Je n’ai pas encore commencé à vivre (extrait), par Tatiana Frolova et le théâtre KnAM.

 
La metteuse en scène Tatiana Frolova a collecté la parole d’habitants de la ville de Komsomolsk-sur-Amour en Sibérie pour bâtir un spectacle sur la mémoire commune des traumatismes de l’histoire soviétique et l’identité de la Russie post-soviétique. Vient ensuite un travail d’assemblage porté sur scène par les acteurs du théâtre KnAM, entre réalité et fiction. Les mots qui suivent sont ceux d’un article de l’éditeur Vladimir Yakovlev. Ils terminent le spectacle. 

On m’a donné mon prénom en l’honneur de mon grand-père. Grand-père, Vladimir Yakovlev, était un assassin, un bourreau sanguinaire, un tchékiste. Parmi ses nombreuses victimes ont figuré ses propres parents : il a exécuté son père, l’accusant de spéculation. Quand elle a appris ça, sa mère, mon arrière-grand-mère, s’est pendue.

Mes souvenirs d’enfance les plus heureux sont liés à ce vaste et vieil appartement de la rue Novokouznetskaya, dont notre famille était si fière. Plus tard, j’ai appris que cet appartement n’avait pas été acheté, mais réquisitionné, et donc confisqué à une famille de riches commerçants. Ma grand-mère, que j’aimais beaucoup, a travaillé une grande partie de sa vie comme agent-provocateur professionnel. Noble de naissance, elle se servait de ses origines pour nouer des contacts et amener les gens à se confier à elle en toute franchise. Suite à ces conversations, elle écrivait des dénonciations.

Le divan sur lequel on me lisait des histoires, les fauteuils, le buffet, et tous les meubles de l’appartement n’avaient pas été achetés par mes grands-parents. Ils les avaient simplement choisis dans un entrepôt spécial où étaient stockés tous les biens venant des appartements des Moscovites exécutés. Les tchékistes se servaient dans cet entrepôt pour meubler leurs appartements. Sous une fine couche d’ignorance, mes heureux souvenirs d’enfance sont imprégnés d’un parfum de pillages, d’assassinats, de violence et de trahison. Imprégnés de sang.

Mais est-ce que je suis le seul dans ce cas ? Nous tous, nés et élevés en Russie, sommes des descendants des victimes et des bourreaux. Absolument tous, sans exception. Une famille qui n’a pas eu de victimes ? C’est qu’il y a eu des bourreaux. Il n’y a pas eu de bourreaux ? C’est qu’il y a eu des victimes. Il n’y a eu ni victimes, ni bourreaux ? Alors il y a des secrets. N’en doutez pas!

Il me semble que nous sous-évaluons fortement l’influence des tragédies du passé russe sur l’état psychique des générations actuelles.
Notre état psychique.

Pour évaluer l’ampleur des tragédies du passé russe, nous comptons généralement les morts. Pourtant, ce ne sont pas les morts qu’il faut compter, mais les survivants. Les morts sont morts. Les survivants, ce sont nos parents et les parents de nos parents. Les survivants, ce sont ceux qui sont devenus veufs, orphelins, qui ont perdu leurs proches, ceux qui ont été déportés, dépossédés, exilés, ceux qui ont tué pour sauver leur peau, pour une idée ou pour la victoire, ceux qui ont trahi ou ont été trahis, ceux qui ont été ruinés, ceux qui ont vendu leur conscience, ceux qui se sont transformés en bourreaux, ceux qui ont torturé et ceux qui ont été torturés, violés, estropiés, dépouillés, ceux qui ont été contraints à dénoncer, ceux qui ont sombré dans l’alcool du fait d’une douleur sans fond, d’un sentiment de culpabilité ou de la foi perdue, ceux qui ont été humiliés, ceux qui ont connu la faim atroce, la captivité, l’occupation, les camps.

Il y a eu des dizaines de millions de morts. Les survivants, eux, sont des centaines de millions. Des centaines de millions de personnes qui ont transmis leur peur, leur douleur, leur sentiment de menace permanente venant du monde extérieur à leurs enfants qui, à leur tour, en y ajoutant leurs propres souffrances, nous ont transmis cette peur.

Et vous, vous vous êtes déjà demandé comment le vécu de trois générations consécutives de vos ancêtres directs influait sur votre conception du monde ? Celle de votre femme ? De vos enfants ? Si non, posez-vous la question.

Il m’a fallu des années pour comprendre l’histoire de ma famille. Mais aujourd’hui, je comprends d’où vient en moi cette peur permanente et irraisonnée, cette timidité, cette incapacité à faire confiance, à vivre une relation intime. Ou encore ce sentiment de culpabilité, qui me poursuit depuis l’enfance, autant que je me souvienne.

À l’école, on nous a raconté les atrocités des fascistes allemands, et à l’université, les exactions des gardes rouges chinois et des khmers rouges cambodgiens. On a juste oublié de nous dire que le territoire où s’est déroulé le génocide le plus terrible de l’histoire de l’humanité, sans précédent par son ampleur et sa durée, n’était ni l’Allemagne, ni la Chine, ni le Cambodge, mais notre propre pays.Et ce ne sont pas de lointains Chinois ou Coréens qui ont vécu cette horreur du pire génocide de l’histoire de l’humanité, mais trois générations consécutives de NOTRE PROPRE famille.

Nous avons souvent l’impression que le meilleur moyen de se protéger du passé, c’est de ne pas le déranger, de ne pas remuer l’histoire de la famille, de ne pas en faire ressortir les horreurs vécues par nos proches. Nous pensons qu’il est mieux de ne rien savoir. Mais en réalité, c’est pire. Et de loin. Ce que nous ne savons pas continue de nous affecter à travers nos souvenirs d’enfance, ou dans nos relations avec nos parents. Peu importe ce en quoi, pour chacun de nous, s’incarne cette peur : l’Amérique, le Kremlin, l’Ukraine, les homosexuels, les Turcs, l’Europe «dépravée», la cinquième colonne, le chef au bureau ou le policier à l’entrée du métro. Ce qui importe, c’est de savoir si nous nous rendons compte à quel point nos peurs intimes, notre sentiment de menace extérieure, ne sont en réalité que des fantômes du passé, de ce passé dont nous avons si peur de reconnaître l’existence.

En 1919, mon assassin de grand-père, atteint de phtisie, épuisait ses dernières forces. C’est le fondateur de la Tchéka, qui l’a sauvé de la mort en apportant d’on ne sait où une caisse de sardines à l’huile françaises. Grand-père s’en est nourri pendant un mois et ce n’est que grâce à ça qu’il a survécu. Est-ce que ça signifie que je dois ma vie à Dzerjinski ?

Et si c’est le cas, comment vivre avec ça ?

Texte original. Traduction française Bleuenn ISAMBARD.

Photo: Alexxey Blazhin pour Théâtre Knapp.

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