Invitation à une fête d’anniversaire adressée à René-Paul SAVARY, Président du Conseil Départemental de la Marne et à Isabelle DEBAILLEUL, Directrice de la Solidarité Départementale.
Madame, Monsieur,
C’est avec une grande joie que nous avons reçu hier 28 mars la nouvelle concernant S, qui vient de se voir reconnaître mineur par la Cour d’Appel du Tribunal de Reims. La décision était mise en délibéré depuis l’audience qui a eu lieu le 7 Mars 2017 en report de celle qui devait initialement se tenir le 17 janvier 2017.
Cette décision du juge d’appel est une infirmation c’est-à-dire qu’elle conteste la majorité de S que la juge des enfants a validée, à la demande de vos services, par une ordonnance de main levée en date du 29 août dernier. S, qui est né le 29 mars 1999, a donc été reconnu mineur une vingtaine d’heures avant de devenir vraiment majeur.
Nous voudrions alors vous faire partager notre joie et celle de S et vous inviter au repas d’anniversaire que nous organisons aujourd’hui.
Notre joie est réelle car la parole de S est enfin reconnue, que notre travail d’associatifs est légitimé par cette décision. Mais elle est teintée d’une nette amertume, parce que la chargée de mission Mineurs Isolés Étrangers du département a bien insisté hier au téléphone avec la dame de l’accueil qui lui signalait ma présence dans les locaux de la direction de la solidarité départementale, sur le fait qu’elle ne prendrait S en charge que pour une nuit, donc uniquement pour la vingtaine d’heures qui séparent sa minorité de sa majorité.
Puisque vous êtes sur le point d’appliquer pour S comme pour tant d’autres la règle 18 ans = fin de prise en charge (après sa fête d’anniversaire, à 18 ans, on dort dans la rue), nous voudrions revenir avec vous sur l’histoire de S dans le département et dans le service que vous présidez ou dirigez. Cette anamnèse nous sera utile afin de formuler une demande qui nous paraîtrait réaliste au regard du préjudice subi par ce jeune délaissé quasiment depuis son arrivée dans la Marne durant les 13 mois où il était réellement mineur.
Être évalué ou évaluer l’être…
S ayant fait l’objet d’une ordonnance provisoire de placement, a été pris en charge par vos services le 16 janvier 2016. Il a été entendu en entretien le 27 février et sa minorité a d’emblée été suspectée sur la base de preuves dont il nous est permis de douter, nous qui vivons avec lui depuis quelques mois, mais qui nous semblent en outre scandaleuses tant elles témoignent d’a priori, de méconnaissances et de jugements de valeur inappropriés sur le jeune.
Au premier chef d’entre elles, est particulièrement repérée « une attitude méprisante vis-à-vis des femmes » qui ne pourrait coïncider selon vos experts avec un âge de 16 ans ! Cette attitude irrespectueuse à l’égard des femmes avait d’ailleurs été soulignée dans un précédent rapport du 2 février émanant du directeur du foyer de l’enfance qui signalait également de l’indiscipline : fugue nocturne, cigarette dans la chambre, gaspillage de nourriture notamment. De quoi rendre l’entretien d’évaluation du jeune éminemment objectif et de se demander également ce qui est au juste évalué !
Ses cheveux blancs (il s’est coiffé quatre mois dans ma salle de bains, je ne les ai pas remarqués), sa barbe également sont mentionnés dans le jugement. Conseillons donc à vos évaluateurs un séjour de quelques mois au Pakistan afin de leur permettre d’examiner la pilosité des jeunes Pakistanais et d’établir des normes en centimètres plus objectives !
Il aurait donné dans un premier temps 1993 comme date de naissance, avant de se rétracter (le rapport ne mentionne pas que la traduction de l’entretien était faite par téléphone par un traducteur d’une ethnie différente ne possédant pas tout à fait le même dialecte que Sulaman), et se serait trompé sur le nom de son grand-père mentionné sur son acte de naissance dont il ne disposait que d’une photocopie d’ailleurs, ce qui est retenu contre lui. S’il était venu avec des papiers originaux, exhaustifs et d’exceptionnelle qualité, on l’aurait également chargé et suspecté d’être trop stratégique pour être mineur. Bref, passons.
Son isolement aussi a été mis en doute dans le rapport émanant de vos services, car il avait énoncé une adresse précise à un agent de la SNCF l’ayant contrôlé sans billet, alors qu’il prétendait ne pas connaître cette ville. Or, le fait de connaître une adresse n’empêche pas d’être isolé c’est-à-dire sans parents sur le territoire français, répond la juge à bon escient ! Du bon usage de la logique…
À l’issue de cette évaluation d’un objectivité assez relative que le rapport social de l’ASE expose sans vergogne, témoignant de cet état d’esprit biaisé dans la pratique que nous n’avons de cesse de dénoncer (délit de faciès, incriminations à partir de données comportementales jugées déplaisantes, suspicion systématique sur les papiers, absence de connaissances interculturelles, liens de causalité défectueux), Sulaman a subi un test osseux le 10 février, et le 16, le Procureur signait le bordereau de sortie.
Être replacé puis perdre sa place…
Le 19 mai 2016, trois mois après sa sortie du dispositif, S avec notre aide, a saisi le Juge des enfants. À cette époque déjà, vos services comptant un peu trop sur notre générosité, nous manquions de famille d’accueil sur Châlons. S, entre temps, pour s’héberger a donc dû aller travailler au noir à Paris chez des patrons qui savent moyenner le salaire. Peinture, électricité, carrelage, S ne rechigne pas à la tâche, il est travailleur, il a donc pu dormir dans un lit mais n’a fait que peu de progrès en français.
Contre toute attente puisque le juge des enfants du TPE de Châlons avait cessé de replacer les Pakistanais, en vertu sans doute de la lutte contre l’appel d’air et les réseaux, nouvelle mission de la protection de l’enfance dans le département, l’audience du 8 juillet 2016, a conclu à la minorité de S sur la base de sa carte d’identité pakistanaise que nous l’avions aidé à obtenir.
Mais le rapport d’analyse de cette même carte par la Police Aux Frontières réclamé par l’ASE, permettra le 29 août à ses représentants zélés de produire une demande de main levée à la juge des enfants qui rendra une ordonnance dans ce sens. Placé 1 mois et 21 jours en tout et pour tout et en plein été, S n’aura même pas profité de son passage à l’ASE pour rafler une scolarisation, impossible à obtenir ensuite pour les jeunes évalués majeurs. Il se retrouve à nouveau à la rue, sans savoir davantage parler le français, sans perspective de formation.
Notons au passage et sans vous l’imputer que le rapport de la police aux frontières conclut à l’authenticité des documents de S (Carte d’identité et acte de naissance) mais conteste les conditions d’obtention de la carte au motif que normalement seuls les ressortissants de plus de 18 ans peuvent en faire la demande. Nous aurions le projet (peut-être pour les 19 ans de S) d’organiser un voyage allant de Metz à Paris, avec un arrêt à Châlons pour vous prendre éventuellement au passage, afin de permettre aux évaluateurs, analystes, authentificateurs, de se rendre un matin comme les associatifs le font, à l’ambassade du Pakistan, rue Byron, pour poser la question directement au personnel de l’ambassade qui délivre ces cartes et les passeports (qui font l’objet de la même suspicion de la part de la PAF) sur la base des « affidavit » (= autorisations parentales que les jeunes se font envoyer du pays). Il est d’ailleurs assez scandaleux qu’un autre jeune placé dans vos services ait pu faire l’objet d’une main levée de placement sur la base de ce même argument, alors que c’était un éducateur du Foyer de l’Enfance qui l’avait accompagné pour récupérer son passeport à l’ambassade !
Compenser ce serait oser l’humanité
S sera alors à nouveau soumis à la bonne volonté des associatifs qui vont faire appel de la main levée de placement, l’héberger à tour de rôle, le mettre en relation avec des personnes volontaires pour lui donner des cours de français, le nourrir en l’inscrivant aux Restos du cœur, le faire évaluer et enregistrer son refus de scolarisation, lui faire établir son passeport qu’il recevra enfin, plein d’espoir, comme la pièce maîtresse de son dossier d’appel, le 24 octobre 2016.
Les délais sont interminables. S va mal. Il attend patiemment, mais on voit souvent dans son regard la petite lueur du désespoir. Il ne parle pas français, on sent qu’il est bloqué et que ça rentre mal, (comment se projeter dans une langue qui ne veut pas de toi ?) mais sa petite moue qui dit « excusez-moi de déranger, mais j’ai tellement peur de ne pas rester », on la comprend très bien. S est courageux cependant, mais il s’ennuie, il erre ; il aimerait aller à l’école, il le réclame souvent. S est un adolescent, auquel il faut dire de passer l’aspirateur de temps en temps ou de ne pas jouer sur son téléphone à table. Il cuisine le riz au curry à la perfection mais déteste la nourriture « française », ce qu’on n’arrive pas à faire évoluer malgré les arguments sur l’intégration réussie, l’importance du repas et de la table ici en France, la politesse minimum qui fait que tu goûtes. Si S n’a pas envie parce qu’il doute que le menu soit conforme aux recommandations religieuses, il ne mange pas. S prie le matin avec son portable qui chante les sourates, il va à la mosquée à partir de 13h chaque vendredi. Je me doute qu’il prie pour que tout ça se débloque et que Dieu inspire à la juge la décision qui sauve, ce qu’il sait très bien formuler en français : « La juge elle dit oui ou non ? » « On ne sait pas encore S… »
Et la voilà qui est tombée hier, 28 mars, la veille de sa majorité. La juge a replacé S qui a tant attendu, à qui il a manqué du temps de formation, d’apprentissage de la langue, qui a pris du retard pour préparer un CAP afin de s’insérer en France et qui n’a pas pu s’adapter encore à la culture française. Mais S s’insérera parce qu’il dispose désormais depuis hier 28 mars du jugement de placement, pièce essentielle pour déposer une demande de régularisation sans risquer de recevoir, comme tant d’autres qui n’ont pas eu cette chance, une Obligation de Quitter le Territoire Français. S va maintenant déployer toute son énergie pour réaliser son objectif et pour préparer le CAP d’électricien dont il rêve. À cet effet, nous avons transmis dès hier le jugement de placement à l’inspection académique et comptons sur une scolarisation très rapide. Et si la France lui donne des moyens pour étudier et se réaliser, il lui sera plus facile, sans doute, à condition que des amis continuent à soutenir cette envie, de s’adapter et de s’intégrer, de manger français et d’aimer la France.
Pour cela, il faut que des amis continuent à soutenir cette envie… Monsieur Savary, Madame Debailleul, S a manqué depuis qu’il est là de protection et de suivi éducatif, il a manqué de l’humanité de ceux qui décident. Aujourd’hui, il se retrouve à la rue encore une fois. S mérite mieux qu’une place par terre sur un matelas dans mon salon, où il dormait jusqu’à la nuit dernière avec un autre compagnon d’infortune ni mineur ni majeur. Il mérite mieux que le délaissement et un nouvel abandon. Ce que S n’a pas eu pendant 13 mois, nous vous saurions infiniment gré de le lui accorder à partir d’aujourd’hui par l’attribution d’un contrat jeune majeur de 13 mois qui permettra de compenser cette sale histoire qu’il a vécue dans le département, et que comme contribuables, électeurs, citoyens et humanistes, nous trouvons impossible de cautionner.
Venez, venez aujourd’hui faire la connaissance de S sans vous laisser influencer par les rapports de vos évaluateurs, venez oser la rencontre et fêter S avec nous. Il vous donnera l’envie, c’est sûr, de lui offrir cet essentiel cadeau d’anniversaire, parce que quand on les connaît, ces jeunes, c’est vrai, on ne peut plus faire avec eux tout à fait comme avant. Il faudra d’ailleurs vous préparer car les cadeaux qu’on leur donne sont infiniment moins généreux que ceux que l’on reçoit d’eux, et c’est parfois gênant quand on ne s’y attend pas.
Dans l’attente, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes espoirs inquiets,
Marie-Pierre BARRIERE-LALLEMENT, du RESF, 29 mars 2017