Notes sur le théâtre-récit

 

Quelle œuvre d’art pourrait donner à notre passé proche une expression à sa mesure? Aujourd’hui le langage semble s’étrangler sur les faits.

Le théâtre-récit est né de la crise profonde -crise des idéologies- qui a frappé l’Italie -laboratoire de l’Europe- dès 1978, année où fut assassiné Moro. La vieille antinomie tragédie-épopée est devenue un frein à la compréhension du monde.

Roberta Biagiarelli s’est souvenue de Fassbinder: ce qu’on n’est pas en mesure de changer, il faut au moins le comprendre.

Roberta Biagiarelli s’est souvenue de Tchernobyl et de Srebrenica.

Marco Baliani s’est souvenu d’Aldo Moro et du conteur de Walter Benjamin.

Laura Curino n’a pas oublié son enfance.

Marco Paolini s’est souvenu du barrage du Vajont. 2000 morts en quelques secondes, le 9 octobre 1963.

Ascanio Celestini se souvient de tout ce qu’on lui raconte.

Massimo Barilla et Salvatore Arena refont L’Iliade.

Mario Perrotta réécrit L’Odyssée.

À cette crise politique s’est ajoutée une crise morale, matérielle et culturelle, qui touche aujourd’hui la France. Dès ses débuts, le théâtre-récit a dû se passer de ces lieux appelés théâtres pour pouvoir faire du théâtre.

Le théâtre-récit a dû se passer de subsides.

Il a dû se passer de compagnies, de scénographes, de costumiers, de vidéastes, de musiciens, de danseurs et de marionnettistes. Il a dû se passer de producteurs, de chargés de relations publiques, de graphistes et de communicants.

Le théâtre-récit ne se définit pas comme un théâtre pauvre. Mais la nécessité l’a porté aux origines du théâtre.

Toute naissance est archaïque.

Le théâtre-récit est une forme dramaturgique simple, portée par un acteur-auteur venu raconter une histoire. Décors et costumes y sont neutralisés: la scène et les vêtements sont sombres, c’est à dire sobres, l’éclairage réduit à l’essentiel. Une chaise est parfois le seul accessoire présent. L’attention du spectateur, si elle doit être, est portée sur l’acteur, sa parole et son jeu.

Dans le théâtre-récit, la beauté, si elle doit être, jaillit de la simplicité.

Le théâtre-récit montre qu’on ne répond pas par le silence à un tremblement de terre. Il ne le dit pas, il le montre.

Dans le théâtre-récit, les morts de Srebrenica n’ont pas besoin de requiem. C’est aux vivants de Srebrenica qu’il revient de parler. Leur parole, l’acteur-auteur est là pour la porter.

Dans le théâtre-récit, le risque naît de l’union de la parole et du sens. L’acteur-auteur doit trouver une bonne histoire. Ensuite, il doit chercher une bonne manière de la raconter. Matière mouvante, comme la vie.

L’acteur-auteur est un artisan. Il travaille et polit son histoire et son jeu, geste après geste, mot après mot.

L’acteur-auteur est un homme à tête d’homme. Son apparence n’importe guère, tant qu’il porte, comme chacun des spectateurs, un minuscule et fragile corps humain. Dans le théâtre-récit, l’acteur-auteur est la figure sous laquelle le juste se rencontre lui-même.

Le corps de l’acteur-auteur est le corps d’un homme à tête d’homme. Il n’est pas un instrument, le pélerin d’autre chose. Il ne se montre pas.

La réussite d’un théâtre politique, écrivaient François Ribes et José Guinot, pourrait se mesurer à cette ambition de trouver tout à la fois son audience populaire, ses effets mobilisateurs et sa capacité à renouveler les formes artistiques. Mais dans les faits, le théâtre politique se heurte généralement à un double écueil: miser sur l’efficacité militante au risque de perdre de vue sa finalité artistique, ou bien se donner les moyens de l’institution quitte à se rendre prisonnier de compromissions qu’elle entraîne.

Tout système culturel, écrivait encore Robert Muchembled, est relié à une forme précise de pouvoir.

Le théâtre-récit est fait par des gens sans uniforme. Ce n’est pas un théâtre politique, mais un théâtre civil. Il se distingue ainsi des modèles qui l’ont inspiré. Le récit n’est pas une parabole, comme dans Mistero buffo de Dario Fo. Il ne suit pas Peter Weiss, qui invitait à caricaturer des personnages, à simplifier des situations pour les rendre frappantes. Le théâtre-récit n’est pas le théâtre-document.

Le théâtre-récit ne se définit pas comme un théâtre populaire. Mais les histoires qu’il porte sont destinées à tous. À son tour, le spectateur redevient ce qu’il est: un homme à tête d’homme.

Le théâtre-récit est tragique en ce qu’il dit l’irréparable d’une mémoire commune. En chinois, les expressions raconter un crime ou raconter à cinq familles définissent la vengeance. La vengeance est récit. Dans le théâtre-récit, la tragédie est l’art de changer la vengeance en justice.

Le théâtre-récit est nécessairement tragique. Si le chœur ne répond pas, la narration s’épuise.

Le théâtre-récit est épique en ce qu’il relie le passé proche au futur proche dans le présent du récit. Il est épique au sens où l’historiographie est plus qu’une source d’inspiration, un point d’indifférence créatrice.

Marco Baliani se souvient de Walter Benjamin.

Porter conseil, écrit Walter Benjamin, c’est moins répondre à une question que proposer une manière de poursuivre une histoire (en train de se dérouler).

Le cours de l’expérience a chuté, écrit-il encore. Il suffit d’ouvrir le journal pour constater que, depuis la veille, une nouvelle baisse a été enregistrée, que non seulement l’image du monde extérieur, mais aussi celle du monde moral ont subi des transformations qu’on n’aurait jamais crues possible. Et il poursuit: chaque matin, on nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu’aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit déjà chargé d’explications.

L’information n’a de sens que lorsqu’elle est nouvelle. Elle ne vit qu’en cet instant, elle doit s’abandonner entièrement à lui et s’ouvrir à lui en même temps. Il n’en est pas de même du récit : il ne se livre pas. Il garde sa force rassemblée en lui, et offre longtemps matière à développement.

Le théâtre-récit fait parler les hommes entre eux. L’acteur-auteur porte en lui plusieurs voix. Plus tard, et même beaucoup plus tard, les spectateurs y joignent aussi la leur.

Écrit, le théâtre-récit devient livre, alors qu’il n’est ni pièce ni roman. Enregistré ou filmé, il demeure un récit. Ce récit peut-être écouté, parfois, par des milliers d’auditeurs ou des millions de télespectateurs. Dit, il redevient ce qu’il est, à savoir du théâtre.

Le théâtre-récit n’est pas traditionnel. S’il le souhaite, l’acteur-auteur utilise un micro, sa voix peut laisser place, un temps, à des documents visuels ou sonores. C’est sur sa voix, pourtant, que se déroule le récit.

Le théâtre-récit n’est pas un mouvement d’avant-garde. Le journal du matin ne suffira jamais à me donner de mes nouvelles.

Toute naissance est archaïque. Les avant-gardes historiques se sont nourries aux arts dits primitifs, comme le théâtre-récit trouve son origine chez Homère. L’Iliade tragique et L’Odyssée épique appartiennent à un monde d’avant la tragédie, et d’avant l’épopée.

La nécessité est aveugle mais elle peut être comprise.

Ce texte, écrit par un spectateur de France sur des spectacles d’Italie, n’a pas valeur de manifeste. Chaque œuvre nouvelle, si elle est grande, devient le contre-exemple de tout écrit théorique. Bien des mots et des phrases, ici cités ou contredits, dialoguent à la recherche d’une vérité toujours mouvante: les auteurs en sont George Steiner, R.W Fassbinder, Jacques Prévert, François Ribes et José Guinot, Robert Muchembled, Peter Weiss, Jean-Luc Godard, Alessandro Portelli, André Breton et Friedrich Engels. L’ombre de Walter Benjamin leur répond, qui a posé, sans le savoir, les fondements de ce théâtre.

Olivier Favier, novembre 2007.

(La référence à Massimo Barilla et Salvatore Arena a été ajoutée après coup, comme une évidence).

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