De Nantes en février 2014, faire retour à Gênes en juillet 2001, par Élodie Tuaillon-Hibon.

 

« On ne peut pas envier une mère qui survit à son fils.
Et pourtant, j’envie ces mères qui, de leur fils, ne se rappellent que la vie.
Moi, le mien, je l’ai vu mourir une infinité de fois. Je m’accroche encore à une dernière espérance, fragile : celle de ne pas le voir mourir une fois de plus, enterré par un archivage. »

La maman de Carlo: Haidi Giuliani

 

Il ne s’agit pas pour moi de comparer, stricto sensu, ce qu’il s’est passé à Nantes il y a quelques jours pendant la manifestation contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et ce qu’il s’est passé à Gênes lors du sommet du G8 en Italie, en juillet 2001.

Fort heureusement, pour l’instant, les événements sont incomparables.

À deux exceptions notables (celle du massacre du 17 octobre 1961 et de la tragédie de Charonne le 8 février 1962 en France, à Paris, pendant la « guerre d’Algérie » d’une part, et celle de la répression l’Université de Kent State, le 4 mai 1970 dans l’Ohio, USA, pendant la « guerre du Vietnam » d’autre part), rien, dans l’histoire contemporaine, n’a jusqu’ici égalé (en temps de paix, dans une « démocratie » européenne ou occidentale) la sauvagerie et la brutalité inouïes, « la plus féroce violation des droits humains après la Seconde Guerre mondiale » (Amnesty International), dont ont su faire preuve les « forces de l’ordre » italiennes (pouvoir et police)…

Ceci contre une majorité (l’immense majorité) de militants souvent jeunes, pacifiques, accompagnés, dans ce grand moment de protestation antilibérale, de centaines, de milliers, de citoyens, dont certains du monde entier, venus là sans aucune pratique ni habitude militante, durant ces quelques jours et nuits où Gênes est devenue le théâtre d’un jeu de massacre que personne ne pouvait imaginer et que l’on ne pouvait probablement pas prévoir, en tout cas, pas à ce degré (même pas les militants de gauche nés avant les années 50, qui pourtant, en Italie, en avaient déjà vu d’assez terribles…).  [Voir l’encadré en fin d’article]

Revoir aujourd’hui les préparatifs de ces jeunes utopistes s’enroulant le corps de bouts de mousse, imaginant pouvoir se protéger (contre qui ?) avec des plaques de plastique et des mains levées en l’air peintes en blanc…a quelque chose de glaçant et d’affolant, avec le recul…
Comment cette sauvagerie, cette bestialité, ce mépris absolu des droits fondamentaux… de la part des forces de « maintien de l’ordre » viennent-ils dans un cas comme celui de Gênes, en 2001?

Certainement pas « par hasard » ou par « erreur ». Ce n’était pas « un malheureux concours de circonstances ».

Comme le dit le professeur Salvatore Palidda :

« Ce qui s’est passé au G8 de Gênes ne fut pas une banale succession d’erreurs et d’actes maladroits de la part des policiers et de violences programmées par le Black bloc ou les “no-global”. Ce fut la tentative (tenue en échec par des années de dénonciations venues des manifestants victimes) d’expérimenter une gestion militarisée de l’ordre public. C’est-à-dire un plan précis qui aurait voulu écraser, par le recours à la violence la plus brutale et les coups montés, une protestation qui était en train de devenir trop populaire et mondiale et que les grands pouvoirs du monde ne voulaient plus tolérer. »

Pour ce sommet du G8 tout fut soigneusement préparé à l’avance. Interdire entièrement toute une partie de la ville ne fut pas la moindre des décisions préparatoires.

Dans certaines sections, certains groupes de policiers, probablement choisis pour leur capacité à développer un véritable sadisme contre des individus innocents, cela fut clairement un fait délibéré, un comportement fasciste.

Dans d’autres cas, sans doute les plus nombreux, cela fut le fait d’une peur panique face à quelques groupes hostiles dans une foule, d’une paranoïa savamment entretenue dans sa police par le pouvoir d’État, de l’inexpérience et la jeunesse…de nombreux « carabinieri » (ça n’a pas changé depuis Pasolini, les policiers sont toujours plus souvent de pauvres prolétaires que des enfants de notables)…

Et puis, il y a eu « les ordres ». Et cela, personne ne peut le nier. Sauf à imaginer que des policiers agiraient sans ordres. Ce qui peut arriver à titre individuel, de manière exceptionnelle, mais pas massivement, évidemment.

Ce qui saute aux yeux également si l’on visionne les vidéos et photos réalisées à cette époque (faux « black blocs » posant devant…une caserne, faux « black blocs » discutant paisiblement avec des policiers ou des hommes en costumes…ou même, le cas échéant, possibles vrais « black blocs » agissant absolument impunément pendant des heures sans que la police intervienne une seule fois, alors qu’elle fut si prompte à déchaîner sa violence contre les manifestants pacifiques…).

Il faut « de tout » pour créer et entretenir une répression de masse, une gestion sécuritaire et belliciste de « l’ordre public », de la part du pouvoir d’État. Il faut de tout et il faut aussi savoir prendre en compte l’imprévu, compter sur le secours de quelques groupuscules ultra-radicaux, savamment infiltrés ou manipulés, ou pas, par des « agents provocateurs », connaître la psychologie des foules, des masses, savoir utiliser y compris la contre –propagande et la contre-information « alternatives » à des fins de confusion…

Gênes, je n’y étais pas.

En 2001, je n’étais pas une « militante altermondialiste », j’étais alors simplement une social-démocrate gentiment « antilibérale ». Je pensais que ce genre d’actes-là était réservé à un « ailleurs » et à « d’Autres », ou à des circonstances exceptionnelles (les fameux « temps de guerre », des exemples précités de 1961, 1962 et 1970) qui me semblaient bien lointaines. Le pouvoir, en temps de paix, dans une « démocratie », ne ferait pas des choses pareilles « ici », sur « les nôtres ». J’envisageais les choses sous l’angle du racisme et du colonialisme, guère plus.

Voilà ce que je pensais avant juillet 2001, par ailleurs bien imprégnée, à l’époque, de la propagande relative aux « black blocs », aux « casseurs ». Avant Gênes, il était évident pour moi que le danger, c’étaient « eux », « l’ultra-gauche », et pas « les forces de l’ordre », l’État…

Mais « Gênes », ce fut le début, pour moi, jeune avocate pleine d’illusions sur « l’État de droit » et « la démocratie », fraîchement sortie d’études de philosophie du droit et de droit public d’une grande université parisienne, d’une véritable prise de conscience politique sur l’État et ses institutions, du fonctionnement de la démocratie bourgeoise, une prise de conscience brutale à laquelle rien de ce que j’avais lu (ou presque), ne me préparait…

J’ai vu les images, mais, les mois passant, ce que je voyais, une petite voix au fond de moi me disait que ça ne cadrait pas avec ce que j’entendais dire par les médias officiels. Que quelque-chose ne tournait pas rond, que ça n’allait pas, ce discours dominant, qu’ « il se passait quelque chose » à Gênes, et en moi, que je ne pouvais pas expliquer, qui me mettait profondément mal à l’aise…

Hiatus.

D’année en année, progressivement, presque sournoisement, presque même, malgré moi, après ce terrible mois de juillet 2001, les témoignages, les procès… avançant, surtout en Italie, le silence et la non-information ici, en France, avançant également, le hiatus devint de plus en plus prononcé, « Gênes » devint pour moi une quasi-obsession, une épine empoisonnée dans ma conscience politique.

Au début , un malaise diffus, un « truc » honteux (oui, je pense que j’avais honte de ce que je pensais, de ce que je ressentais – j’étais conditionnée pour cela -, honte de ma confusion intellectuelle sur cet événement, honte d’un ressenti instinctif que je n’identifiais pas et que je ne pouvais pas mettre en mots, ce qui me condamnait à tourner en rond), et les années passant, remontant à la surface comme la part en moi du refoulé par l’État, s’exprimant de plus en plus.

Cela ne cessa pas jusqu’à ce que j’ouvre les yeux complètement. Je vécus un effondrement progressif de tout ce qui m’avait jusqu’alors construite politiquement comme « citoyenne ».

Et plus les années passent, plus mon opinion et mon jugement politiques s’aiguisent, plus mes connaissances s’accumulent, plus mon expérience professionnelle s’accroit, et plus « Gênes » (et tout ce qu’il y a autour) devient un sujet politique central.

L’homicide de Carlo Giuliani, évidemment. J’appris plus tard qu’en Italie, tirer à balles réelles sur des manifestants était finalement une chose assez habituelle…Mais à l’époque, je ne savais rien.

Ces images atroces, que treize ans après, on ne peut pas oublier (en tout cas, moi, je ne peux pas), de Carlo, 23 ans, mince, en tee-shirt, dans un moment de chaos et de confusion, qui tombe, très grièvement blessé à la tête par la balle d’un policier. Et puis l’horreur, la voiture de ces policiers qui lui roule sur le corps, alors qu’il est étendu net par terre, en train d’agoniser, deux fois, la première en marche arrière, lui brisant le bassin, la seconde en marche avant, lui écrasant les jambes… Ce qui a achevé Carlo. Et puis la charge des carabiniers, la panique, et puis les secours qui arrivent trop tard…

Carlo, qui sera présenté ici dans les médias dominants presque comme « un casseur », un « voyou », le peu de fois où on parlera de lui. Une cagoule et un extincteur dans la main, une photo soigneusement choisie (son angle de prise de vue, son unicité). La messe est dite. Son pauvre cadavre traîné dans la boue cent fois. C’est « bien triste », oui, mais bon, c’était « un casseur », il l’a « bien cherché »…

Abstraction faite du contexte de ces journées de Gênes, de leur préparation (par l’État, par l’Union européenne, par les manifestants…), abstraction faite de ce que la sociologie des mouvements de masse nous a appris, abstraction faite du rôle et de la nature de l’État et de la police dans « cela »…

Abstraction faite, donc, de la vérité. Ou disons, d’une partie très substantielle de la vérité. Pour y substituer l’intérêt d’État.

À Gênes, le carnage de l’école Diaz, je ne l’appris que quelques années plus tard. L’école Diaz où 93 manifestants qui dormaient ou se reposaient paisiblement dans ce qui constituait un centre alternatif, furent envahis dans la nuit et raflés par la police, frappés, humiliés, battus…

Sur l’école Diaz, un policier racontera (entre autres témoins) :

« Dans l’obscurité, j’ai vu quatre agents, deux en uniformes et deux en civil, matraquer une jeune fille, je leur ai crié d’arrêter, ils ont continué, j’ai dû les bousculer, ils m’ont insulté. Je suis resté tétanisé quand j’ai vu la fille avec le crâne fendu, dans une mare de sang, il y avait des grumeaux comme des morceaux de matière grise, j’ai cru qu’elle était en train de mourir »…

Un jeune Anglais présent à Diaz eut un poumon perforé par les coups, il fut abandonné là, entre la vie et la mort.

Il faut voir les photos de l’école pendant et après les faits. Les photos des occupants de l’école, crânes ouverts, visages tuméfiés, emmenés inconscients sur des civières… Le sang par terre, sur les murs, des traces énormes, des traînées immenses, partout, le saccage…

L’inscription, en italien : « N’effacez pas ce sang » au dessus de la trace que laissait une main ensanglantée, pauvre main qui avait sans doute cherché à se raccrocher, à se protéger…

Une des victimes, Lorenzo Guadagnucci, raconte encore :

« J’étais tétanisé. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Tout le monde pleurait et criait de douleur. Ils nous ont dit : “Personne ne sait que nous sommes là. Nous pouvons faire ce que nous voulons de vous.” On était tous assis par terre, terrorisés. Nous avons pensé que nous étions en train de vivre un coup d’État, que nous allions mourir. Pour moi, ce fut le moment le plus difficile à vivre… Du sang partout, l’incertitude, la peur de mourir et personne pour nous sauver puisque les policiers étaient les agresseurs. Ce supplice a duré deux heures. »

« On aurait dit des drogués », déclare un jeune Allemand de 21 ans qui effectuait son service civil. « Ils étaient enragés et tapaient sur tout ce qui bougeait avec leur matraque ».

Et puis aussi, le cauchemar vécu par des manifestants détenus à la caserne de Bolzaneto, transformée en « centre de rétention », où sévices, tortures… furent infligés à des centaines de personnes, au mépris de tous les droits fondamentaux.

Carlo, la caserne de Bolzaneto, l’école Diaz, tout ceci en quelques jours… ce « crime d’État » global, toujours insoutenable. Presque impuni. Insuffisamment puni, surtout quand on examine les peines infligées aux quelques policiers poursuivis, et celles des manifestants…
Avec cette fausse balance dont le fléau penche si dangereusement vers l’injustice.

Au sujet de « Gênes », Amnesty International écrivait en 2011 :

« Bien que l’immense majorité ait manifesté pacifiquement, certains rassemblements ont été accompagnés de violences qui ont fait de nombreuses victimes et d’importants dégâts matériels. Au terme du sommet, un manifestant, Carlo Giuliani, avait été abattu par un agent des forces de l’ordre et plusieurs centaines de personnes avaient été blessées dans des affrontements avec la police. Un assez grand nombre d’éléments montrent que des manifestants ont été maltraités par les forces de l’ordre pendant les manifestations, ainsi que dans les locaux de l’école Armando Diaz, qui servaient de dortoir, et au centre de détention provisoire de Bolzaneto (…). Cependant, étant donné que la torture n’est pas un crime inscrit dans la législation nationale de l’Italie, les agents qui pourraient avoir torturé des manifestants n’ont jamais été inculpés de ce chef d’accusation. De plus, nombre des infractions pénales dont étaient accusés les policiers faisaient l’objet d’un délai de prescription, si bien qu’elles sont restées impunies. Par ailleurs, les autorités italiennes n’ont pas instauré de mécanismes efficaces pour empêcher le recours arbitraire et excessif à la force par la police. Elles n’ont pas non plus adopté de mesures concrètes pour veiller à ce que tous les agents des forces de l’ordre soupçonnés de torture, de recours excessif à la force et d’autres violations des droits humains fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites. »

Et tous ces gens, tranquilles, pacifiques, qui se sont faits battre, humilier, terroriser…par les forces du « maintien de l’ordre » pendant ces journées, au cours des manifestations…

Gênes, « unique objet de mon ressentiment »…

Si je veux revenir à Gênes en 2001 aujourd’hui en regardant Nantes en 2014, le visage ensanglanté et l’orbite énucléée de Quentin (visage qui se superpose à ceux de Joachim, de Pierre, de Jiade, de Steve… à Clichy, à Montreuil, à Nantes, à Villiers-le-Bel…), en lisant le témoignage de ce journaliste (qui porte plainte), c’est parce que, à Gênes, la conception et l’utilisation « traditionnelles » de l’ « État » occidental bourgeois et de ses appareils, qui étaient jusqu’alors une objet d’une forme de statu quo ou de consensus depuis l’après-guerre (à l’exception notable des pays du bassin méditerranéen qui furent longtemps sous le joug d’une dictature – Portugal, Espagne, Grèce …), l’usage de la violence de masse contre les masses, y compris celles identifiables, dans un schéma volontairement simpliste et réducteur, comme « les siennes », la conception du « maintien de l’ordre », son usage, ses fins… ont changé, ont pris un autre tour, là-bas, durant ces jours de juillet 2001.

Une étape a été franchie, et une limite a été dépassée, qui, peut-être, ne se reproduira jamais, mais peut-être pas… Une étape qui impose une vigilance, une réflexion collectives de chaque instant.

Certes, avant Gênes, en France « en temps de paix », sous Pasqua et Pandraud notamment, il y avait déjà eu des « bavures » (sic). Malik Oussekine. Bien-sûr, les jeunes de certaines cités connaissent fréquemment des brutalités policières, depuis longtemps. Mais, sans ouvrir une concurrence victimaire, et même si tout ceci a probablement « un lien », ce n’est pas « Gênes en juillet 2001 ».

Ce qui frappe aujourd’hui, si on prend « Gênes » comme « début » d’une nouvelle histoire contemporaine de la « gestion de l’ordre public », si l’on prend « Gênes » comme « mesure des choses » (même si c’est, à ce jour, sans comparaison, répétons-le, non pour minimiser mais pour bien montrer que nous ne sombrons pas dans la psychose paranoïaque), ce sont les nouvelles législations, les moyens employés, l’usage des flash-ball, des tasers, les tirs tendus à hauteur de poitrine ou de visage (pourtant interdits)…
La recrudescence des « agents provocateurs », des « chauffeurs de manifs » (dénoncés y compris par Bernard Thibault, secrétaire national de la CGT en 2010… )
La quasi-systématicité d’une répression violente et disproportionnée, barbare, hors de propos, souvent face à des formes de manifestations totalement pacifiques (même si parfois « noyautées » par de petits groupes praticiens de « la violence pour la violence »).

Cela, ce comportement de l’État, qui semble continuer à agir dans la droite ligne du dogme de la « tolérance zéro » sécuritaire, n’augure rien de bon, car justement, et comme l’a dit Amnesty International, depuis « Gênes », on aurait dû, au contraire, connaître un « plus jamais ça » européen unanime.
Rappelant qu’une vitrine de banque ou un abribus, cela ne vaut pas la vie d’un homme. Que l’usage de la force par les policiers, CRS, gendarmes mobiles… doit être proportionné, réfléchi, même en cas de situation tendue, voire, très tendue… Que c’est leur métier, leur profession et qu’ils devraient être entraînés à cette retenue.

Qu’il n’y a pas, il ne peut pas y avoir l’ombre d’une équivalence entre des foules de citoyens et des garnisons de CRS ou de gendarmes mobiles. Il est impossible éthiquement et techniquement de mettre « sur le même pied », les manifestants et la police, et même, « les casseurs » et la police.
Au lieu de cela, un lourd silence qui résonne comme une quasi-légitimation de cette politique-là (une politique de « gestion » des manifestations, des attroupements, mais qu’il faut replacer dans le contexte plus globale de la réflexion sur la politique pénale, celle du « surveiller et punir »…).1

Le « traitement médiatique » aussi présente une proximité assez effrayante.

Face à la « violence des casseurs » passée à la loupe dix fois grossissante, sans aucun recul critique (comme si les agents provocateurs et les policiers infiltrés n’existaient pas) sortie du contexte, sans recul critique… pas un mot, jamais, sur « la violence d’État ». Sur les blessés, les mutilés à vie.

Pas un mot sur la disproportion insoutenable des condamnations et des peines entre les uns et les autres, pas un mot sur le déséquilibre des procès….
Je ne peux pas croire, d’un point de vue rationnel, objectif, que ce qui a basculé à Gênes à cette époque-là n’aura entraîné aucun changement, ni lancé aucune perspective « ailleurs » qu’en Italie. Je ne peux pas croire que, pour ce qui concerne la France, les récents Ministres de l’Intérieur, et certains de leurs « conseillers » spéciaux, privés … n’ont rien fait ni rien « tiré » de « Gênes »…

En France, de Gênes, hélas, il semble bien qu’il n’y ait que nous (un grand « nous »), militants alter, communistes, socialistes, syndicalistes, écologistes…. qui n’en ayons rien tiré, ou pas grand-chose.

Parce qu’elle a été, à de rares exceptions, étouffée dans la presse, parce qu’elle est restée si mal connue, et continue de l’être.
Parce que l’histoire ne nous a pas intéressés. Ou, à quelques exceptions (Attac, Amnesty, la LDH, quelques collectifs militants…), si peu. Ou à peine. Gênes n’aura pas touché l’immense majorité d’entre nous, « citoyens ».

Parce qu’elle nous a fait peur, peut-être. Parce-que nous avons encore une fois donné à âme perdue dans le piège de la distinction nationaliste, chauvine… « nous/les autres »…Parce que nous sommes étouffés sous le poids de la tradition républicaine, du culte jacobin de l’État, la valorisation de « la police »…

« Parce que, parce que » tout cela à la fois… Je ne sais pas.

Et peu importe en fait, car mon propos n’est pas de « psychologiser » le « pourquoi » mais seulement de constater le fait : « Gênes » n’est pas devenu « une histoire française ». N’est pas devenu « une histoire européenne ».

« Gênes » est resté comme une histoire italienne, et c’est un vrai problème pour notre avenir.

C’est pour cela que je veux faire « retour à Gênes » aujourd’hui, face à la manifestation de Nantes, après d’autres, moins connues ou moins médiatisées.

Il y a un lien, il y a plusieurs liens entre toutes ces manifestations réprimées, et « Gênes ». Il est de notre devoir absolu de militants de rouvrir en France le dossier de « Gênes ».

Le rouvrir pour mieux éclairer « nos » dossiers : celui de la répression et des violences policières, celui du fichage génétique des manifestants et des militants arrêtés, celui de la politique pénale, celui de la « politique sécuritaire » (sic)…

Il y a un lien juridique, il y a un lien politique, il y a un lien idéologique, il y a un lien philosophique, il y a un lien médiatique, et enfin, et surtout, il y a un lien humain, entre tout cela…

Aucun militant sérieux ne peut imaginer, en lisant il y a quelques jours le témoignage de Quentin à Nantes, que, « la crise » (et la politique qui l’accompagne) continuant, et ne pouvant aller que s’exacerbant, nous ne devons pas nous poser toutes ces questions.

À Gênes, en juillet 2001, est apparue, je le crains, une part de notre futur.

À Nantes, en février 2014, nous devons la regarder en face. Dans l’urgence.

(À suivre…)

27 février 2014

Élodie Tuaillon-Hibon, avocate au Barreau de Paris.

 

Précision: Je ne mentionne pas la répression sanglante – 55 morts – des émeutes de 1992 à Los Angeles, car ce n’était pas la répression d’une manifestation « pacifique ». Je ne mentionne pas non plus les répressions thatchériennes des manifestations en Irlande, ni celles de la grande grève des mineurs de 1984 et 1985, ni quantité d’autres féroces répressions… car ne présentant pas de similitude globale avec ce qu’il s’est passé à Gênes (ce qui ne signifie pas que je les cautionne). 

 

La violence policière et la violence d’état en Italie.

L’histoire de la République italienne, dès le référendum de juin 1946, a été marquée par de nombreuses violences, où l’État, sa police et ses « services déviés », ont joué un rôle.

Sur ce site, on lira entre autres choses le texte de Carlo Bordini sur Juillet 60, et le texte Mai 78, un maggio italiano autour des dites « années de plomb ».

Si les violences manifestes les plus meurtrières se sont produites dans un climat de type insurrectionnel -en 1946 et 1960 essentiellement- très différent de celui de juillet 2001, les violences occultes -et en particulier la longue suite de « stragi » qui ont endeuillé l’Italie de l’attentat de Piazza Fontana en 1969 à celui de Bologne en 1980- n’ont jamais permis d’établir officiellement la responsabilité de personnes liées au service de l’état.

N’oublions pas enfin la « législation d’exception » mise en place durant cette période, dont la fameuse loi Reale du 22 mai 1975, jamais abrogée.

 

Articles sur les événements de Gênes en juillet 2001 :

Livres:

Films:

  • Francesca Comencini, Carlo Giuliani, ragazzo (Italie, 2002). Version originale en ligne.
  • Daniele Vicari, Diaz : un crime d’État [Diaz: Don’t Clean Up This Blood] (Italie – France -Roumanie, 2012).

Théâtre:

  • Fausto Paravidino, Gênes 01 [Genova 01]. Édition française: Paris, L’Arche, 2005.

Deux sites italiens :

Sur Nantes et la manifestation du 22/02/2014:

Conseils pratiques aux victimes des violences policières du 22/02/2014:

Sur le projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes:

Sur le maintien de l’ordre, la police, les délits politiques, quelques articles et livres :

D’autres ressources publiques facilement accessibles :

Élodie Tuaillon-Hibon a aussi publié sur ce site:

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. []

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