Poussière du jour. Le Paris d’Ed Van der Elsken, par Olivier Favier.

 

Pour Anthony et Carl, que je n’ai pas perdus de vue.

 

Avant d’y habiter, l’endroit appartenait déjà à mon imaginaire de nouveau Parisien. En remontant la rue depuis le boulevard Rochechouart, on y voyait encore, comme au temps des Goncourt, ce grand morceau de ciel se levant tout droit des pavés. Sans autre raison apparente que la sensation proche d’être parvenu au sommet ou à l’écart d’un monde, le souffle de liberté n’était plus, et pour cause, comme la grande porte ouverte sur la campagne des jeunes gens de Germinie Lacerteux, mais son tropisme demeurait inchangé. Durant cinq ans, j’ai donc vécu ici dans une chambre de bonne, sous un toit de zinc qui, par temps pluvieux, donnait à l’heure précédant le sommeil une douce et piquante mélancolie. Cette chambre était tout ce que je pouvais m’offrir et je m’étais fixé pour condition d’avoir à deux pas de ma porte un bar pas cher et avenant où prendre un café le matin. Du matin j’ai glissé peu à peu vers le soir, et j’ai pris part plus souvent qu’à mon tour à ce curieux rituel de quartier qui, à deux heures sonnantes, voulait qu’on aille explorer la nuit chez les uns ou les autres, parfois même pour deux mots échangés. Ce ne fut pas la période la plus heureuse de ma vie, ni la plus constructive, loin s’en faut. Mais dans ce bout de jeunesse à l’envers, je me suis fait quelques amis que j’ai perdus de vue, j’ai entendu des histoires qui m’ont fait réfléchir, vécu Paris comme certains, en une autre époque, ont cru en la Révolution. Ici pourtant, nous savions que nous n’allions rien changer. Il reste que l’endroit est connu aujourd’hui de tous ceux pour qui la nuit a eu un jour un sens, et il m’arrive encore de situer mon ancien lieu de vie par son seul nom. Je me suis toujours fait comprendre.

Ed Van der Elsken, Vali Myers et Pierre Feuillette, Paris, 1950-1954.

Ed Van der Elsken, Vali Myers et Pierre Feuillette, Paris, 1950-1954.

Dans les années cinquante, sur l’autre rive, il y avait un autre café. Il accueillait une jeunesse qui, sans le savoir vraiment, inventa une autre façon de vivre, qui écrivait des phrases définitives sur ses pantalons, éclaircissait ses cheveux à l’eau de javel, ratatinait le chapeau claque d’un ancien dadaïste changé en dandy stalinien, s’endormait sur les tables quand elle avait trop bu, et pour sa part la plus brillante, passa du lettrisme au situationnisme. Ce café n’existe plus et la rue qui l’abritait est désormais l’une des plus laides du sixième arrondissement, un quartier que je n’ai jamais fréquenté de plein gré. Ce qu’il fut autrefois, nous le savons par les images d’un jeune photographe d’Amsterdam, Ed Van der Elsken. Découvrant son travail quelques années plus tard, Patti Smith fit de lui une sorte de Jack Kerouac parisien. Je l’ai toujours imaginé pour ma part en cousin de Robert Frank, qui dans les mêmes années d’ailleurs faisait ses premières armes à Paris. L’un et l’autre ont appartenu à ma jeunesse, par leurs images bien sûr, mais aussi par les mots qu’ils avaient pour raconter leur vie, ces éclairs de récit qui n’appartiennent qu’aux photographes, aux reporters et aux poètes.

Ed Van der Elsken, Jean-Michel et Freddy  rue du Four, Saint-Germain des Prés, ca 1951.

Ed Van der Elsken, Jean-Michel et Freddy rue du Four, Saint-Germain des Prés, ca 1951.

Je ne savais pas qu’Ed Van der Elsken était mort il y a vingt-trois ans. Je ne m’étais, à vrai dire, jamais posé la question. Mon amie Caroline me l’a appris hier, qui a assuré le montage de la première exposition de ses photographies parisiennes à Paris. À la différence des écrivains ou des personnages de l’Histoire, les photographes, les reporters et les poètes sont comme le chat de Schrödinger. Ils sont tombés d’une fenêtre quelconque dans un monde où ils demeurent à la fois morts et vivants. Ce dont ils témoignent appartient pour toujours à une sorte de présent absolu, figé dans une mort immédiate ou dans l’éternité d’une vie appelée à se réinventer à chaque nouvelle lecture. Ed Van der Elsken est cet ami que je ne connaîtrai jamais, autrement dit ce jeune homme qui, il y a quelques mois encore, passa sa première nuit à Paris au bord de la Seine et découvrit au matin son sandwich dévoré par des rats. Dans ses photographies, le sourire de Michèle Bernstein la rend si séduisante que, tout compte fait, elle n’aura jamais été pour moi qu’une image. Je suis bien plus jaloux d’Ata Kandó, la belle compagne hongroise au regard courageux et aux filles endiablées, comme un rêve clé en main de tout ce qui est perdu. Quant au désespéré du boulevard Saint-Germain, il continue de jeter ses meubles sur une chaussée indifférente chaque fois que j’y passe en bicyclette. Brigitte Bardot est heureusement silencieuse, dans son costume étriqué de jeune danseuse classique. Jean-Michel Mension est pour toujours ce jeune lettriste simplement décoratif, comme le dira Guy Debord au moment de l’exclure, dans un mélange d’humour potache et de mauvaise cruauté, de celles qui foutent en l’air les Révolutions.

La rive gauche est morte, et pas seulement dans les cartes postales convenables de monsieur Robert Doisneau ou les longueurs datées de l’existentialisme, toutes choses que la pâleur du temps nous fera finalement regretter. Restent des salles obscures et la belle jeunesse qu’on peut encore y croiser, le temps d’un film, qui a pour nom Aline ou Emily, ou celui qui pour vous aura de grands yeux sur le monde. Mais de l’autre côté de la Seine, comme au temps des Goncourt, comme dans l’air suspendu des images du doux Van der Elsken, tout flotte encore dans cette poussière de jour que le jour laisse derrière lui sur la verdure qu’il efface et les maisons qu’il fait roses.

Ed van der Elsken, Autoportrait avec Ata Kandó, Paris, 1953.

Ed van der Elsken, Autoportrait avec Ata Kandó, Paris, 1953.

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