Résister pour les mineurs isolés, par Ibtissam Bouchaara.

 
Ibtissam Bouchaara est éducatrice à la Sauvegarde, association qui gère entre autres le Foyer Bellevue de Châlons-en-Champagne, où le jeune Denko Sissoko a trouvé la mort le 6 janvier 2017. Pour avoir apporté son témoignage sur la Radio primitive peu après cette tragédie, elle a été convoquée pour sanction disciplinaire, puis pour licenciement. Elle devra se présenter à sa direction le 30 janvier à 10 heures. Dans l’attente, elle définit sa position.

J’avais à peine dix-sept ans sur les bancs de l’IRTS (Institut régional du travail social).
J’en ai trente-sept aujourd’hui et des kilomètres de vie se sont écoulés .
Mon parcours professionnel s’est fait au rythme de ces écorchés vifs, des adolescents en mal de parents, souvent rejetés, mal aimés ou dénigrés. Il a fallu que j’apprenne ce métier de tisserand du lien social entre ces adolescents et l’autre : le professeur, ses pairs, ses parents, soi-même et celui qu’on veut être. J’ai sûrement commis des erreurs, parfois perdu patience mais ce métier me prend au corps. Il m’a apporté des qualités humaines inestimables.
J’ai débuté ma carrière dans un foyer départemental et quelques semaines après mon arrivée, nous avons accueilli un mineur isolé.
C’était un cas rare à l’époque. Il était malade et sous dialyse .
Il était originaire du Cameroun. On ne lui a pas laissé de répit pour autant .
Un billet d’avion sans retour avait été pris et il avait été décidé qu’il retournerait au pays au mépris des lois françaises, des conventions internationales .
Je suis sortie de mon devoir de réserve que l’on doit même en tant que contractuelle.
Discrètement, contre l’ordre qui m’avait été donné, je l’ai mis en lien avec le milieu associatif.
Le département a été prié de respecter ses droits et il a continué sa vie paisible en France.
J’ai quitté le département, le devoir de réserve d’un fonctionnaire n’était pas compatible avec ma personnalité.
Quelques années plus tard, je l’ai croisé heureux et un peu plus adulte.
J’ai pris toute la mesure de la place des travailleurs sociaux auprès des personnes démunies.
Selon nos choix, notre degré de conscience et notre éthique, la vie des autres peut prendre un tout autre virage.
Alors oui, un soir du 23 décembre quand je mets les pieds dans un service de SAMIE1 de mon association, en tant que déléguée du personnel, je ne m’attends pas à ce choc des frontières sur notre territoire.
Les chiffres sont terribles : 4 éducateurs, 73 jeunes.
Pas de veilleur de nuit pour leur sécurité, pas de psychologue pour soigner les traumatismes, pas de maîtresse de maison pour le côté maternel mais un mélange de mineurs avérés, d’autres en cours d’évaluations et d’adultes en difficulté qui vivent dans le même bâtiment.
Je ne m’attends pas à un si grand écart d’accompagnement pour une même mission.
Je ne m’attends pas à ce que l’Aide sociale à l’enfance alloue si peu de moyens à leur prise en charge, qu’on qualifie l’absence de veilleur de nuit comme de la semi-autonomie et qu’une association pour qui nous avons tant milité me soit devenue à ce point méconnaissable.
Le coup final a été porté par l’annonce du suicide d’un de leur pensionnaires quinze jours après mon passage. Quels que soit son âge, ses origines, son parcours migratoire ou la présence ou non d’un parent sur le territoire français, il doit rester à nos yeux un écorché vif comme les autres.
Si nos cours théoriques nous apprennent à accompagner des adolescents en mal de mère ou de père, avoir mal à sa patrie n’est pas une souffrance moindre qu’une autre.
Alors j’ai participé à la marche blanche de ce jeune Malien, j’ai exprimé mon désaccord sur la politique d’accueil de ces mineurs isolés et j’ai invité des instances à se saisir de cette question.
Dans le tourment, on voudrait me faire croire que je suis une salariée déloyale, nuisible ou encore mal intentionnée.
C’est à en perdre ses repères voire sa raison.
Des questions se bousculent. Mais comment le social a-t-il pu basculer vers la gestion et le management au détriment de nos missions premières ?
Si les éducateurs, qui sont l’interface entre la société et les oubliés, sont bâillonnés, qui va se faire le porte-parole des sans voix, des sans famille, des sans papier et sans repère ?
Mes propos publics ne sont que le reflet d’une liberté de parole, que nous avons tous en tant que citoyen, mais qui j’exerce de façon d’autant plus libre en tant qu’élue du personnel. La menace de licenciement, cette pression à travers des sous-entendus de diffamation ne me font reculer en rien sur le fait que l’accueil des mineurs isolés de ce service n’a pas été assez pensé en amont en termes de moyens.
À l’heure où il faut marcher au pas et faire du bénéfice, je décide de résister. Résister à ce social qui se veut gestionnaire. Résister afin que le social reste imperméable aux dérives politiques. Résister aux atteintes des droits fondamentaux.
En somme, que l’accueil des mineurs isolés, ici ou ailleurs, se fasse avec bienveillance et dans toute sa pluralité.

Ibtissam, élue, éducatrice, citoyenne. Denko

Pour aller plus loin:

  1. Service d’accompagnement de mineurs isolés étrangers. []

Partager sur