La Zone grise, par Carlo Bordini.

 

Petit préambule

Puisque les hasards de la vie m’ont amené à pratiquer pendant plusieurs années le métier de chercheur en histoire, j’ai été pris d’une soudaine envie d’étudier les années 1960 et 1970, cette période pleine de révolutions qui semble aujourd’hui très lointaine, dont on a peu parlé et surtout parlé mal, de manière approximative, pour la diaboliser ou la mythifier, sans esprit critique. Rien n’est né de cette impulsion première; mais ce fut l’occasion pour moi de réfléchir à quelle aurait pu être la périodisation de ces deux décennies.
Si j’avais étudié cette période (et une étude collective aurait été nécessaire) j’aurais parlé des longues années soixante, une période relativement homogène d’événements revolutionnaires qui va de 1959 à 1973. Ou bien, si l’on veut mettre un cadre, de la victoire de la révolution cubaine au coup d’état du Chili. Mais ce n’est pas seulement la révolution cubaine qui peut servir de début emblématique; en 1959, s’ouvrit un processus qui, en quelques années, rendit indépendants presque tous les états africains, et ce fut le début de la révolution algérienne. En Italie les ouvriers commencèrent à se redresser, et en 1960 une insurrection populaire (dont on se souvient trop peu aujourd’hui, et à laquelle participèrent aussi les partisans) stoppa la tentative de Tambroni d’instaurer un gouvernement de centre-droit appuyé par les néofascistes. Il s’agissait d’un processus qui se développait à des rythmes différents au niveau mondial, et qui en 1968 en vint à impliquer les étudiants, ceux qui autrefois avaient été les enfants des classes privilégiées; 1968 fut le point d’orgue de ce processus, il bouleversa non seulement les rapports de force mais les mentalités, les mœurs, il réunit les deux rives de l’océan sur des aspirations communes, il mobilisa les jeunes dans le refus de l’opulence, les unifia dans des luttes emblématiques, comme celle de l’appui à l’indépendance du Vietnam. Ce processus connut son apogée et sa fin (et peut-être montra-t-il aussi son incapacité à se développer ultérieurement) entre 1973 et 1975. En 1975, le Vietnam réussit à expulser une armée américaine démoralisée, Pol Pot triomphait au Cambodge, commençant ses massacres, et montrant le côté obscur, terrible, des luttes de libération (comme fut terrible l’histoire des boat people vietnamiens); au Chili, en 1973, le gouvernement d’Allende, élu démocratiquement, fut balayé par le coup d’état proaméricain de Pinochet. Je crois que ce fut précisément en 1973 que les rapports de force changèrent, que la poussée révolutionnaire commença à s’épuiser et que la suprématie revint entre les mains des pouvoirs forts du monde. Le coup d’état de Pinochet pourrait être considéré comme la frontière symbolique, la synthèse de toutes les défaites; et je crois que dans les années qui suivirent, en Italie du moins, les luttes qui se développèrent, dans un climat de désespoir et d’exaspération toujours croissants, peuvent se définir comme le gigantesque coup de queue d’un mouvement qui s’achevait, qui avait perdu ou épuisé ses instruments. Pour ce qui est de l’Italie, je fermerai cette nouvelle période en 1978. En 1978, je crois, les années 80 commençaient précocement, des années conformistes, et de plomb.
Pour nous qui avons vécu les années soixante-dix ces choses n’étaient pas claires, ou peut-être étaient-ce seulement de petites taches sur notre peau, sur nos amours, sur notre vie.

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Dans les années soixante-dix, j’étais un ex. J’avais épuisé ma colère, mes espérances et mon désir de lutter dans l’un des nombreux fragments du mouvement trotskiste. Après neuf années j’étais revenu à la vie, j’avais réussi à prendre le train en marche: je terminai mes études à trente trois ans et je devins chercheur à l’université. J’eus vite fait de comprendre, en discutant avec un ami, que j’étais né deux fois; je regardais le monde, stupéfait, le monde nouveau de cette seconde naissance. Mes années soixante-dix ne furent pas des années militantes, mais celles d’une zone grise à laquelle j’appartenais, une zone grise faite de gens isolés, de cani sciolti1 , de membres au pied-levé de quelques collectifs, de personnes qui allaient dans des manifestations, qui vivaient dans ce climat, qui pensaient, discutaient, faisaient des expériences sexuelles diverses, pratiquaient l’absentéïsme, faisaient du nudisme, vivaient dans les communautés, pratiquaient l’amour libre, étaient rongés par l’idée que 68 n’avait pas réussi, qui acceptaient de participer à des réunions de dernière minute et collaboraient occasionnellement au soccorso rosso2. Une zone grise brumeuse, mélancolique et douce, très belle je crois. Les jeunes gens et les camarades donnaient à la ville ses couleurs. Il y avait de nombreuses manifestations. Dans chacune d’elles, depuis 68, il y avait des étudiants. Les étudiants étaient partout; c’était ainsi qu’ils faisaient vivre la ville. Avec leur volontarisme et leur idéalisme ils s’intéressaient à tout, ils idéologisaient tout. Piazza Navona était très belle le soir. Mais après la débâcle de l’affaire Moro, la place commença à se remplir d’un autre genre de visages. Les camarades ne se montraient pas ou ils avaient honte. Parmi les autonomes, il y eut beaucoup de crises existentielles. Ce fut le début d’une période de conformisme poussé à l’extrême. Une jeune femme, que je draguais à cette période à l’université, me raconta que son frère, de quelques années plus jeune qu’elle, était fasciste. Elle me dit: « Tous ceux qui sont plus jeunes que moi deviennent fascistes, parce qu’ils disent que les camarades vont trop mal. » Mais avant cette débâcle, Rome était très belle. Les jeunes étaient partout, idéologiquement et naïvement omniprésents, très actifs. Le soir, après la dernière séance, il y avait toujours un groupe qui discutait à la sortie du film. Une fois, à Testaccio, dans un bar tenu par des jeunes, je vis le serveur, un jeune homme avec une grande barbe noire, qui parlait de philosophie avec un client. Il y avait beaucoup de scènes dans ce genre-là. Un étrange idéalisme moral se répandait chez tout le monde. Ou du moins, c’était avec ces yeux-là que moi, ex-militant naïf et perdu dans mes rêves, je voyais la réalité des années soixante-dix.
Je crois que c’est Tomasi di Lampedusa qui a dit que tous les hommes devraient tenir un journal. C’est vrai. Certaines choses semblent sûres et ne doivent pas être dites, quelques années plus tard elles meurent ou deviennent complètement incompréhensibles. Il est difficile de tout reconstruire. Chacun a ses flash. J’essaierai de reconstruire les miens pour essayer de mettre en lumière des choses qui apparaissent maintenant inconcevables ou carrément absurdes.
Tout cela reposait sur le fait que personne ne pensait que le futur serait catastrophique. Tout partait de là. On avait le sentiment qu’on pouvait faire des expériences, vivre de nouvelles vies, et peut-être revenir en arrière sans trop de dégâts. C’est ce que firent beaucoup, en effet, qui revinrent en arrière et ne subirent presque aucun dégât. Moi aussi je le fis. Bref, à cette époque, on pouvait vivre avec les miettes de la société opulente et la refuser en même temps. Et ainsi, par exemple, une personne que je connaissais, très sympathique, un jeune avocat, qui plaisait beaucoup aux femmes, en eut marre de son métier un beau jour et décida de devenir chevrier. Avec d’autres personnes il monta un élevage de chèvres, et tout le monde vivait bien, simplement. Ils firent cela pendant quelques années. Je le revis beaucoup plus tard, il n’était plus chevrier, mais il avait acquis désormais un délicieux langage gauchisant, il vivait comme si le temps n’était pas passé, comme dans un rêve. Il plaisait beaucoup aux femmes: il parla d’une jeune femme, mais il ne dit pas « une jeune femme »; il dit, significativement, « une camarade ». Il ne s’en rendit pas compte. Pendant quelques années, Piazza Vittorio, il y eut une communauté active de Reichiens. Ils pratiquaient le sexe, mais seulement avec qui leur plaisait. Ils essayaient de tomber amoureux, mais n’y réussissaient pas toujours. Ils agissaient de manière provocatrice. Ils m’enseignèrent le nudisme. Ils n’étaient pas parfaits. On avait fait la conquête d’un climat permissif. Le nudisme en faisait partie. Le nudisme comme chose normale, très répandue. Les biens pensants s’en offensaient, mais ceux qui pratiquaient le nudisme étaient nombreux. Beaucoup choisissaient, s’ils le pouvaient, de vivre dans un petit hôtel, et vivaient avec très peu d’argent pour être libres. On avait le sentiment que le futur ne ferait pas de dégâts, et aussi que les libertés conquises l’étaient pour toujours, que, d’une manière ou d’une autre, quoi qu’il arrive, on saurait se défendre. C’était là l’euphorie d’une révolution en actes.
Dans le même temps, du moins à l’intérieur de la zone grise dans laquelle je vivais, se répandait un sentiment d’échec, de frustration. Bien sûr, on avait conscience de vivre un crépuscule splendide, mais les symptômes s’en faisaient déjà ressentir dans un sentiment d’insatisfaction. L’idée qu’on pouvait tout faire et l’idée qu’on s’était trompé coexistaient. Il y avait, surtout, la nostalgie de soixante-huit. Un soixante-huit qui n’avait pas gagné, qui n’avait pas su vaincre, qui n’avait pas été assez pur. On avait le sentiment que la victoire ne viendrait jamais. Une insatisfaction pour ce qu’il était en train de se produire. Il arrivait qu’on aille voir un ami qui militait encore au PCI et de le trouver en train de lire Lotta continua. Il disait: « Moi je ne comprends rien au parti, je n’ai pas repris ma carte. » Personne n’avait confiance dans les organisations traditionnelles de gauche, qui avaient tourné le dos aux mouvements de jeunesse et les avaient diabolisés, même si on votait quelquefois pour eux, parce que le panorama des groupes alternatifs semblait précaire, incertain. Beaucoup d’entre nous allaient encore dans les manifestations, pour y être, parce qu’ils voulaient y être, dans ces manifestations immenses toujours organisées par la gauche extraparlementaire. J’y allais, moi, mais j’éprouvais un sentiment d’étrangeté. Ils étaient tous plus jeunes que moi. Je commençais à vieillir. En cette période j’eus quelques amours très intenses, que je détruisis comme je savais le faire. Je quittai ou fus quitté. Je me souviens de la manifestation pour la chute d’Allende. Nous nous arrêtions tous les vingt mètres sous le balcon de l’ambassade, pour écouter les ambassadeurs, qui étaient encore ceux du gouvernement d’Allende, qui chantaient. Personne ne se rendait compte que c’était la fin d’une époque et que le crépuscule splendide commençait à changer de lumière.

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En 1975, je publiai un recueil de poèmes sous forme de polycopiés, Strana categoria, je créai des liens avec quelques poètes romains, on forma un groupe de poésie dirigé par le teatro politecnico, et l’on publia ainsi quelques livres collectifs. Il y avait, entre autres, Renzo Paris et Biancamaria Frabotta, Gino Scartaghiande, le poète le plus remarquable de ces années-là, Augusto Pantoni, Marco Papa, Giovanna Sicari, Claudio Damiani, Anna Cascella. Nous vendions ces petits livres par correspondance. Le souvenir le plus vif, et le plus émouvant aujourd’hui, ce sont les lettres, qui sont toutes perdues malheureusement, par lesquelles nos lecteurs nous demandaient ces petites livres, lettres avec des dessins, des phrases poétiques, de petites poésies, cette gentillesse diffuse qui coexistait, elle aussi, avec la violence des affrontements avec les fascistes et la police.
Les nouvelles libertés, l’aspiration qui nous poussait vers elle, imprégnaient toute cette vaste zone grise; et le slogan qui se répandait, « le personnel est politique », signifiait que les thèmes existentiels étaient autrement plus importants que ceux politiques ou sociaux. L’époque que l’on vivait avait signifié un élargissement des thèmes de la libération humaine. On avait abandonné désormais l’idée soixante-huitarde du refus de la culture afin de privilégier la seule action politique; il y avait une créativité qui s’était répandue, une culture et une contreculture qui s’étaient répandues, une culture peut-être dégradée, de masse, sur laquelle il faudrait faire un bilan. Peut-être que la culture et la contreculture qui naissaient de ces mouvements souffraient aussi de la confusion de l’époque, de l’urgence et de l’approximation qui est souvent la marque des périodes de bouleversements radicaux; peut-être qu’elle n’atteignait que rarement des sommets, mais il est certain qu’elle était très répandue. La librairie Feltrinelli de via del Babuino avait un mur entier consacré aux revues, revues souvent artisanales, à tirage limité, très nombreuses. Dans le petit monde des poètes on parlait aussi du retour de la poésie. Le laboratoire de poésie de Pagliarani était très couru. À Rome, les lectures de poésie étaient devenues nombreuses et souvent, elles étaient très fréquentées ; la figure magnétique d’Amelia Rosselli s’en détachait. Je fus un ami d’Amelia, comme beaucoup de jeunes gens, plus jeunes que moi. Ce qui attiraient les jeunes chez Amelia était, en plus de sa grandeur littéraire, sa nudité, sa pauvreté, son manque de pouvoir, sa pureté; en elle, grande poétesse, il n’y avait pas le moindre accès de mondanité, de cette mondanité qui, bon an mal an, caractérise tous les milieux artistiques ou littéraires. Privée de pouvoir, étrangère aux échanges de faveurs, elle ne pouvait plus écrire depuis plusieurs années à cause de ses obsessions, qui la pousseront au suicide; la seule chose qu’elle écrivit dans cette période fut le poème Impromptu, à l’occasion de l’assassinat de Pasolini.
La diffusion d’une contreculture très étendue s’exprima aussi dans le domaine de la poésie. Les poèmes commencèrent à se répandre, à être lus dans les assemblées, à être publiés sur Lotta continua, à être cités sur les tracts (ce n’est pas par hasard si ce fut la période de plus grande diffusion des poésies de Brecht). De très nombreuses personnes écrivaient des poésies et surtout ne les gardaient pas dans un tiroir. C’était une poésie qui tirait beaucoup vers la prose, parfois très orale, très essentielle; ce fut aussi un terreau sur lequel naissait et naîtrait dans les années suivantes une partie de la poésie cultivée. Sur ce phénomène très répandu je préparai l’édition d’une anthologie, Dal fondo, avec Antonio Veneziani, Ivana Nigris et Enza Troianelli3.
Dans la seconde moitié de la décennie le climat changea lentement et vira progressivement au pire. Un jeune prolétariat se développait, marginalisé et au chômage, sans espoir et plein de colère. Même la grande lecture de Castelporziano se ressentait, à mon sens, de ce climat plus lourd, avec son absence de communication entre poètes et public. La seule grande nouveauté de cette période fut le féminisme, enfant tardif de soixante-huit. Même dans le retour à la poésie il y avait quelque chose de mélancolique, un désespoir qui se répandait insidieusement. Je me liai avec Attilio Lolini dont j’appréciai le désespoir féroce et sarcastique. Au Parco Lambro je fis la connaissance du jeune Beppe Sebaste, qui venait me voir à Rome, parfois, avec son enthousiasme juvénil pour les philosophes français. La maison d’Aldo Rosselli dans le Trastevere était toujours pleine de gens; la nuit, il y avait surtout des femmes. Je fis la connaissance de Rossella Or, d’Alessandro Ricci, d’Antonio Veneziani. Le désespoir, la mélancolie, le sentiment de la défaite des plus jeunes ne s’exprimaient pas seulement dans la rage, mais aussi dans la fuite du monde. L’héroïne commençait à se répandre. Un jour où j’étais à Florence, sur le Ponte Vecchio, pour un rendez-vous de poésie, avec Attilio Lolini, celui-ci me dit, en me montrant de nombreux drogués: -Tu les vois ceux-là? Ce sont tous d’anciens militants…

Quand éclata le mouvement de 1977, je fus transporté d’enthousiasme, comme mon ami et collègue d’université Luigi Cajani. Nous allions ensemble aux manifestations, et c’étaient des manifestations immenses. Même le professeur avec lequel je m’étais diplômé et avec lequel je collaborais, Vittorio Emanuele Giuntella, un catholique démocrate avec des pointes d’évangélisme et d’anarchisme, y était favorable. Il semblait que quelque chose était en train de renaître. Mais à un moment donné nous nous rendîmes compte d’une chose: les jeunes de ce mouvement ne voulaient pas d’alliés. Ils ne voulaient pas que nous soyions leurs alliés. Une de mes amies, Elena Ascione, qui fut blessée plus tard par la police, me dit un jour: « Attention, ce n’est pas l’imagination au pouvoir. C’est le désespoir au pouvoir. » Il y eut une immense manifestation, une manifestation nationale, dont la date -qui m’échappe à présent- est demeurée tristement célèbre. Quelqu’un commença à tirer, la police chargea, et la manifestation s’éparpilla. Dès lors s’acheva l’époque des grandes manifestations et n’y allèrent plus que ceux qui étaient préparés à la guérilla urbaine. Quelques jours plus tard j’étais au Politecnico, un jeune poète arriva qui était allé à la manifestation. -Comment cela s’est-il passé, lui demandai-je. -Oh rien, me dit-il. Je suis parti tout de suite. Ils tiraient des deux côtés.
Un de ces jours-là je rencontrai Alfonso Berardinelli à l’université. Luciano Lama, alors secrétaire de la CGIL4, avait décidé de faire un meeting à l’université, ce qui était pour lui territoire hostile. Il y alla avec un très important service d’ordre, comme s’il devait s’emparer d’un territoire ennemi. C’était une provocation, et l’Autonomie5 la releva. Il y eut une bataille. Alfonso et moi nous y sommes allés. La chose étrange était celle-ci: tout ce qui se passait prenait une direction qui n’était pas la nôtre; nous n’avions aucun pouvoir d’intervention et aucune voix au chapitre; mais nous y allions. Être dehors paraissait impossible. Il semblait que si nous avions été dehors nous aurions perdu quelque chose. Personne n’avait le courage de dire: « Ces choses-là ne m’intéressent pas. » Il y eut entre nous une discussion amicale et un peu absurde, tandis qu’à quelques pas de nous les affrontements faisaient rage. Nous devions nous écarter de temps en temps pour éviter d’être frappés par de grosses pierres. Je me souviens qu’à la fin de la discussion, avant de nous quitter, je lui demandai: -Quelle est la chose qui t’intéresse le plus? Il me répondit: -La liberté. -Et toi? me demanda-t-il. Je répondis: -La douceur.

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Le jour de l’enlèvement de Moro j’étais à l’Université. Quand la nouvelle se répandit parmi nous je pensai, et je le dis à quelqu’un: « Rien ne sera plus comme avant. » Nous fîmes une assemblée, et quelqu’un cria ironiquement: « Aldo libre ». Puis je rentrai chez moi et je partis faire des courses. Je m’aperçus que j’achetais un tas de choses à manger, comme s’il y avait la guerre. L’après-midi à six heures j’avais un rendez-vous au théâtre Politecnico. J’y allai. Personne ne vint. Rome était complètement déserte. Il était six heures de l’après-midi, il me semblait qu’il était trois heures du matin. Le coup de queue de l’animal mourant avait été particulièrement violent.

 

Le grand spectacle

Nous, les cani sciolti, ceux de la zone grise, nous vécûmes moins intensément ce que certains perçurent comme une tragédie. Nous étions déjà habitués à l’échec de la politique, nous vivions dans un septicisme croissant, et nos préoccupations se tournaient toujours plus vers nos affaires personnelles. Moi, en cette période, je pensais surtout aux femmes, mes moments de bonheur et mes tragédies étaient surtout liés aux sentiments. Mais ce qui restait en arrière-plan n’en continuait pas moins d’exister, l’écroulement du mouvement de 1977 et la chute finale des Brigades rouges, l’effondrement soudain après le coup de queue, on ne pouvait pas ne pas le sentir. Je vécus l’enlèvement de Moro de manière détachée, comme un rêve. Personne n’aimait Moro, et personne ne pensait à son enlèvement comme à une chose qui le concernait directement. C’était comme un rêve télévisé. Durant cette période la vie était un gigantesque téléfilm, la voix du présentateur qui donnait l’état des recherches sur Moro, ces recherches inutiles et (comme on le sut plus tard) fausses en grande partie. La vie était un grand spectacle. Peut-être est-ce alors que la vie commença comme spectacle. Le spectacle des Brigades rouges qui enlevaient Moro et le spectacle de l’état qui feignait d’être fort. La tragédie fut forte parmi les jeunes, parmi les protagonistes. Dans l’Autonomie, les crises personnelles furent nombreuses. Pour moi, à cette époque où j’avais un statut extrêmement précaire à l’université, s’accentua un sentiment d’exclusion, de séparation, et aussi d’indignation. Nous avions goûté à la défaite depuis de nombreuses années déjà, et ce qui avait ressemblé à des limbes dorées faites de regrets avait à présent disparu. Mais personne ne vivait la défaite comme une affaire personnelle. Bien des années plus tard je fis personnellement la connaissance de brigadistes, en leur faisant passer leurs examens en prison (au début des années 1980 tous les précaires étaient rentrés à l’université). Je découvris ce type de brigadiste irréductible, qui était sorti de la crise avec dureté, pardois même avec rigidité, restant fidèle à l’idée, sans s’en désolidariser ou s’en repentir. Ils étaient beaucoup plus nombreux que ce que je croyais. L’idée qu’ils fussent tous repentis était, elle aussi, une fable médiatique.
Il y a longtemps, j’étais avec des amis et parmi eux un jeune homme de vingt-huit ans, très intelligent et volontaire; on parlait justement des années soixante-dix. Je dis: « On a trop mythifié les années soixante-dix. Nous avons fait un tas d’erreurs, et il y avait une sacrée confusion. C’étaient les années de la défaite. Nous avons été incapables de construire quelque chose. Au fond, qu’avons-nous manigancé? Rien. Nous nous sommes trompés sur toute la ligne. »
L’ami de vingt-huit ans me dit: « Tu te trompes. Si vous n’aviez pas existé je serais différent. Je n’existerais pas comme je suis à présent. » Alors je compris que les années soixante-dix étaient devenues un mythe désormais, et un mythe a son importance, dans le mythe se mêlent toutes sortes de choses, belles ou laides, qui deviennent autre chose en y entrant. C’est de là qu’il tire sa justification, qui est celle de déplacer les rêves et les espoirs, de les transmettre (intacts, encore purs, non contaminés, pour que l’histoire se poursuive) aux générations suivantes.

 

Texte publié dans Renault 4 – scrittori a Roma prima della morte di Moro, Rome, Avagliano, 2007, sous la direction de Carlo Bordini et Andrea di Consoli.

 

Une image du mouvement de 1977, photographiée par Tano d’Amico.

D’autres images de Tano d’Amico

Ce texte a été préalablement publié dans: FAVIER Olivier, « Une douce lucidité, parcours dans l’œuvre en prose de Carlo Bordini », Siècle 21 n° 13, automne-hiver 2008.

  1. Littéralement chiens errants (avec une connotation en italien qui se rapproche de l’expression “faire cavalier seul” en français).C’est surtout un roman emblématique de Renzo Paris sur le début des années 70, traduit en français sous le titre de Boumboutcha (Desjonquères, Paris, 1985, publié en Italie en 1973). []
  2. Le soccorso rosso militante est une structure créée en 1972 pour porter assistance matériellement et juridiquement aux militants de la gauche extra-parlementaire incarcérés. []
  3. Anthologie rééditée en 2007 chez l’éditeur de Rome Avagliano. []
  4. Confederazione Generale Internationale del Lavoro fondée en 1906. Elle appartient, comme la CGT française, à la Condédération Internationale. Luciano Lama la dirigea de 1970 à 1986. []
  5. Le mouvement autonome est apparu dans les années 70 en Italie avant de s’étendre à la France et l’Allemagne. Il se réclamait du vieux principe de l’autonomie ouvrière des anarcho-syndicalistes du début du siècle, parfois connue sous le nom d’autonomie prolétarienne. Si un seul groupe armé (Action directe) en est en partie issu, elle a beaucoup influencé les résistances nouvelles au capitalisme (notamment les “alter-mondialistes”). []

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