil, indications légales, visites médicales, en plus d’un service de coiffure pour hommes, de douches et d’une cantine pour les immigrés qui dorment dans la rue. Parmi les protagonistes de ce tournant il y a Agostino Yasin Gentile. C’est l’imam de la mosquée et il vient de Boscoreale, un commune de la province, il a étudié sept ans à Médine et aux dires de certains fidèles il parle l’arabe mieux que l’italien. Il y a quelques années il a fait la une des journaux par sa décision d’aller, pour la Journée de la Mémoire2 à Auschwitz pour commémorer les victimes de la Shoah. Le nouvel imam était arrivé depuis peu dans une mosquée effleurée par une enquête sur les salafistes algériens et son geste a été le signal qu’une nouvelle époque s’ouvrait pour la communauté du Marché.
Gentile, qui a découvert l’islam grâce à la « lecture d’une encyclopédie » et à la fréquentation d’amis musulmans qui l’avait amené « à réfléchir sur la figure du dieu unique, sur l’absence de saints et de l’intercession », est arrivé à Naples au lendemain de l’enquête qui avait frôlé le lieu de culte. Sa tâche était d’éliminer tout soupçon de connivence avec les intégristes. Dix ans plus tard, il se fait fier du dialogue inter-religieux et d’avoir ouvert la mosquée, aujourd’hui fréquentée pas seulement par des Maghrébins, mais aussi par des Pakistanais, des Sénégalais, des Bosniaques, de Ouzbèkes, des Albanais, des Kirghizes, des Tchétchènes, des Tadjiks, des Syriens.
Si Gentile est le guide spirituel de la mosquée de piazza Mercato, Cozzolino peut en être considéré comme son leader politique. Ce n’est pas seulement le fait d’être italien et de maîtriser la langue qui l’a aidé, mais aussi celui de ne pas avoir à son actif un parcours d’études et de vie « rigoureusement musulman ». Après l’attentat de Charlie Hebdo, il a envoyé une lettre au consulat général français à Naples, signée de la Fédération musulmane napolitaine, dans laquelle on lisait que « l’idéologie de la haine et de la violence de matrice radicale et obscurantiste frappe notre conscience de citoyens européens et nos valeurs de liberté, de vivre ensemble et de démocratie qui sont à la base de la civilisation occidentale ».
Pour toute réponse le consul français Christian Timonier a voulu rendre visite à la mosquée et le rencontrer. Cozzolino considère que la question la plus importante aujourd’hui est celle de la liberté religieuse. En pratique, cela signifie qu’il est possible d’avoir une mosquée officielle et pour finir d’arriver à un accord avec l’état, nécessaire pour une religion qui, selon le dossier immigration 2014 de l’Idos, compte 1,26 million de fidèles dans notre pays, dont 115 mille Italiens.
Chaque vendredi à l’extérieur de la mosquée se déroule le même petit rituel: on ferme l’allée, on démonte les armatures et on étend des toiles, les magasins interrompent leurs activités et la prière se déroule dans la rue parce que l’édifice ne parvient pas à contenir tous les fidèles, qui généralement dépassent le millier. Le plus surprenant, c’est que pendant toute la durée de la cérémonie autos et scooters de passage font marche arrière et qu’on n’entend pas voler une mouche dans la rue. Encore une fois la ville-éponge de la célèbre métaphore de Walter Benjamin, ce lieu, selon l’écrivain et philosophe allemand, capable d’absorber chaque culture en la transformant et de ce fait en continuel devenir, s’avère capable de se comporter de manière différente du reste de l’Italie: dans les allées du Marché il n’y pas d’apartheid, mais tout se mélange et une fois encore le résultat est surprenant, comme le montrent les rimes du groupe Annurà.
Le rapport entre la ville et l’islam remonte à l’émirat de Bari au neuvième siècle. Et depuis le temps où, de la mosquée construite sur le Fondaco dei Mori jusqu’au Port un certain Diego “mettait son doigt sur son oreille et disait une parole mauresque qui disait alla acubar, ce qui en langue italienne signifie Dieu soit loué, et de cette manière convoquait les Maures à la mosquée pour faire une oraison à leur manière” jusqu’aux sermons d’Agostino Yasin Gentile, presque cinq cents ans ont passé, mais c’est comme si le fil ne s’était jamais rompu.
Danilo Alì Marraffino, le rappeur musulman de l’Arenella, fréquente en revanche une autre mosquée, celle de corso Lucci, pas très éloignée du Marché. Il a commencé à le faire grâce à son amitié avec un Sénégalais qui vendait des CD pirates au Vomero et lui faisait écouter la musique de rappeurs musulmans américains: “J’ai commencé à y aller durant la période de la guerre en Iraq. L’imam était Mario Abdullah Cavallaro, un Napolitain qui avait fait ses études en Arabie Saoudite, une personne sage”, raconte-t-il. À la même période il avait commencé à travailler comme poseur d’antennes et il avait monté chez lui “une parabole avec laquelle (il) voyai(t) les chaînes musicales », se passionnant pour le hip-hop inspiré par le mouvement Five-percent Nation, expression artistique de la “nation musulmane” américaine. Ses mythes s’appellent Spike Lee, Mohamed Alì, Malcom X, mais aussi les rappeurs français, qui “représentent les prolétaires”. Son texte préféré? Lettre à la République de Kery James, acte d’accusation très dur contre une société de “racistes à la tolérance hypocrite” lancé par un immigré arrivé à sept ans de la Guadeloupe et converti à l’islam après le meurtre d’un ami d’enfance.
“Mon école c’était la rue, quand le rap n’était pas encore entre les mains du marché” dit-il avec l’air de quelqu’un qui se sent déjà un vétéran. “À l’époque tu pouvais rencontrer Speaker Cenzou à piazza Vanvitelli ou à piazza del Gesù, ou encore La Famiglia, toute la première vague du rap napolitain, même si j’ai grandi artistiquement avec les Co’ Sang”. Avant encore, Danilo avait commencé à écouté de la musique des cassettes pirates “que nous échangions avec les amis”, quand les compilations « mixed by Erry » attiraient les foules, de véritables faux d’auteur dont seuls ceux qui ont grandi en Campanie dans les années 90 peuvent aujourd’hui se souvenir comme d’un objet de culte. Il avait aussi mis sur pied un petit business: “J’enregistrais des vidéos et je les vendais aux amis, en faisant concurrence à un marché nigérian” se rappelle-t-il avec la nostalgie de celui qui a eu le temps de connaître l’époque juste avant le numérique qui a marqué une génération et qui est en revanche inconnue des jeunes de seize ans aujourd’hui.
C’est avec ce background culturel qu’il est entré dans la communauté musulmane napolitaine. “La mosquée était un lieu qui n’intimidait pas comme le fait n’importe quelle église, pleine de symboles et de statues. Tu pouvais discuter, étudier, mais surtout tu pouvais sentir que tu faisais partie d’une communauté, et c’était vraiment ce qui me manquait. Chez moi au début, ils ne l’ont pas bien pris, surtout à cause du bombardement médiatique contre les musulmans, mais quand ils ont vu que la religion m’apportait un équilibre et était pour moi un facteur positif, ils ont changé d’avis. Je me souviens que c’est un enfant palestinien qui m’a appris à prier, et qu’il était surpris quand je lui ai dit que mes parents n’étaient pas musulmans”.
Danilo est ainsi “revenu à l’islam” sans jamais être allé dans un pays musulman et sans connaître un mot d’arabe sinon ceux du rituel et des prières. Aujourd’hui il croit qu’“un réformisme musulman est nécessaire, parce qu’il faut adapter la charia à cette époque de l’Histoire”, il se déclare admirateur de l’intellectuel suisse Tariq Ramadan et n’est pas d’accord avec les “frères” qu’en jargon musulmano-napolitain, il définit “azzeccati” [collés] intégristes convaincus que la musique doit être interdite. Au contraire, il répond en proposant une new wave musicale muslim-neapolitan qui n’est rien d’autre que la point de l’iceberg d’un islam non canonique, dans une Naples où, écrit le documentariste Pagano, “religion et culture dialoguent, comme les zeppole et les sfogliatelle de la pâtisserie Lauri, qu’on fait halal pour le ramadan. Métaphore de l’intégration dans une ville capable de raconter des phénomènes globaux, comme l’islamisation galopante, avec ses propres mots”.
Dans cette capitale de la Méditerranée, prise en otage par les Américains depuis l’après-guerre si l’on en croit l’Ermanno Rea de Mistero napoletano, il est pourtant singulier que Danilo Alì Marraffino termine ses propos en paraphrasant un célèbre proverbe mexicain: “Plus nous sommes proches de l’Amérique et plus nous sommes loin de Dieu”.
Reportage paru sur Internazionale le 31 mars 2015 . Traduit de l’italien par Olivier Favier.
D’Angelo Mastrandrea sur ce site:
- Le laboratoire italien, pour le meilleur et pour le pire.
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Ailleurs en français et en italien:
- Naples ou le futur de l’Europe (Le Monde diplomatique).
- Les invisibles et les caporaux (XXI).
- Certains des reportages cités ont été rassemblés dans le livre Il Paese del Sole, Ediesse, 2014.