Le juge, l’historien, le politique, par Philippe Audegean.

  

À propos de : Adriano Sofri, Les Ailes de plomb. Milan, 15 décembre 1969 [La notte che Pinelli, 2009], traduit de l’italien par Philippe Audegean et Jean-Claude Zancarini, Lagrasse, Verdier, 2010.

Au cours de la nuit du 15 au 16 décembre 1969, Giuseppe Pinelli, entendu par la police dans le cadre de l’enquête sur l’attentat à la bombe de Piazza Fontana survenu trois jours plus tôt, a été retrouvé agonisant après une chute du quatrième étage de la préfecture de police de Milan. Dans Les Ailes de plomb, Adriano Sofri a voulu faire la lumière sur cet événement tragique resté sans explication. Il s’est donc livré à un exercice de vision nocturne : il a essayé de voir clair dans une nuit de mystère et de ténèbres.

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Il existe néanmoins une vérité sur ce qui s’est passé au cours de cette nuit-là, et sur l’enchaînement des événements ayant conduit à la chute et à la mort de Pinelli. Cette vérité est la vérité judiciaire : la vérité du juge. Dans le domaine du droit, la vérité d’un fait est la vérité de la chose jugée, autrement dit le contenu de la décision judiciaire, de la sentence définitive ou de l’arrêt. Ce qui a été jugé est en effet revêtu d’une autorité qui lui confère la force de la vérité par présomption de la loi. Que dit cette vérité ? Suite à une plainte déposée par la veuve de Pinelli, le parquet de Milan a saisi un juge d’instruction qui, au terme d’une longue enquête qui s’est achevée en 1975, a prononcé une ordonnance de non-lieu. Selon cette ordonnance, Pinelli a été victime d’un « malaise actif » (en italien, malore attivo). Non pas un malaise « passif », qui l’aurait amené à se laisser aller, à tomber dans les pommes, mais un malaise « actif », et même « super-actif », ironise Sofri dans Les Ailes de plomb, puisqu’il l’a amené à se jeter activement par la fenêtre1.
Face à cette vérité, face à la vérité officielle, Sofri entreprend un travail d’historien. À la faveur d’une minutieuse enquête menée dans les documents et les pièces des différents procès, avec une intelligence humaine et une logique qui forcent l’admiration, Sofri accumule les preuves et les démonstrations qui rendent intenable l’ordonnance de 1975. Il part ainsi à la recherche d’une vérité ouverte à la discussion rationnelle, fondée sur des arguments de fait et de raison : non la vérité du juge, donc, mais la vérité de l’historien.

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Dans Les Ailes de plomb, Sofri ne fait pourtant pas seulement œuvre d’historien. Il n’entreprend pas seulement de réfuter en historien la vérité du juge, comme l’avait fait Carlo Ginzburg à propos de Sofri lui-même dans Le juge et l’historien2. Il ne cherche pas seulement une vérité historique distincte de la vérité officielle, il ne raconte pas seulement une histoire vraie distincte de l’histoire officielle. Il ne fait donc pas seulement un travail de « contre-information », comme on disait dans les années qui ont suivi l’attentat de Piazza Fontana. Il ne cherche pas seulement une vérité mais traite aussi, du point de vue politique, la question même de la vérité. L’objet de l’enquête menée par Sofri, ce n’est en effet pas seulement la vérité des faits mais aussi la dimension politique de la vérité, c’est-à-dire la manière dont les vérités circulent dans l’espace social, la manière dont elles sont distribuées, partagées ou dissimulées par le pouvoir, accordées à certains et refusées à d’autres, la manière dont le pouvoir lui-même y a accès et ce qu’il en fait3. Sofri n’est donc pas seulement un historien qui s’oppose à un juge, mais aussi un politique, un penseur du politique qui s’intéresse à la vérité du point de vue politique.
Telle est ainsi la raison pour laquelle le livre s’achève sur un aveu d’ignorance : la vérité des faits, la vérité historique, la vérité de la nuit du 15 au 16 septembre, Sofri ne la trouve pas. Dans Les Ailes de plomb, il ne propose pas la vérité de l’historien, mais se préoccupe en premier lieu d’écarter deux vérités, de réfuter les deux vérités judiciaires qui se sont succédé. Il réfute d’abord la thèse du suicide, soutenue par le parquet à l’issue de la toute première enquête et retenue par le premier juge d’instruction dans son ordonnance de non-lieu rendue en 1970 ; il réfute ensuite celle du « malaise actif » soutenue en 1975 par le dernier juge à s’être penché sur l’affaire.
Mais c’est aussi pour cette raison, et pas seulement parce qu’il adopte la méthode de l’historien, qu’il reconstitue le contexte de la mort de Pinelli. Il ne reconstitue pas seulement le contexte pour faire la lumière sur la nuit du 15 décembre, mais il reconstitue également la nuit du 15 décembre pour faire la lumière sur un contexte tout aussi ténébreux, un contexte où les vérités se dérobent, un contexte où il faut, pour y voir clair, entreprendre un exercice de vision nocturne. Le contexte pose en effet un problème de circulation détournée ou manipulée de la vérité, un problème d’obscurité ou d’opacité des vérités.

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Ce contexte est double.
1969, c’est d’abord l’année d’un mouvement social de grande ampleur qui a culminé dans ce qu’on a appelé l’autunno caldo, l’automne chaud. Cette vague de protestations, de grèves, de manifestations et d’occupations a eu lieu dans presque tous les pays européens ; mais elle a eu, en Italie, une extension plus vaste, une durée plus longue, une intensité plus grande. Il y a en Italie en 1969 un climat de violence. Dès le mois de février, le correspondant du Monde en Italie parle d’un « climat de guerre civile » : la formule est exagérée, mais en dit long sur le climat social du moment.
Mais 1969 est aussi une année marquée par divers attentats à la bombe, le long d’une chaîne meurtrière qui culmine le 12 décembre avec l’attentat de Piazza Fontana à Milan.
Ce double contexte impose la question suivante : y a-t-il un lien entre ces deux séries d’événements ? Or il existe, dès 1969, deux réponses différentes à cette question.
Selon la police, et donc selon les « autorités », c’est-à-dire selon certains secteurs de l’État, les attentats sont l’œuvre de militants d’extrême gauche passés de la protestation à l’insurrection, de la violence sociale à la violence criminelle. Sous-entendu : la contestation d’extrême gauche est tendanciellement criminelle. Il y aurait ainsi une différence de degré, mais non de nature, entre le mouvement social et le terrorisme : c’est la thèse des penchants criminels de la gauche démocratique.
Une autre thèse va cependant voir le jour, en particulier dans les milieux d’extrême gauche. Adriano Sofri, alors âgé de 27 ans, dit ainsi le 13 décembre 1969, donc le lendemain même de Piazza Fontana, au cours d’une assemblée d’ouvriers et d’étudiants à Turin : « Milano. La strage è fascista » [Milan : le massacre est fasciste]4 . Le lien entre l’automne chaud et les bombes de 1969 apparaît alors sous un tout autre jour. Selon Sofri dès le 13 décembre, et selon certains secteurs de plus en plus larges de l’opinion publique de gauche, les néofascistes ont placé une bombe pour la faire attribuer à l’extrême gauche et accréditer ainsi l’existence d’un lien entre la protestation sociale et le terrorisme, entre la violence sociale et la violence criminelle. Leur but, le but de ce qu’on a appelé la « stratégie de la tension », consiste à déplacer l’opinion publique vers la droite, et même à répandre l’idée que seul un régime autoritaire et militaire peut efficacement s’opposer à la violence de la rue et empêcher les dérives criminelles du mouvement social. Cette thèse évolue ensuite et très rapidement vers l’idée que les fascistes ont mis leur projet à exécution en accord au moins tacite avec certains secteurs de l’État et notamment les services secrets, voire avec leur collaboration. Alors que Sofri disait : « Le massacre est fasciste », on commence très vite à parler de « massacre d’État » et à se lancer dans une entreprise de « contre-information » pour réfuter la vérité officielle.
On a donc deux thèses en présence. Mais ce qui complique le tableau est bien entendu le fait que l’une de ces deux thèses est soutenue par les autorités elles-mêmes, c’est-à-dire par ceux qui sont en mesure de fabriquer, de déformer et de manipuler des vérités.

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Que sait-on aujourd’hui ? On sait d’abord que les attentats de 1969, en particulier ceux du 25 avril et du mois d’août, ont effectivement été perpétrés par des fascistes. La vérité du juge est ici conforme à celle de l’historien : des néofascistes ont été condamnés pour ces attentats. Personne, en revanche, n’a jamais été condamné pour l’attentat de la piazza Fontana. Il n’existe donc aucune vérité judiciaire sur cet attentat : personne n’a été jugé coupable. En réalité, la situation est un peu plus compliquée : deux personnes, deux néofascistes, ont été désignées comme les auteurs matériels de l’attentat par certaines sentences judiciaires, mais portant sur d’autres affaires ; or ces deux personnes avaient déjà, avant ces sentences, été définitivement acquittées pour l’attentat de Piazza Fontana ; la vérité judiciaire, la vérité de la chose jugée, est donc que ces deux personnes sont innocentes.
On sait donc que les attentats de 1969, au moins ceux d’avril et d’août, ont été perpétrés par des fascistes. On sait aussi aujourd’hui que la piste fasciste était connue dès cette époque : des rapports de police avaient, dès le début de l’année, signalé que des groupes d’extrême droite préparaient des attentats pour les faire attribuer à la gauche. On sait également que la police avait recueilli de nombreux indices sur les intentions subversives et très concrètes des néofascistes. On sait pourtant, enfin, que la police a immédiatement attribué ces attentats aux milieux d’extrême gauche : dès l’attentat du mois d’avril, elle a exclu la piste néofasciste et orienté ses enquêtes vers les milieux d’extrême gauche. La police, les autorités, ont admis l’hypothèse d’un lien direct entre la protestation sociale et les bombes. Tel est le scénario qui se répète encore le 12 décembre, pour l’attentat de Piazza Fontana, et qui conduit à l’arrestation de l’anarchiste Pinelli, puis à sa mort.
Le contexte n’est donc pas seulement celui d’un conflit de vérités ou d’un conflit des interprétations, mais celui d’une fabrication, d’une manipulation et d’une occultation de la vérité. À ce titre, Sofri raconte aussi la mort de Pinelli en tant que témoin, comme l’écrivent Martin Rueff et Jean-Claude Zancarini dans leur belle préface aux Ailes de plomb. Adriano Sofri était, en 1969, quelqu’un qui pouvait dire comme Campanella, et comme Pasolini : Io so, je sais. Je sais où se trouve la vérité.

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Sofri se montre néanmoins très discret sur sa lucidité passée. Il n’évoque pas son discours du 13 décembre. Mais il montre comment la dernière nuit de Pinelli, cette nuit du 15 décembre, s’inscrit dans un contexte opaque et nocturne de fabrication politique d’une vérité officielle. C’est en tant que politique, et non en tant qu’historien, ni en tant que juge, qu’il se demande ainsi avec insistance : mais pourquoi, pourquoi donc les policiers présents dans la salle d’interrogatoire ne sont pas immédiatement descendus dans la cour où venait de tomber Pinelli ? Il ne s’agit pas ici de s’émouvoir de leur manque de sensibilité. Il s’agit de comprendre, comme le montre la reconstitution de Sofri, que s’ils ne sont pas descendus dans la cour, c’est pour se concerter sur une version commune, sur une histoire officielle. Donc pour fabriquer une vérité. En racontant avec humanité les trois derniers jours de Pinelli, Sofri montre ainsi comment cet homme doux et non violent a été la victime d’une thèse mensongère devenue vérité officielle, et comment sa mort même est devenue l’objet d’une série de mensonges, de camouflages, de détournements et d’occultations de la vérité.
Les autres victimes se comptent hélas par centaines. Sofri montre, en politique et non seulement en historien, que Piazza Fontana et la mort de Pinelli ont marqué le début d’une période sanglante qui a vu le jour dans la nuit, dans l’opacité, dans la manipulation des vérités. La lucidité même de certains va en effet paradoxalement les conduire à l’aveuglement. En comprenant que le massacre de Piazza Fontana a été sinon voulu, du moins toléré, voire encouragé et même secondé par l’État, certains militants d’extrême gauche vont plus tard, à partir des années 1973-1974, se croire à leur tour en guerre et se livrer à la violence : « Parallèlement, une évolution s’est opérée de la “contre-information” comme capacité critique d’enquêter sur les mensonges du pouvoir et de les démasquer, à une “contre-information” subjuguée par une conception du soupçon et du complot poussée jusqu’à la paranoïa. »5Pour sa part, Sofri n’a jamais sombré dans la dérive paramilitaire et terroriste : face à la violence d’État, une autre voie que la violence était possible. La figure douce et pacifique de Giuseppe Pinelli est là pour nous le rappeler.

 

Milan, Piazza Fontana, 12 décembre 1969. La bombe qui explose au siège de la Banca dell'agricoltura fait 17 morts et 88 blessés. C'est la fin de l'automne chaud et le premier d'une série d'attentats aveugles. Le dernier, et le plus meurtrier, sera celui de la Gare de Bologne, le 2 août 1980.

Pour aller plus loin:

  • L’Affaire Sofri, documentaire de Jean-Louis Comolli et Carlo Ginzburg (France/Italie -2001).
  • L’orchestre noir, documentaire de Fabrizio Calvi et Frédéric Laurent, réalisé par Jean-Michel Meurice (France -1997).
  1. « Ce malaise n’est pas simplement actif : il est super-actif » (Les Ailes de plomb, p. 103). Adriano Sofri et son fils Luca ont procuré une édition de cette sentence de 1975 (par ailleurs disponible sur le site du juge Gerardo D’Ambrosio) : voir Il malore attivo dell’anarchico Pinelli, Palerme, Sellerio, 1996. []
  2. Voir Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri [Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, 1991, 2006], Lagrasse, Verdier, 1997. []
  3. Sofri se demande ainsi si tout chercheur de vérité n’était pas destiné, dans les années 70, à être persécuté par les puissants. On pense au poème de Tommaso Campanella intitulé « Al carcere » : « così di gran scïenza ognuno amante / che audace passa dalla mora gora / al mar del vero, di cui s’innamora, nel nostro ospizio alfin ferma le piante » (traduction de Louise Colet : « Ainsi tout amant de la science qui s’élance avec audace de la mer morte du préjugé à la mer vivante du vrai, dont la soif le dévore, termine sa vie aventureuse dans cet hospice misérable [= la prison où écrit Campanella] »). Campanella ajoutait que la seule ressource offerte aux sages consiste alors à simuler la folie, à se faire passer pour fous, puisque les véritables fous se font passer aux yeux de tous pour des sages : « Talché, sforzati i savi a viver come / gli stolti usavan, per schifar la morte » (traduction de Louise Colet : « De telle sorte que les sages, pour éviter la mort, furent obligés de vivre comme les fous »). La conclusion de Sofri est plus tragique : la persécution fait basculer le sage dans la folie. Voir Les Ailes de plomb, p. 197 : « J’utilise le terme de paranoïa non seulement au sens métaphorique, mais aussi technique : nombreux sont ceux qui ont perdu la tête et la paix, et pour qui le prix à payer à été tragique. » []
  4. Voir Guido Crainz, Il paese mancato. Dal miracolo economico agli anni ottanta, Rome, Donzelli, 2003, p. 383. []
  5.  Les Ailes de plomb, p. 196. Sur le problème de la « théorie du complot » et le désaccord entre Ginzburg et Sofri, voir Carlo Ginzburg, Il giudice et lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Milan, Feltrinelli, 2006, xiv, p. 51-53. []

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