Mémoire littéraire, mémoire historique. Entretien croisé sur l’Italie des lois raciales (1938-1945), avec Marie-Anne Matard-Bonucci et Aldo Zargani.

 

Cet entretien reprend, après relecture des auteurs, le contenu des rencontres qui ont eu lieu,  à Paris, avec Aldo Zargani le 1er février 2008 à la Libreria,  avec Marie-Anne Matard-Bonucci et Aldo Zargani le 3 février 2008 à l’Espace des Blancs-Manteaux.

Olivier Favier: Marie-Anne Matard-Bonucci, vous êtes professeure d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble 2, codirectrice avec Pierre Milza du Gric, Groupe de recherche sur l’Italie contemporaine de Sciences Po Paris, vous êtes spécialiste du fascisme italien, notamment de son appareil idéologique extrêmement complexe et mouvant, inventif aussi nous le verrons, qui fait de l’Italie des années 1920-1930 un véritable « laboratoire du pire ». On vous doit aussi une Histoire de la Mafia parue aux éditions Complexe en 1994, et surtout, tout récemment, la première synthèse écrite en langue française sur L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, publiée chez Perrin en 2007. C’est un livre qui s’inscrit dans la continuité d’AntiséMYTHES, dont le titre en forme de concept -et de mot-valise- cherchait à aborder l’antisémitisme européen sous l’angle des fantasmes culturels.

Sur le sujet, la bibliographie italienne est elle-même peu fournie: on citera bien sûr les livres de Renzo de Felice et de Michele Sarfatti1 .Depuis une vingtaine d’années, en France comme en Italie, on parle beaucoup en revanche de Lieux de mémoire. L’entreprise que leur a consacré Mario Isnenghi au delà des Alpes contient d’ailleurs un article sur les lois raciales de 19382 . Dans le livre de Liliana Picciotto Fargion, le lieu de mémoire se change en devoir de mémoire. Quant on évoquait l’antisémitisme fasciste, ne se trouvait-on pas, tout récemment encore, devant un « lieu de l’oubli »?

Marie-Anne Matard-Bonucci: En Italie, la mémoire des persécutions antisémites et de la Shoah fut occultée, dans une large mesure, jusqu’aux années 1980. De ce point de vue, l’Italie connut un processus assez comparable à la situation française : passé la découverte de l’extermination des juifs, après la guerre, le silence prévalut jusqu’au procès Eichmann qui fut un moment de remémoration collective. Plusieurs facteurs contribuaient à ce phénomène d’amnésie collective. En Italie, l’épuration fut intense mais de courte durée. Les rescapés des camps étaient peu nombreux (837, sur environ 7800 déportés).  La république italienne se construisit en valorisant la mémoire de l’antifascisme tout en permettant la  réintégration rapide d’anciennes élites fascistes. Le mythe du « bravo italiano » s’enracina au cours de ces années, porté par un contexte de réconciliation nationale et par le Vatican. Les juifs eux-mêmes, sans doute pour pouvoir continuer à vivre parmi leurs concitoyens, contribuèrent à écrire cette version très lénifiante de l’histoire, présentant la société italienne comme opposée à l’antisémitisme et solidaire. Il fallut l’ouvrage de Renzo De Felice en 1961 puis les livres importants de Meir Michaelis et Michele Sarfatti pour que la recherche en histoire démarre véritablement. Le cinquantième anniversaire de l’adoption des lois raciales, en 1988, représenta une étape importante de ce point de vue. Aujourd’hui, il y a une recherche très féconde en Italie et il semble difficile de parler de « lieu de l’oubli » même si l’on entend encore des propos ramenant au mythe d’une Italie immunisée contre l’antisémitisme. En France, il semble beaucoup plus difficile de faire connaître la réalité des persécutions antisémites fascistes comme si la mémoire de l’attitude protectrice des autorités italiennes dans le sud-est de la France  faisait définitivement obstacle à la connaissance  du sort des juifs dans la péninsule.

Olivier Favier : Aldo Zargani, vous êtes né à Turin, vous avez connu une enfance particulièrement éprouvante dès l’âge de 5 ans, puisque en 1938, les lois raciales ouvrent la voie à sept années de persécutions antisémites qui iront, après 1943, jusqu’à la déportation et l’extermination, y compris sur le sol italien, aux abords de Trieste. Après une vie bien remplie de comédien, de militant, et une longue carrière à la RAI, vous avez décidé de raconter votre enfance. Et voilà que, magnifique surprise, l’Italie découvre en 1995 un jeune et très grand écrivain de 62 ans, auteur d’un véritable chef d’oeuvre, Pour violon seul. Le livre a été traduit depuis en anglais, en espagnol, en allemand (avec un succès particulièrement important dans ce dernier cas puisque le livre avait été repéré par la prestigieuse Fischer Verlag). Il est depuis septembre dernier traduit en français pour les Editions de l’éclat. Je voudrais commencer par une remarque semblable à celle que j’ai faite à Marie-Anne Matard-Bonucci. Peu de livres de littérature en Italie ont évoqué la politique antisémite fasciste: deux exceptions immenses, deux exceptions qui ont été pour vous deux amis par ailleurs, deux auteurs qui dominent la littérature de l’après-guerre, pour qui les persécutions raciales ont été un thème récurrent: je veux parler de Giorgio Bassani et de Primo Levi. Votre livre, qui se plaît dans un tel voisinage, aborde cependant cette histoire sous un angle nouveau: la première originalité est, avec ce mélange d’incompréhension et de lucidité qui est propre au regard de l’enfance, de témoigner de toute la complexité, l’ambiguité si l’on peut dire, de ces persécutions, qui laissent des failles, des chances plus que des possibilités de s’en sortir. Cette idée de la probabilité (puisqu’à l’inverse de vos parents et de votre petit frère, une grande partie de votre famille a été exterminée) est d’ailleurs l’une des obsessions de votre livre

Aldo Zargani: L’avenir est tout tracé, le livre de Marie-Anne le montre comme le mien a essayé de lemontrer: la mémoire cède parce que les vieilles générations disparaissent, comme il se doit, que les nouvelles générations ne savent pas, et celles qui viendront en sauront encore moins. C’est donc le moment, précisément dans cette année qui s’annonce obscure, mais si éloignée et différente du passé, de revenir à la recherche de la vérité, cette vérité qui ne peut jamais être atteinte, mais que toutefois l’obsession humaine nous pousse à chercher, non seulement avec la mémoire, mais au delà des procès, avec l’Histoire, l’art, la science, la philosophie. Dans le livre de Marie-Anne Matard-Bonucci, il y a comme un aimant littéraire, les lois raciales de 1938, et, comme le dit Olivier Favier, “le laboratoire du pire”.Marie-Anne Matard-Bonucci aussi, pourtant tellement plus jeune que moi, est comme contrainte à l’œuvre d’art, qui est l’une des manières d’écrire l’Histoire: voilà pourquoi elle a dû citer à plusieurs reprises mes souvenirs d’enfance, en même temps que d’autres souvenirs. Comme elle le fait, comme l’a fait Thucydide avec le départ des trirèmes vers la Sicile et comme l’a fait Tacite avec la bataille de Parme, celui qui écrira dans l’avenir devra ne pas avoir honte d’avoir recours au spiritisme pour retrouver la présence de cette époque. Sur cette voie, comme dans mon livre, on retrouvera la réalité personnelle, celle qui était en nous, qui est incertaine, dynamique, et doit être assujettie à une critique et à une révision continuelles, seul moyen d’en faire une réalité objective, historique. C’est ce sur quoi s’appuie mon livre. Je me permets d’ajouter que c’est ce sur quoi s’appuie aussi celui de Marie-Anne Matard-Bonucci: sur cette voie, on rencontrera aussi l’humour, parmi tant de choses tragiques.

L’enfant que j’ai été s’est changé en prophète, mais c’est un prophète qui lit le présent dans le futur, quand les devins ne lisent que le futur, mais pas le présent. Peut-être que cet enfant et moi nous sommes des prophètes du passé? Pas seulement, parce que nous sommes des prophètes d’un passé qui ne passe pas et renouvelle chaque année sa qualité de présent. C’est là l’extraordinaire qualité de la mémoire de la Shoah: le plus terrible des crimes en série, dicté par l’idéologie, non par le sexe, conserve son actualité même après la mort des idéologies.

Je vous rappelle qu’à la fin d’Agamemnon d’Eschyle, Egisthe s’arrête pour parler avec le choeur des faits sanglants qui se sont produits, mais Clytemnestre gagne la scène depuis les coulisses, elle interpelle Egisthe et lui dit quelque chose dans ce genre-là: “Ne perds pas de temps, Egisthe, tout cela sera oublié demain.” Eh bien je suis sûr qu’à cet instant, l’amphithéâtre athénien riait parce qu’il savait, il savait  qu’il se souvenait  de ces faits antiques et horribles, dans sa modernité du cinquième siècle.  Nous aussi en 2008, nous en rions parce que nous nous en sommes souvenus pendant 2 300 ans. Peut-être que nous nous en souviendrons pendant 2 300 ans encore. C’est le miracle de l’oeuvre d’art, qui devient mémoire elle-même quand se poursuit la recherche de la vériité. C’est cette voie qui unit deux livres aussi différents que celui de Marie-Anne Matard-Bonucci et le mien.

Olivier Favier : À plusieurs reprises dans votre livre, en évoquant vos oncles, vos cousins, vous racontez longuement comment ils se sont faits piéger, vous reconstituez les faits avec une extrême précision. Ces passages sont parmi les plus émouvants de votre récit, qui du reste ne manque pas d’émotions -c’est le moins que l’on puisse dire-. Ils me semblent prolonger la douleur de Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés. Au fond, le survivant que vous êtes semble condamné non seulement à transmettre la mémoire, mais à expliquer l’inexplicable, à chercher l’erreur qui pourrait introduire un élément logique dans ce qui, pour chacune des victimes,  n’a été qu’une épouvantable tragédie.

Aldo Zargani : Oui. Chacune des victimes a accompli des erreurs irréparables pour que sa tragédie s’accomplisse. C’est exactement ce qui se produit quand on assiste à une tragédie grecque, ou à une tragédie de Shakespeare: on éprouve la tentation irrésistible de sauter sur la scène sans avoir revêtu les habits d’un personnage et de se mettre à crier : “Ne fais pas ça! Ne fais pas ça! Oreste, les Erinyes t’attendent (en allemand, Erinnerung veut dire souvenir)! » Moi, je raconte des souvenirs de choses irréparables et je voudrais monter sur la scène de mon enfance et crier: “Oncle Carlo! Sauve Alberto et Graziella! Au moins eux! Là, à Birkenau, près des fours, les Erinyes attendent.” Mais je ne peux pas le faire, parce que je suis spectateur de moi-même, et vous l’êtes vous aussi devant une tragédie vaine et irréparable qui a changé l’âme du monde pour la suite de l’histoire de chacun d’entre nous. C’est là le vrai secret de la question de la mémoire: “Qu’est-ce que je peux faire, moi, pour empêcher que se produise l’irréparable?” Seulement rentrer chez moi et penser, sans être un maître à penser.

Olivier Favier : Aldo Zargani, je disais que votre livre était marqué par de très grandes originalités (c’est véritablement une pièce marquante dans l’histoire pourtant très riche de la littérature de la Shoah). Parmi ces originalités, celle qui me frappe le plus, mais qui a frappé aussi Patrick Kéchichian dans son article du Monde3, c’est le rapport que vous entretenez avec la mémoire. Rapport qui est traversé par deux questions. Sommes-nous les mêmes aux différents âges de notre vie ou sommes-nous des êtres différents? Y a-t-il autrement dit, au delà du lien de mémoire, quelque chose de commun entre l’enfant de 1938 et l’écrivain qui soixante ans après décide de raconter son histoire? Votre mémoire, du reste, est parfois source d’erreurs. Vous le savez, et vous jouez son jeu au point de ne rétablir, parfois, la vérité qu’en notes de bas de pages. Et d’ailleurs, vous n’appelez pas votre livre « souvenirs » ou « mémoires », mais bien roman.

Aldo Zargani : Il se pose aujourd’hui des questions qui occupent en fait la philosophie depuis toujours: Hume, très proche de nous, pensait que le moi n’était pas autre chose que la récolte des perceptions de toute une vie. Mais avec les développements de la science cognitive, ce principe fait aujourd’hui l’objet de débats importants. Moi évidemment je ne suis pas un savant et vous devez supporter mes approximations: je crois qu’à l’intérieur de nous il y a plusieurs personnes, semblables mais pas entièrement, non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace. Je ne suis pas le même ici et à la Communauté juive (normalement je hurle). Eh bien oui, acceptez ma proposition grotesque: nous les hommes, nous sommes des oignons, une fois la première couche enlevée il y en une autre, et puis une autre encore, et puis un enfant, et pour finir un embryon qui ne sait rien des autres couches, fruit de lui-même dans le chaotique et hasardeux univers de la réalité darwinienne qui concerne aussi la société. Je pense, mais je ne suis pas un maître à penser. J’écris des romans, mais je ne suis pas romancier, je parle d’histoire, mais je ne suis pas historien, je recherche la vérité, mais trop souvent je ne me documente pas et je fais confiance à une mémoire d’autrefois qui est en train de s’évanouir. Il faut vous contenter de cela…

Je parle du fait que les sentiments et la mémoire sont discontinus, mouvants, imprécis et trompeurs. Dans une nouvelle que j’ai écrite en 2006, Dies Irae, je parle du fait qu’on peut beaucoup changer dans la vie. Mais un soir, récemment, j’ai vu un documentaire sur des partisans juifs dans la forêt de Biesko Biala. Ils combattaient avec l’aide des Russes et réussirent à sauver 1200 innocents dans la seule forêt vierge d’Europe, et ce n’est pas par hasard. Un jour, ils firent 4 prisonniers allemands et ils les tuèrent en leur faisant ouvrir la bouche et en y enfilant le fusil avec la baïonette jusqu’à ce qu’il ressorte par la nuque et, dans cette horreur, en faisant tourner le fusil pour creuser dans la chair vivante, ils criaient: “Et voilà pour ma soeur! Et voilà pour mon père! Et voilà pour mes enfants!…” La pitié pour les victimes, la pitié pour les bourreaux, pitié pour la vengeance inutile, devinrent une seule et même chose. Dies irae me parut insuffisant. Et de nouveau l’instinct de monter sur la scène de la forêt de Biesko Biala et de crier: “Ne faites pas cela! Ne faites pas cela! Ayez pitié de moi…! Eschyle va venir qui nous sauvera. »

Olivier Favier : Marie-Anne Matard-Bonucci, vous connaissiez très bien l’ouvrage d’Aldo Zargani avant qu’il ne soit traduit en français, c’est d’ailleurs l’une des rares sources littéraires dont vous faites usage dans votre livre, à chaque fois semble-t-il pour éclairer des pans du quotidien de la persécution antisémite. Comment vous situez-vous, en tant qu’historienne, devant un travail littéraire qui, finalement, partage nombre des interrogations qui ont nourri votre ouvrage? Une parenté à laquelle vous rendez hommage dans vos citations mêmes.

Marie-Anne Matard-Bonucci : Les sources littéraires n’ont été utilisées qu’à la marge pour cette recherche. J’ai privilégié les documents d’archives, les écrits de propagande,  les textes de doctrine pour comprendre surtout ce que furent les mécanismes de la discrimination  et le point de vue des persécuteurs. C’est pour passer du côté des victimes, si je puis dire, mais ce n’était pas mon intention principale, que j’ai été amenée à utiliser le livre d’Aldo Zargani (comme l’œuvre de Primo Levi ou encore les lettres de prison de Vittorio Foa).

Pour ce qui est de Pour violon seul, je dois dire que c’est d’abord la dimension de  témoignage qui m’a intéressée, même s’il est évident que son statut littéraire lui confère une qualité particulière. Comme témoignage, il s’agit d’un texte original en raison même de la date tardive d’écriture. Le passage du temps  a peut-être estompé, et même transformé les souvenirs de l’enfant mais il a aussi favorisé la libération d’une parole qui, auparavant, peut-être, se serait plus difficilement émancipée des  pesanteurs de la mémoire collective. Les événements ont laissé des traces dans l’argile de la mémoire, dont tout le sens se révèle par un décryptage que rend possible l’expérience et le savoir acquis à l’âge adulte. L’élaboration d’un regard critique, caustique et parfois assez féroce, donne au  souvenir une pertinence singulière et un caractère incisif.  Parmi les témoignages  livrés tardivement, celui de Zargani a d’autant plus de prix qu’il intègre les connaissances acquises depuis lors sur la Shoah et les persécutions comme un savoir qui  éclaire le passé sans que l’originalité du propos et la dimension subjective ne soient atténués.

Le caractère littéraire donne évidemment une saveur particulière au témoignage. Aldo Zargani prend le temps de raconter, livrant des détails qui peuvent sembler insignifiants mais qui donnent un relief particulier aux événements de la « Grande histoire ». Ainsi, il laisse les associations opérer, se moque éperdument de la chronologie – de quoi donner le tournis – mais l’absence de linéarité du récit restitue  une vérité de la mémoire.

Les usages de la mémoire sont évidemment intéressants pour l’historienne. Zargani ne prétend pas délivre des souvenirs à l’état brut : ainsi, affleure la conscience du travail de la mémoire, des distorsions qu’elle induit, des effets déformants du traumatisme sur la perception du réel. (Par exemple, la mention de l’épisode concernant l’annonce, par La Stampa, de l’internement des juifs le 1er décembre 1943).  Le travail sur la mémoire sensorielle est  particulièrement suggestif,  restituant notamment l’environnement sonore dans lequel se déroulent ces événements. Le chapitre Avril, qui est une forme de suite musicale, est le plus bel hommage rendu au père musicien. Celui qui a pour cadre chronologique la libération est une succession de sons : les cloches des Églises qui annoncent le suicide de Hitler (entendu ou imaginé ?) ; les cloches des troupeaux en transhumance ;  le concert sur l’aire de battage ;  les nouvelles données par la radio enfin.

D’autres qualités que celles qui mobilisent l’attention des historiens sont aussi présentes dans ce livre : l’humour qui est ici une forme de revanche sur l’histoire; la causticité du propos qui met à distance une certaine « langue de bois » du témoignage. Bassani prétendait « être un historien de lui-même et de la société ». Je ne pense pas qu’Aldo Zargani dirait la même chose mais je rejoins, en revanche, le critique Patrick Kéchichian : qui perçoit dans ce livre « une vision du monde, de lui-même et de l’homme  moderne ».

Olivier Favier : Je voudrais revenir sur le découpage dans l’histoire de ses persécutions. Jusqu’en 1938, l’antisémitisme est pour ainsi dire présent à l’état résiduel en Italie, y compris dans les rangs fascistes. Il y a d’ailleurs, parmi les 44 000 Juifs italiens, une proportion semblable que dans la population italienne globale, de militants fascistes, d’indécis, de non-engagés, et de militants antifascistes. Les persécutions du régime touchent jusqu’à cette période des opposants dont certains sont socialistes (à commencer par le député Giacomo Matteotti littéralement massacré par les services du Duce le 10 juin 1924) ou communistes (Antonio Gramsci qui meurt peu de temps après sa sortie de prison en 1938) ou démocrates (comme Piero Gobetti qui meurt de la suite de ses blessures en 1926 à l’âge de 25 ans, ou les frères Rosselli assassinés par la cagoule en 1937, un groupe fasciste français soutenu par Mussolini). L’antisémitisme est le fait de quelques exaltés marginaux (qui resteront pour la plupart à l’écart du pouvoir d’ailleurs, même après 1938). Un premier tournant très brusque a lieu en 1938, un second, avec la chute du régime en 1943, et la reconstitution au nord d’une république nazi-fasciste inféodée aux nazis. Mais j’aimerais aussi vous interroger sur un dernier point, car cette histoire se prolonge après 1945: l’un des principaux théoriciens de l’antisémitisme et l’un des grands artisans du rapprochement entre nazis et fascistes, le philosophe Julius Evola, a poursuivi une longue carrière après la guerre et a inspiré certains mouvements d’extrême-droite des années 1970 (la plupart de ses ouvrages sont du reste traduits voir disponibles en français) Autre exemple: Giorgio Almirante, secrétaire de rédaction de la Difesa della Razza, revue de propagande xénophobe et antisémite, a été le leader du MSI, un parti qui a formé à son tour les cadres d’Alleanza nazionale, le plus puissant allié de Forza Italia. Ou encore Junio Valerio Borghese, le prince noir, qui a dirigé la Decima MAS, une des rares formations que l’on puisse comparer à la SS allemande, a été libéré dès 1949.  Comment voyez-vous l’un et l’autre chacune de ces étapes et cette quasi-impunité d’extrémistes pourtant bien moins nombreux, encore une fois, que dans l’Allemagne nazie?

Aldo Zargani : La rafle du Vel d’Hiv et celle du Ghetto de Rome sont des histoires qui se ressemblent beaucoup.  L’impunité de bien des responsables est commune à la France et à l’Italie. Nous avons Julius Evola, vous Bagatelles pour un massacre, pour ne rien dire de Faurisson et d’autres pires encore, et dans nos deux pays flottent les débris de l’Action Française et ceux du fascisme mort. Dans nos deux pays, il y a eu des alibis, chez vous le Gaullisme, chez nous la Résistance: faits glorieux qui toutefois ont été utilisés pour occulter la recherche de la vérité et les responsabilités.

Pourquoi Graziani, auteur de massacres en Éthiopie et en Libye, ne fut jamais extradé comme le furent Kappler, Reder et tant d’autres?4 Pourquoi l’Italie a-t-elle oublié les massacres de la Croatie? Et voilà qu’aujourd’hui les post-fascistes essaient de mettre les massacres des Foibe5sur le même plan que la shoah!

Nous devons être humbles, éviter la culpabilité, rechercher la vérité. L’Allemagne l’a fait: coupable de crimes qui ne pouvaient être expiés, et ne le furent pas, elle a su trouver, cas unique en Europe et dans le monde, la voie de la rédemption, parce qu’elle n’a rien tu, elle n’a rien oublié (comme l’avaient pourtant espéré Clytemnestre et Hitler) et encore aujourd’hui, sans fausses pudeurs, elle documente le monde qui semble s’approcher de la vérité chaque jour davantage. Qu’on me permette de résumer cela avec ces photographies de malheureux attendant d’être gazés, des photographies prises par un SS.

Nous parlons d’histoire, de littérature et de mémoire, mais durant tout le vingtième siècle il y a eu aussi le cinéma et la photographie. Il s’intègrent eux aussi dans notre recherche de la vérité relative, terme beaucoup mieux approprié que “mémoire”, étant donné qu’une photo non commentée, expliquée, datée et analysée, ne parvient pas à communiquer son signifié, et du reste la photographie est par définition l’instant d’après et l’instant d’avant, et celui qui précède l’instant d’après.
Pour parvenir à de tels résultats, les anciens ont produit des chefs d’œuvre de haute mémoire, et aujourd’hui nous tenons entre nos mains des images en noir et blanc qui peuvent signifier tout ou rien.
En juin 1944, l’Allemagne avait déjà perdu la guerre sur le terrain militaire. L’Allemagne, dont le peuple devrait encore souffrir et tuer avant que l’idéologie qui la tenaillait ne soit finalement brisée. En juin 1944, les nazis se consacraient avec passion à l’extermination des Juifs hongrois, proie longuement convoitée et désormais disponible, après la chute du gouvernement, fasciste mais non partisan de l’extermination, de l’amiral Horty. Pour permettre l’accueil des Juifs hongrois, 250.000 Tsiganes et autant de prisonniers de guerre soviétiques furent tués dans les chambres à gaz, en toute hâte. Ils arrivent enfin, ces étranges Juifs hongrois, ces corrupteurs et ces corrompus de l’Empire austro-hongrois, le corps et l’âme défaits par d’inhumaines journées de voyage. Une occasion, pour un photographe doté d’un splendide Leica, pour un SS qui, au delà de la défaite imminente, menait jusqu’à son terme le plus grand crime en série de l’Histoire. Ces photos sont aujourd’hui accessibles, en Italie aussi dans le livre intitulé Auschwitz publié par Einaudi. Je ne sais pas si elles ont été déclenchées par une seule personne; mais beaucoup représentent des masses immenses à peine descendues des tragiques trains de la mort, déjà divisées entre hommes et femmes, déjà divisées entre ceux qui étaient immédiatement condamnés au Zyklon B et ceux qu’on destinait aux travaux forcés. Mais les photographies de masse alternent avec celles des individus: rabbins frisés repliés sur leur terreur, riches bourgeois élégants aux vêtements chiffonnés, le regard stupéfait devant l’inconcevable, femmes, enfants, vieillards, jeunes gens. Je vous en montre deux dans leur tragique inaccessibile.

Voici la première qui représente probablement deux frères, du même âge probablement que mon frère et moi, probablement d’origine bourgeoise, habillés de comiques vêtements dont le style évoque celui des militaires hongrois. Regardez-les, dites-moi si à leurs visages pâles et exsangues, à leurs yeux tristes et terrifiés, dûs aussi au fait que quelqu’un les photographie, transparaît en quelque mesure le soupçon atroce que leur fin est venue, que la mort les guette, qu’ils ne savent pas encore. Nous n’entendons ni cris ni hurlements, ni pas de bottes cloutées. Nous n’entendons pas les invocations ni les ordres, mais eux si, et tout ceci se lit sur leurs visages terrifiés. Avant de voir cette photographie, à Trani en 2006, je me suis bercé dans l’illusion que celui qui arrivait là ne pouvait pas comprendre. J’ignorais que même les veaux sentent leur fin venir quand ils sont en rang devant l’abattoir. Alberto aussi, et aussi Graziella?

Je ne veux pas vous montrer des choses épouvantables, mais des choses qui ajoutent des bribes de vérité à ce que nous savons déjà: par exemple, pourquoi les nazis documentaient jusqu’à la fin leur mémorable entreprise? Pourquoi, comme tous les tueurs en série, travaillaient-ils dans le secret et dans l’ombre nécessaire pour l’accomplissement de leurs crimes, cette entreprise colossale et bénéfique dont ils étaient toutefois si fiers qu’il leur devenait impossibile de ne pas en laisser trace ? Ces petits Juifs, déjà infiltrés dans la haute société, prêts à corrompre, tôt ou tard, la race hongroise, attrapés et punis. Comment ne pas les photographier pour éterniser leur épouvante?

Et puis cette autre, sur laquelle on voit un jeune garçon tordu par on ne sait quelle terrible maladie. Assis sur une chaise en osier, sur laquelle il a voyagé pendant des jours, au point que la chaise, comme contaminée par sa maladie, est devenue tordue à son tour, comme pour achever sa figure d’héritier des “maladies raciales juives”, en voie d’être extirpées.

Il ne semble pas effrayé, on ne parvient pas à savoir s’il a compris ou non, mais peut-être qu’essayer de comprendre n’a même plus d’importance pour lui, parce que la souffrance de sa maladie doit être telle qu’elle le place bien loin de ceux qui craignent le pire: il ne peut y avoir pire pour lui désormais. Il regarde l’objectif avec un courage, une haine et un mépris dont personne ne pourra jamais dire s’ils concernent le photographe, l’humanité entière ou le sort.
Dans tous les cas, il nous reste le devoir de chercher la vérité, que nous ne pourrons jamais atteindre.

Olivier Favier : Voici enfin quelques réflexions que Marie-Anne Matard-Bonucci a écrite à propos d’un livre de Jean-Louis Baudry:

Raconter une histoire ou écrire l’Histoire. Entre l’indéfini et le défini, la minuscule ou la majuscule, commence la frontière séparant les romanciers des historiens. Rideau de fer pour les plus scientistes d’entre-eux, cloison diaphane pour les plus rêveurs, la frontière n’a pas cessé d’interroger et d’attirer les historiens, suscitant en eux une curiosité -ou une anxiété- d’autant plus grande qu’ils considéraient, ou non, l’écriture et le style comme relevant de leur discipline. La discipline a discipliné l’historien qui s’est vu imposer, par une cohorte de maîtres et de disciples, des règles que même les plus indisciplinés ne voudraient abolir. Pourtant, on est bien loin du temps où Seignobos mettait en garde les auteurs de livres d’histoire contre les microbes littéraires enclins à s’insinuer, tout particulièrement, dans les introductions et les conclusions. Aujourd’hui, qui refuserait d’admettre que pour l’historien, l’écriture est bien plus qu’un véhicule destiné à rendre praticable l’exploration du temps passé ? Qui pourrait nier qu’elle est beaucoup plus qu’un outil tant elle constitue la substance même de l’expérience historienne ? Pourtant, et fort heureusement, la frontière est toujours là et l’historien continue de rêver de l’absolue liberté de l’écrivain.

Ma dernière question est simple et attendue, elle sous-tend toute cette rencontre, quel sont vos rapports personnels, avec la littérature en tant qu’historienne, avec l’Histoire en tant qu’écrivain?

Marie-Anne Matard-Bonucci : Je m’efforcerai de présenter mon point de vue de façon concise, peut-être sommaire. Il me semble que la forme littéraire produit des effets de sens parfois plus efficaces que de longs récits ou des analyses historiques. L’écriture donne une portée universelle à des événements à caractère personnel. Cela explique pourquoi les historiens utilisent volontiers les textes d’écrivains comme des citations d’ouverture (c’est un des usages que j’ai pu faire du volume que nous évoquons). L’écriture littéraire permet l’expression d’émotions que historien s’efforce de tenir à distance, préférant la raison à la passion ou à la compassion. L’historien est jaloux de la liberté absolue de l’écrivain – même si, dans la littérature de la Shoah, le désir de témoigner ou de transmettre exerce une forte contrainte sur l’écriture.

Aldo Zargani : Pendant 63 ans, j’ai lu tout ce qu’on pouvait lire sur l’histoire de la Shoah, du fascisme, du nazisme. Mais cela ne m’a pas suffi, parce que, au lieu de lire d’abord d’autres oeuvres littéraires, je me suis consacré principalement à l’Histoire, des classiques aux modernes…
Ayant achevé cette phase cruciale dans ma vie de lecteur, j’ai commencé avec Bertrand Russell à lire comme un ignorant que j’étais des traités d’épistémologie et de science, et aujourd’hui de science cognitive.
C’est ainsi que je m’imagine avoir construit un solide bureau d’acajou sur lequel je peux ériger mes fragiles châteaux de cartes. Quand ils s’écroulent, et ils s’écroulent toujours, on peut en reconstruire de plus beaux encore…

Les propos d’Aldo Zargani sont transcrits de l’italien par Olivier Favier.

Cet entretien est préalablement paru sur la revue en ligne Vox Poetica, il a été repris dans le n° 18 de la revue le Chemin des livres, aux éditions Alidades, entièrement consacré à Aldo Zargani.

Enfants de bonne famille qui ont compris ce qui allait leur arriver. Judenrampe d’Auschwitz, 1944. Image prise par un SS. Légende d’Aldo Zargani.

Bibliographie:

Aldo Zargani, Pour violon seul, Paris, Éditions de l’éclat, 2007.
Aldo Zargani, L’odeur du lac / Profumo di lago, Évian, Éditions Alidades, 2008.
Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, Paris, Perrin, 2007.

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  1. De Felice R., Storia degli Ebrei italiani sotto il fascismo, Turin, Einaudi, Einaudi, 1988 (1ère éd. 1961). Sarfatti M., Gli Ebrei nell’Italia fascista, Turin, Einaudi, 2000. []
  2. Di Cori P., « Leggi razziali », in M. Isnenghi, Luoghi della memoria, Rome-Bari, Laterza, 1996, vol.I, pages 463-476. Picciotto Fargion L., Il libro della memoria, Milan, Mursia, 1991. []
  3. Paru dans le “Monde des livres” du 31 août 2007. []
  4. Herbert Kappler fut responsable entre autres choses, comme commandant de la Gestapo de Rome, du massacre des Fosses ardéatines le 24 mars 1944. Arrêté par les troupes anglaises, il fut remis aux autorités italiennes en 1947, où il fut emprisonné jusqu’en 1977. Il s’évada pour mourir l’année suivante en Allemagne. Walter Reder se rendit responsable, en tant qu’officier de la Reichsführer-SS, du massacre de Marzabotto en août 1944, où périrent 2 700 Italiens. Extradé en 1948, il fut emprisonné jusqu’en 1985. Il mourut à Vienne en 1991. []
  5. À partir du 8 septembre 1943, date de l’armistice signé par le maréchal Badoglio avec les anglo-américains, plusieurs milliers d’italophones -anciens fascistes mais pas seulement- ont été précipités dans les dolines -foibe- dans la région de Trieste, en Dalmatie et en Croatie. La vindicte populaire a fait place en 1945 à des massacres organisés par les groupes de partisans du maréchal Tito. La mémoire de ces événements, longtemps passée sous silence, a été instrumentalisée par l’extrême-droite italienne pour alimenter l’anticommunisme. []

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