Viva l’Italia, la mort de Fausto et Iaio, entretien avec Roberto Scarpetti.

 
Nous sommes le 18 mars 1978, 2 jours après l’enlèvement par les Brigades Rouges à Rome d’Aldo Moro, président du premier parti politique italien, la Démocratie chrétienne. Deux jeunes de dix-huit ans, Fausto Tinelli et Lorenzo « Iaio » Iannucci, qui enquêtent sur les pratiques des toxicomanes locaux, se retrouvent vers 19h30 dans un célèbre squat milanais, le « centro sociale Leoncavallo ». Quelques minutes plus tard, ils partent dîner dans la famille Tinelli, comme chaque samedi soir. Via Mancinelli, trois hommes les attendent, les interpellent. Ils s’approchent d’eux, et après un bref échange de paroles, les inconnus leur tirent dessus à 8 reprises avec des pistolets automatiques de calibre 7,65 mm. Leurs armes sont glissées dans des sacs plastiques, ne laissant aucune douille et donc aucune trace, sur les lieux du crime. Quand ils s’éloignent, Iaio est déjà mort. Fausto décède dans l’ambulance qui l’amène à l’hôpital.
Dans les jours qui suivent, le double meurtre est plusieurs fois revendiqué par différents groupes néofascistes, mais l’enquête s’oriente plus précisément sur une déclaration des NAR [Noyaux armés pour la révolution] – brigade combattante Franco Anselmi. Franco Anselmi est un néofasciste romain abattu douze jours plus tôt par le propriétaire d’une armurerie de la capitale qu’il venait de dévaliser avec quatre complices.
Malgré la présence d’ « indices significatifs » sur la responsabilité de ce groupe et en particulier sur celle de Massimo Carminati, Claudio Bracci et Mario Corsi, l’enquête est archivée en 2000 faute de preuves suffisantes.
Comment deux jeunes militants de gauche, étrangers du reste à tout mouvement, banals en quelque sorte, ont-ils pu faire les frais d’un assassinat prémédité dont les auteurs seraient venus de Rome pour le commettre ?
Ont-ils été choisis au hasard ? Comment ne pas s’interroger dès lors sur la présence, en face du domicile de Fausto, d’un repaire des Brigades rouges, où sera retrouvé en octobre un matériel considérable relatif à l’affaire Aldo Moro ? Une coïncidence d’autant plus étrange que dans l’immeuble même de Fausto, les services secrets ont mis en place un poste d’observation pour observer les terroristes. En juillet, et donc bien après l’assassinat des deux jeunes, comme l’indique la « Commission Moro », ou en janvier, comme le prétend la mère de Fausto, qui déclare avoir noté dès cette période des allers-retours inhabituels ?
35 ans jour pour jour après les faits, le metteur en scène Cesar Brie crée à L’Elfo Puccini de Milan, Viva l’Italia, la mort de Fausto et Iaio, un texte de Roberto Scarpetti, qui revient par la fiction sur ce “mystère italien”. Un signe supplémentaire que quelque chose est en train de se passer dans la perception des années 70 en Italie. L’année précédente, Marco Tullio Giordana a consacré au premier d’une longue série d’attentats de l’extrême-droite, celui de Piazza Fontana en 1969, un film mettant en lumière la mécanique même des dites “années de plomb”, rompant avec l’obsession médiatique pour le “terrorisme rouge”, qui aura marqué les années 80 et plus encore l’ère berlusconienne. En abordant un fait apparemment mineur, du moins méconnu hors d’une échelle locale et des milieux militants, exactement contemporain de l’affaire Aldo Moro à laquelle ont été consacrés en revanche plusieurs textes théâtraux (ceux de Marco Baliani et de Daniele Timpano) et deux grands films de fiction (ceux de Giuseppe Ferrara en 1986 et de Marco Bellocchio en 2003), Roberto Scarpetti “brosse l’histoire à rebrousse-poils”, pour le dire à la manière de Walter Benjamin. Tout comme Marco Tullio Giordana qui a intitulé son film Piazza Fontana, roman d’un massacre, il est par ailleurs un bon disciple de Pier Paolo Pasolini, puisqu’il choisit de rester sur le terrain de la fiction, en mêlant à trois personnages réels -Fausto lui-même, la mère de Iiao et le journaliste Mauro Brutto, qui mourra intentionnellement écrasé par une voiture en novembre 1978- deux personnages imaginaires -l’exécutant principal du double assassinat, ainsi qu’un commissaire de police trop scrupuleux bientôt dessaisi de l’enquête. À défaut “d’indices ou de preuves”, il nous dresse un tableau saisissant d’une mécanique tentaculaire, dans son intime vérité.

Olivier Favier: Vous êtes scénariste pour le cinéma et la télévision. Viva l’Italia est votre première incursion, couronnée de succès, au théâtre. Le titre est-il une référence ironique au film de Roberto Rossellini célébrant le centenaire de l’Unité italienne en 1961? Est-ce votre expérience du cinéma qui vous a amené à choisir ce parti-pris d’écriture, où chacun des cinq protagonistes se raconte, dans une suite de monologues entremêlés, jusqu’à la mort pour quatre d’entre eux, comme s’ils étaient autant de voix off d’un film caché à notre vue?

Roberto Scarpetti: C’est vrai, le titre est une citation ironique, non du film de Roberto Rossellini, mais d’une chanson de Francesco De Gregori de 1979, un an après la mort de Fausto et Iaio.
Je n’ai jamais pensé aux monologues comme à une sorte de voix off. En un certain sens, le texte a quelque chose de cinématographique, parce qu’à l’origine je pensais écrire un scénario et je suis parti du traitement que j’avais écrit pour un film. Ce sujet a ensuite servi de base pour le texte théâtral. Mais la décision d’écrire des monologues n’a pas été inspirée par mon expérience de scénariste.
Le choix de confier l’histoire à des flux de conscience a, en revanche, été dicté par deux raisons, une dramaturgique et l’autre thématique. Dramaturgiquement je voulais que la mort de Fausto et Iaio soit racontée par cinq points de vue différents: chaque personnage a sa vérité, et seul l’assemblage de leurs versions reconstruit un cadre complet. Les monologues m’ont permis de garder des points de vue intérieurs aux personnages, sans devoir en choisir un extérieur qui racontât l’affaire de manière « objective ». En étant à l’intérieur des personnages, en reconstruisant une vérité imaginaire là où n’existe aucune vérité judiciaire, j’ai pu dresser un décor de fiction à fort impact émotionnel, tandis qu’un point de vue extérieur m’aurait amené davantage sur la voie d’un théâtre dénonciateur, ce qu’on appelle le « théâtre civil ». Mais je ne voulais pas écrire une pièce de théâtre militant, je voulais écrire un drame dans lequel quiconque pourrait s’identifier. Je crois que c’est la force de ce texte: l’impact émotionnel.
Thématiquement, en revanche, j’ai choisi les monologues parce que les personnages en scène sont des morts qui racontent. Ils ne nous accompagnent pas dans l’histoire jusqu’à leur mort, mais ils sont déjà décédés. Tous les cinq. Pour quatre d’entre eux, c’est la mort physique à proprement parler, pour Angela, la mère de Iaio, c’est la mort spirituelle, qui par certains aspects est plus tragique que la mort physique. Leurs flux de conscience sont des confessions d’esprits qui rappellent un fait, et qui, en le rappelant, le revivent.

Fausto et Iaio.

Fausto et Iaio.

 

Olivier Favier: Dans le choix de vos personnages, vous semblez chercher un équilibre parfait, mais volontairement instable. Ils sont cinq -nombre impair- un seul des deux jeunes assassinés est incarné, un seul des trois criminels, puis la mère de l’autre jeune, ainsi que deux acteurs externes: un vrai journaliste -Mauro Brutto, de L’Unità, assassiné lui aussi – officiellement l’enquête a conclu à un accident- et un commissaire de fiction, scrupuleux mais velléitaire, qui meurt lui aussi en voiture, mais pour une simple erreur d’inattention. Ce château de cartes que vous bâtissez est-il l’expression d’une vérité fragile, qu’un apport inattendu pourrait encore modifier?

Roberto Scarpetti: Pour prolonger ce que disais précédemment, je pense qu’il n’y a pas une vérité, qu’elle soit solide ou fragile. La vérité n’existe simplement pas. La vérité finit dans la tombe, avec les personnages de l’histoire. C’est pourquoi je pense qu’ils sont tous morts du départ, parce que les morts sont les seuls qui puissent raconter la vérité, quand les institutions en revanche ne font que défendre la raison d’état. Et c’est aussi pour cela que j’ai choisi un titre dramatiquement ironique comme Viva l’Italia.
Je voudrais toutefois préciser que même les deux personnages qui semblent fictionnels sont inspirés de personnes réelles. Le commissaire qui a été chargé en premier de l’enquête, fut en effet muté dans une autre ville, à Crémone, quelques mois après les faits, et Mauro Brutto avant de mourir essaya de le contacter pour lui remettre son dossier sur l’affaire. Le tueur, en revanche, comme on ne peut pas donner les noms des personnes suspectées, est inspiré d’un membre des NAR, tué par la police dans des circonstances semblables à celles que je raconte dans la pièce.
Sur l’ensemble des cinq personnages, quoi qu’il en soit, même ceux qui sont le plus évidemment inspirés de personnages réels, il y a un travail de fiction dû au choix de mêler le compte-rendu des faits et la vie privée des protagonistes de cette histoire.

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Olivier Favier: Plus d’un an après la création de la pièce, Massimo Carminati, le principal suspect de ce double meurtre, a été arrêté de manière spectaculaire par la police italienne, pour son implication dans l’affaire « Roma capitale ». Les deux autres suspects, Mario Corsi et Claudio Bracci, ont connu des destins assez différents. Le premier est devenu un chroniqueur sportif très apprécié à la radio après avoir fait partie d’un groupe de supporters « ultras » [d’extrême-droite], le second est guitariste de l’orchestre de la prison de Rebibbia. Quoi qu’il en soit, aucun d’entre eux n’est retourné dans l’ombre. Est-ce cet écart entre la notoriété d’ex-criminels et le relatif oubli de deux de leurs possibles victimes qui vous a amené à vous emparer du sujet?

Roberto Scarpetti: En réalité, quand j’ai commencé à m’intéresser à l’affaire de Fausto et Iaio, en 2005, je ne savais pas qui étaient les assassins présumés. Je ne suis pas les radios dédiées au sport et je ne connaissais pas Mario Corsi, le plus populaire des trois à cette période. Tandis que Massimo Carminati, dont la figure a aussi inspiré le personnage de « Il Nero » dans Romanzo criminale, il est resté dans l’ombre jusqu’à sa récente arrestation.
Ce qui m’a, en revanche, poussé à écrire sur le double homicide de Fausto et Iaio a été une idée, ou plutôt une réflexion sur ce que signifiait leur mort pour moi, sur la raison pour laquelle leur histoire m’émouvait et me touchait d’une manière aussi bouleversante. Pour moi la mort de Fausto et Iaio, qui au fond étaient deux  jeunes de dix-huit ans de gauche comme tant d’autres, qui ne jouaient aucun rôle notable à l’intérieur d’aucune des différentes formations de la gauche extraparlementaire, représente la maturité niée, la mort d’une génération destinée à ne pas grandir, et de manière métaphorique la mort des idéaux, de l’engagement politique, de la conscience sociale. Il me semble que leur mort, inutile et impunie, représente toutes les morts violentes des années 70, un peu comme si Fausto et Iaio étaient des sortes de soldats inconnus des années de plomb.

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Olivier Favier: Un critique a réagi de manière virulente en Italie contre votre pièce – il souhaitait en finir avec le « théâtre civil ». Un genre de réaction qui semble réservée à quiconque s’attaque aux méfaits du fascisme et du néofascisme, après vingt ans de propos approximatifs, voire nostalgiques et parfois même négationnistes, tenus ouvertement jusque chez les hauts responsables de l’état, dans les médias, et évidemment de plus en plus librement aussi dans la rue. Quel a été l’accueil des spectateurs pour votre pièce en Italie? A-t-elle ouvert pour une part de public plus jeune un pan insoupçonné de l’histoire italienne? Y a-t-il un espoir de voir se rouvrir l’enquête et est-ce vraiment le but désormais?

Roberto Scarpetti: Je disais précédemment que j’ai essayé d’écrire un texte qui ne soit pas militant, mais qui soit fondé sur les émotions. C’est peut-être ce choix-là justement qui a dérangé ce critique qui a suggéré d’ « en finir avec le théâtre civil ». La construction dramaturgique, la figure du tueur, les émotions placées sur le même plan que les faits, tout cela a pu sûrement déranger quiconque avait déjà une idée précise, et peut-être militante, de l’homicide de Fausto et Iaio. Probablement, donc, ce critique, comme j’imagine aussi d’autres spectateurs, s’attendait à un texte plus « politique », avec une forte prise de position, sans ambiguïté narrative. En somme plus de dénonciation. Mais si j’avais voulu écrire un acte de dénonciation, je me serais consacré à un essai, non à une pièce théâtrale. Alors que je crois que raconter en cette période de l’histoire l’affaire de la mort de Fausto et Iaio est déjà une position politique forte, comme l’est celle de souligner la présence dans l’immeuble de Fausto des services secrets occupés à espionner les Brigades Rouges. Je suis du reste convaincu que, plutôt que d’aller au théâtre pour assister à une leçon historique /politique, il est plus intéressant et stimulant de voir un spectacle théâtral qui fasse « revivre » quelque chose de temporellement et physiquement lointain, comme si c’était présent, entrer dans les émotions, dans les pensées, dans la vie d’une autre personne, c’est-à-dire des personnages. Et c’est ainsi que Viva l’Italia a été reçu par le public, tant par celui qui a connu les années 70 et a pu revivre les faits et les sensations qu’il avait peut-être voulu refouler, que par les jeunes qui n’avaient pas d’expérience de cette période et dont il sait vraiment peu de choses. De nombreuses représentations ont été organisées dans les écoles et c’était très touchant de voir l’émotion sur les visages des jeunes de dix-huit ans présents dans la salle. Avec les acteurs, nous avons fait quelques rencontres avec les écoles, auxquelles participaient des élèves de terminale, et on essayait toujours de présenter le débat non comme une leçon d’histoire sur les années de plomb, mais comme un échange ouvert par rapport aux thèmes de Viva l’Italia, qui sont ceux de la justice, de la liberté, de l’engagement citoyen et politique, en pointant le fait que Fausto et Iaio avaient leur âge, mais vivaient dans une période où la participation publique était plus enracinée dans la conscience des jeunes.
Le spectacle, toutefois, n’avait pas pour but de rouvrir un dossier désormais fermé depuis 15 ans, et qui pourrait être rouvert seulement sur la base de la très improbable confession d’un repenti, mais plutôt de rappeler une phase très délicate de l’histoire italienne, qui est presque souvent considérée comme un tabou. En cela, j’ai été très aidé et soutenu aussi par la famille et les proches de Fausto et Iaio, qui ont accepté et apprécié la construction dramaturgique de l’histoire, se rendant compte que Viva l’Italia pouvait servir à parler de la mort de Fausto et Iaio à un public plus vaste, pas seulement composé de militants.

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