Le bus s’est arrêté devant le hall du port qui mène vers l’Angleterre, un monde à part, blanc-crème et aseptisé, comme un immense hypermarché du voyage. Je remonte le couloir réservé aux piétons et cyclistes entre deux lignes de pointillés à demi-effacés. À la première grille, j’aperçois sur la gauche deux véhicules de police et devant moi un homme seul, qui semble attendre quelque chose ou quelqu’un. J’hésite un temps sur la direction à prendre.
-Tu cherches le centre-ville? me demande-t-il en anglais.
-Non, la jungle.
-Alors, suis-moi.
Nous remontons le long d’un terre-plein herbeux séparé de l’autoroute par une rambarde. Ahmed est syrien, il a épuisé en trois phrases ses connaissances en anglais et il essaie de communiquer avec moi en pianotant des questions sur son téléphone. Le logiciel de traduction est plutôt fantaisiste et nous laisse semblablement perplexes. De part et d’autre de la chaussée, s’élèvent deux ou trois rangées de grillage de plusieurs mètres de hauteur, surmontées de fil barbelé. Un camion klaxonne derrière nous. Je me retourne et le chauffeur nous fait un signe obscène. Puis un fourgon de CRS ralentit à notre hauteur, nous suit un temps puis se gare devant nous à la première aire de stationnement. Le contrôle d’identité dure quelques minutes, on nous rappelle qu’il est interdit de marcher à cet endroit. « Jungle style » dira un autre Syrien, au récit de cette modeste aventure.
En une semaine, le bidonville a été réduit de moitié. De loin en loin, on voit brûler des cabanes dont on ne parvient pas à savoir qui les a incendiées1 Une fumée acre recouvre de larges pans de la lande. Durant plusieurs jours, la police a évacué la zone sud où résidaient trois-mille cinq-cents personnes. Les maraudes ont permis le placement de quelques deux mille sept-cents autres depuis octobre2. Mais ce dernier chiffre cache une réalité complexe. Parmi ceux qui ont rejoint ces centres de répit, entre un quart et un tiers sont rentrés après quelques semaines. Les autres ont fait des demandes d’asile en France malgré le faible espoir de les voir aboutir -une sur cinq si on s’en tient aux chiffres des années précédentes. Ceux qui restent ou reviennent s’accrochent désespérément à leur rêve de rejoindre l’Angleterre, un rêve qui ressemble de plus en plus à une illusion, puisque la frontière est désormais étanche et que les passeurs négocient des services hasardeux pour six ou sept mille euros.
Durant l’hiver, un camp de containers de mille cinq-cents places, sans douche, ni eau, ni cuisine, a été confié à l’association « La vie active » qui gérait déjà le centre d’accueil de jour. Le budget de mise en oeuvre est de vingt millions d’euros quand le camp de Médecins sans frontières de Grande-Synthe a coûté huit fois moins pour un développement prévu de deux mille cinq-cents places. Cet investissement considérable pour un aménagement largement lacunaire en termes d’effectifs comme d’équipements ne laisse d’interroger. Tout autour, dans ce qui subsiste du lieu que l’état a choisi l’été dernier pour le regroupement des migrants, la population a plus que doublé. C’est ici que se concentrent les lieux de vie, cafés, restaurants, écoles, centre d’accueil juridique, permanences des associations, où tous, les habitants des containers, ceux des tentes de la Protection civile et les résidents du bidonville lui-même, migrants et bénévoles, peuvent se retrouver la journée. Il suffit de passer quelques heures dans ces ruelles boueuses pour sentir la différence qu’il y a entre un village de fortune prodigieusement inventif et le froid stockage d’êtres humains concédé par les institutions.
À l’entrée du bidonville, Ahmed m’a présenté Tamir, l’anglophone du groupe. Il a vingt ans, une joie communicative et une énergie peu commune. C’est lui qui gère la commande au petit restaurant afghan où nous nous retrouvons. Il m’explique que deux de ses amis ont eu un petit problème : l’un est parti le matin avec le passeport de l’autre, sans son autorisation, pour faire un transfert d’argent. Le guichetier s’est aussitôt rendu compte de la supercherie et a appelé la police. Le passeport attend désormais son propriétaire au commissariat. « Tu veux que je vous accompagne ? » dis-je à Tamir. « Oui, je pense que ce serait utile » me répond-il comme si je venais de lui faire une proposition inespérée.
Nous sortons du bidonville. Tamir salue les CRS en faction d’un retentissant « bonjour », auxquels ceux-ci répondent nonchalamment. Il est très fier de sa prononciation du « r » français. Sur la route, il me raconte des bribes de son parcours. Il a quitté Alep pour le Liban en 2011. « On ne pouvait plus étudier avec la guerre et je n’avais aucune envie de me retrouver tôt ou tard dans l’armée. » De l’autre côté de la frontière, il n’y a qu’un seul camp de réfugiés, mais l’état libanais régularise les nouveaux venus sans autre forme de procès. Libre à eux ensuite de chercher un emploi. « Je travaillais dans un supermarché, ce n’était pas mon rêve, mais c’était déjà quelque chose. Le problème c’est que je gagnais trois-cents euros par mois et la vie à Beyrouth est très chère. » En 2015, il quitte le Liban pour la Turquie, passe en Grèce, remonte les Balkans puis traverse l’Italie. Son voyage en Europe est très rapide. « Tu n’as pas eu de problème à Vintimille? » « Non, j’ai regardé les jeunes d’ici, je me suis coiffé comme eux, la police faisait descendre tout le monde, mais moi ils m’ont laissé passer. » Il arrive à Calais en janvier. Il tente depuis de passer plusieurs fois par semaine. « Certains policiers te laissent partir sans problème, d’autres te tabassent. Pourquoi ? » Les coupables, on ne peut pas les reconnaître, car ils remontent leur col jusqu’aux yeux et exigent que les migrants baissent la tête sans les regarder. Mais la bonne humeur de Tamir est indéfectible. Au retour, je l’entends chanter en boucle « Hello » de Lionel Richie et continuer à saluer les passants de ses « bonjours » sonores et joyeux. « Cette chanson, me dit-il, je l’ai entendue quand je suis arrivé à Paris, alors pour moi c’est Hello Paris ! » Je lui dis qu’il peut aussi la dédier au prochain policier qui ne sera pas correct avec lui. « I can see it in your eyes, I can see it in your smile » entonne-t-il hilare. En passant, un CRS nous fait un bras d’honneur depuis une camionnette.
Comme tant d’autres ici, Tamir connaît Francesca, une amie italienne rencontrée à l’automne et qui a élu domicile dans le camp depuis l’été dernier. Avec elle, jusqu’en janvier, il y avait deux autres militantes no border venues de Vintimille. L’une est rentrée en Italie, l’autre enseigne désormais l’italien dans le sud de la France. Nous la croisons par hasard à la lisière du camp, vers une petite école où demeurent dix grévistes de la faim iraniens, qui se sont cousus les lèvres il y a maintenant dix jours. Francesca a dans les yeux un mélange de conviction inébranlable et une immense douceur. Elle vit ici de presque rien, a refusé plusieurs propositions d’emploi pour garder son indépendance et ne connaît pas le repos. D’un long séjour en Éthiopie, elle a gardé une connaissance parfaite de l’amharique. Mais à 28 ans, elle n’a appris le mot carrière dans aucune langue. Sa seule faiblesse est la gourmandise. Je lui dis parfois que le seul moyen pour la corrompre serait de lui offrir des chocolats.
-Chaque jour on a le cœur plus grand, me répond-elle quand je lui dis qu’elle aura un jour sa retraite de bénévole.
-C’est donc toi qui as brûlé toutes les cabanes ? En tout cas c’est ce que titre une certaine presse.
-Ben voyons, me répond-elle en français, quel plaisir de détruire tout ce qu’on a eu tant de mal à construire, tu n’imagines pas !
Autour de nous, c’est la désolation. J’entends Tamir répéter : « C’est la fin du bidonville ! » Puis Francesca nous emmène à une réunion de bénévoles, présidée par une représentante de l’Auberge des migrants. On parle ici en anglais et en arabe. Autour de moi, il y a comme toujours depuis l’été dernier une majorité de britanniques, une autre jeune femme italienne, des Espagnols. L’un des grévistes de la faim y déplore le manque de solidarité entre les différentes communautés de migrants. « Il faut que tous soutiennent notre démarche, murmure-t-il à l’oreille de l’interprète, et il faut que les médias continuent à parler de nous. » Avec la promiscuité induite par le regroupement dans la zone nord, la solidarité ou le respect mutuel laissent parfois place à des tensions palpables. L’espace commence à manquer. En cours de réunion, je vois pointer dans la pénombre la chevelure de Philippe Wannesson, infatigable animateur du blog Passeurs d’hospitalités. Nous partons ensemble vers l’école laïque du chemin des Dunes. Zimako, son fondateur, arrivé il y a trois ans en France, y a organisé une fête dont il est mystérieusement absent. « Zimako est l’un des deux francophones du camp, mais il est nigérian » m’explique Philippe en éclatant de rire, car il ne connaît pas la raison de cet étrange mystère3. Autour de la table basse, j’entends des inconnus parler français pour la première fois de la journée. Près de nous, la chaleur du poêle m’a ôté toute envie de partir pour d’autres explorations. Un homme s’approche de nous. Il s’appelle Hervé de Willencourt. Photographe, il est récemment arrivé dans le bidonville. Avec son moyen-format et ses pellicules noir et blanc, il entend rester ici pour un projet de longue haleine. Son nom ne m’est pas inconnu car nous avons déjà échangé quelques messages. Chaque semaine, la famille continue de grandir.
Lorsque nous quittons les lieux, tard dans la nuit, Zimako réapparaît et confie mon sort à une amie qui s’en va vers Dunkerque, pour qu’elle me ramène en voiture jusqu’à l’auberge de jeunesse. Comme toujours, celle-ci est peuplée de bénévoles de passage et de nouveaux venus. Ceux qui restent finissent par s’installer dans la jungle. Le lendemain matin, je fais un bout de chemin avec un jeune Stéphanois arrivé la veille. « J’ai trois diplômes, me dit-il, un de cuisinier, un de charpentier, un d’aide-soignant. Hier, j’ai fait la tambouille, mais aujourd’hui, j’attaque dans l’atelier construction. »
Dans le train pour Paris, je constate que les migrants sont plus nombreux que d’ordinaire. Sur les sièges du TGV, ils se tiennent immobiles et leurs yeux ont perdu tout sourire. Sur leur visage, je ne vois désormais que la fatigue et la peur.
Pour aller plus loin:
- La rubrique migrations de ce site.
- Sur les « containers de la honte », voir l’article très complet de La Parisienne libérée du 14 janvier 2016.
- Le 17 mars, le centre d’aide juridique créé par l’Appel de Calais disparaît dans les flammes. Le bâtiment, vide au moment des faits, se trouve dans la zone sud désormais entièrement détruite et donc dans un no man’s land. Le poêle qu’il abrite a été démonté. L’incendie est donc bien d’origine criminelle. Dans l’article publié sur « Nord Éclair » le soir-même, le chef de mission évoque un « contexte d’intimidations et de menaces (…) de la part des forces de police et des groupes fascistes ». http://www.nordeclair.fr/info-locale/migrants-de-calais-le-centre-juridique-de-la-jungle-jna60b0n1066577 . [↩]
- Chiffre donné par le Ministère de l’intérieur [↩]
- Zimako Jones est en fait de père nigérian et de mère togolaise. Durant les quelques minutes que nous passerons ensemble, je découvrirai qu’il parle aussi très bien l’italien. [↩]