C’est un village d’un double aspect, riant par un côté, sévère par l’autre, bâti au pied d’une énorme falaise: espèce de forteresse naturelle, dressée sur la pointe de la presqu’île du Cotentin. Jersey est en face, — Jersey, cette île hermaphrodite, qui n’est pas française, qui n’est pas anglaise non plus, quoiqu’elle appartienne à l’Angleterre. La tradition de ces rivages raconte qu’à une époque bien reculée, sur ce détroit qui s’est agrandi par la rupture de la falaise, un pont de planches y conduisait. Quoi qu’il en soit de ces souvenirs que les générations se lèguent, Carteret et Jersey se regardent, et de si près qu’on pourrait dire qu’ils se regardent dans le blanc des yeux. D’une rive à l’autre, ils s’apparaissent, vagues ou distincts à l’horizon; — taches d’un bleu foncé dans la brume, profils de maisons blanches quand le temps est clair. Assurément, quand on observe le pied de cette roche dumeuse, chaque jour minée davantage par l’irruption du flot qui monte, et dont beaucoup de fragments détachés forment assez loin, dans la mer, une ceinture de brisants redoutables, on est presque tenté d’adopter ces idées d’un voisinage séculaire. Le havre qui s’ouvre devant ces brisants et qui se creuse jusque sous les premières maisons de Carteret, est signalé aux matelots par deux espèces de phares grossiers, —poteaux de bois plantés dans l’eau, semblables, à quelque distance, aux mâts d’un vaisseau submergé. Autrefois, l’entrée de ce petit port naturel était défendue, en temps de guerre, par une large tour à créneaux adossée au roc de la falaise, solidement attachée à son flanc. Cette tour s’appelait la Vigie. Sur sa plateforme solitaire, on trouvait encore, il y a plusieurs années, une pièce de canon de gros calibre abandonnée, sans son affût, aux pluies du ciel et à la rouille. De ce point élevé, on domine la mer et la grève dont la jaune arène, découpée par les irrégularités du flux et du reflux, offre à l’œil les sinuosités d’une ligne, dentelée d’écume brillante, qui passe sous les Rivières, — village au nom charmant et moqueur, car il n’a de rivières que ses fossés, où l’eau de mer filtre à travers les sables et se ride au pied des ajoncs, — puis sous Saint-Georges, — paroisse au patron moitié Anglais, moitié Normand, — et enfin va se perdre à plus d’une lieue de là, jusque sous Portbail. C’est, à proprement parler, le côté fier et beau de Carteret, le côté cher aux organisations poétiques. Cette mer qui se prolonge à votre droite devant vous, cette immensité de sable que le vent roule, par places, en dunes assez épaisses et assez hautes pour que le douanier — la vedette de la côte — puisse y creuser une hutte contre la nuit et le mauvais temps, à votre gauche, — fermant l’horizon, à l’Est, comme la mer le clôt au couchant, — les toits bruns de Barneville et la tour carrée de son clocher singulier, qui a peut-être soutenu des sièges: tout cet ensemble un peu austère, mais grandiose, doit captiver les imaginations rêveuses. Par un soir brumeux de l’automne, quand la mouette mêle, en criant, son aile frissonnante à la vague, quand la mer est rauque et houleuse, la pâle Minna de Walter Scott pourrait venir attendre son Cleveland sur l’âpre sommet de cette falaise, aux cavernes visitées des flots, et se croire encore aux Hébrides.
Mais en suivant la ligne du havre et on tournant le dos à la mer, la scène change et prend un autre caractère. On ne va pas bien loin sans trouver le village, bâti dans des sables tantôt fermes et tantôt mouvants. Là, chaque maison qui a sa vigne et son figuier aussi son petit jardin d’une végétation un peu maigre, sous le souffle salé de la côte, mais dont la fraîcheur repose pourtant agréablement l’œil lassé de l’éclat des grèves. Les premières maisons de ce village — le manoir de madame de Fiers en est une. — sont presque toutes enceintes d’un mur de cour ou de jardin, avec un escalier extérieur et intérieur qui conduit sur le galet du rivage et dont la mer —dans ses grands pleins — gravit et bat les marches comme celle des escaliers de Venise. Au second plan de cette ligne d’habitations blanches et propres, la flèche de l’église s’élance du sein d’un bouquet d’arbres, qui rappellent la plantureuse Normandie au voyageur tenté peut-être de l’oublier. À soixante pas de ces maisons groupées harmonieusement sur ce coin de grève, un bras de mer, comme il en reste si souvent aux replis de ces plages, est traversé d’un pont construit grossièrement avec des planches et de grosses pierres, jetées dans l’eau, à la file les unes des autres. C’est la frontière de Carteret que ce pont, qui disparaît aux grandes marées sous le lent amoncellement des vagues, et que M. et madame de Marigny avaient trouvé couvert, en rentrant de leur promenade, un soir. Après ce pont, il y a encore quelques places d’herbe , semées de crystes marines et de joncs; puis on entre dans les terres labourées, dans des champs de blé, de chanvre et d’orge, qui mènent au bourg de Barneville et aux villages environnants.
Extrait de Une vieille maîtresse, Paris, Lemerre, 1863.
D’autres textes de Barbey d’Aurevilly sur ce site:
- La lande de Lessay. Extrait de L’Ensorcelée.
- Au château de Savigny (Servigny). Extrait des Diaboliques, « Le bonheur dans le crime ».
- Angleterre et Normandie. Extrait de Ce qui ne meurt pas. Ce premier extrait est suivi de liens sur l’auteur.