L’Ukraine, la Pologne et leurs droites : le « paradoxe européen », par Guido Caldiron.

 
Le journaliste et essayiste Guido Caldiron est l’un des spécialistes les plus brillants et les mieux informés de l’extrême-droite italienne et européenne. On lui doit entre autres choses les remarquables Populismo globale, culture di destra oltre lo stato-nazione [Populisme global, les cultures de droite au-delà de l’état-nation] (2008) La destra sociale da Salò a Tramonti (2009) [La droite sociale de Salò à Tramonti], tous deux publiés chez Manifestolibri et non traduits en français. Chez Newton Compton libri en 2013, il a récemment publié une large synthèse intitulée Estrema Destra [Extrême-droite], qui couvre l’Europe et les États-Unis. 

Guido Caldiron aborde ici un autre aspect de la crise ukrainienne peu traitée dans la presse française, les paradoxes révélés par le parti de droite polonais « Droit et justice », formation eurosceptique qui a volé au secours d’une contestation supposée pro-européenne. Ce parti, crédité de 29 à 34 %, pour les prochaines élections européennes, devrait devenir la première force politique du pays. On rappellera au passage que le Front national, par la voix de Floriant Philippot, s’est récemment prononcé contre le soulèvement de la place Maïdan et pour la non-ingérence, invitant à « remettre la Russie dans le jeu », preuve s’il en est que l’affrontement qui s’annonce pourrait voir se placer en première ligne des mouvances nationalistes de droite et d’extrême-droite au service d’intérêts opposés, mais guidés par un même opportunisme. Dans tous les cas, l’influence de ces courants dans la déstabilisation de la zone, de part et d’autre, pose de graves questions sur l’avenir de l’Europe.

Cette traduction fait suite au dossier L’Ukraine, la Russie et l’Occident publié sur ce site le 23 février dernier. 

« En Pologne, la crise ukrainienne a fait émerger un paradoxe. Le leader de la droite Jarosław Kaczyński, qu’à Varsovie nous considérons comme un eurosceptique convaincu, a couru à Kiev en se présentant comme un défenseur de l’Europe politique et de ses vertus ». Le mots du philosophe Woj­ciech Sadur­ski donnent une bonne synthèse de l’écho que la situation de l’Ukraine connaît en Pologne. Dans un pays qui le premier a reconnu l’indépendance de Kiev par rapport à Moscou en 1991, qui se fait fort d’un partenariat économique et d’une stricte collaboration militaire avec l’Ukraine, où il existe enfin depuis 1997 un bataillon mixte polonais et ukrainien dans le cadre de l’Otan, l’Euromaïdan est devenue rapidement un sujet de provocation pour la politique intérieure.

C’est en particulier le leader de l’opposition ultra-­con­ser­va­trice Jarosław Kaczyński qui a utilisé le drame de Kiev pour s’opposer au premier ministre libéral Donald Tusk, jugé «trop atten­ti­ste». Kaczyński, lui, n’a pas perdu de temps pour se ranger dès décembre aux côtés des leaders de l’opposition à Ianoukovytch tant sur la place de l’Indépendance de Kiev que dans différents centres de l’Ukraine occidentale, à majorité catholique. Pour la population de cette dernière, l’Église polonaise s’est elle aussi mobilisée. Tout cet activisme ne doit rien au hasard. Depuis quelques mois les sondages donnent en effet son parti en tête tant en vue des élections européennes que des élections municipales de mai, ou encore des élections législatives qui auront lieu l’an prochain. Le parti Droit et justice [Prawo i Sprawiedliwość, ou PiS], que Kaczyński avait contribué à fonder en 2001 avec son frère Lech, mort avec 95 autres personnes dans un accident aérien à Smo­lensk en 2010 – affaire qui a alimenté les théories complotistes et un large sentiment anti-Moscou — est crédité de 29 à 34%, largement devant la Plateforme civique [Platforma Obywatelska] de Donald Tusk. Pro­ta­go­ni­stes de la vie politique polonaise depuis plus d’une décennie, Lech était président de la République au moment de sa disparition, et Jarosław premier ministre de 2006 à 2007. Les jumeaux Kaczyński ont incarné pendant longtemps le profil de la nouvelle droite polonaise «national-catholique», c’est-à-dire nationaliste en politique extérieure, avec de forts accents eurosceptiques, traditionaliste et ultraconservatrice sur les questions de société, opposante acharnée aux droits des femmes et des homosexuels mais favorable au marché. Aujourd’hui encore, Droit et Justice est le principale porte-voix de la droite catholique de Radio Maryja, souvent taxée d’antisémitisme et d’homophobie. «Par rapport au passé — souligne Mar­cin Zabo­ro­w­ski, directeur de l’Institut polonais pour les affaires internationales — le PiS a pourtant accentué ses critiques par rapport à l’Union européenne et ce qu’il définit comme l’incompétence du gouvernement de Varsovie. Aujourd’hui Kaczyński s’adresse surtout aux jeunes inquiets pour leur avenir».

L’ascension électorale annoncée de PiS correspond au coup d’arrêt enregistré par l’économie du pays, dont le petit boom avait servi de viatique à la victoire de 2007, confirmée quatre ans plus tard, du conservateur modéré Donald Tusk. Après la saison frénétique dominée par le populisme des Kaczyński, le nouveau premier ministre avait essayé de mener une politique concrète qui ne s’en était pas moins traduite par des coupes sociales significatives, une réforme musclée des retraites et qui, de manière générale, n’a pas mis l’exécutif à l’abri des scandales et d’une défaite sans appel sur le front du travail.

Entre temps Tusk a dû se confronter à un grippage interne. Son ancien ministre de la justice, Jarosław Gowin, l’a d’abord critiqué durement pour ses ouvertures sur le mariage homosexuel, mais aussi pour son recours excessif aux taxes, pour finalement abandonner Plateforme civique et donner vie à un autre parti, Pologne ensemble, toujours libéral mais plus à droite, désormais crédité de 5% d’intentions de vote. Mais ce n’est pas tout. Les néofascistes aussi espèrent tirer quelque chose du climat de mécontentement qui croît dans le pays. Le Mouvement national [Ruch Naro­dowy], qui fera ses premières armes aux élections européennes, est une formation qui a fédéré une demi-douzaine de groupes extrémistes, parmi lesquels Camp nationaliste radical [Obóz Narodowo-Radykalny], très actif dans les tribunes de football, et la dite Jeunesse de la Grande Pologne. Proches des néofascistes ukrainiens de Svoboda, des Hongrois de Job­bik et de Forza Nuova en Italie, ils annoncent vouloir faire un front commun à Bru­xel­les avec les eurosceptiques et les nationalistes «pour faire sauter l’Ue», comme dit Robert Win­nicki, 29 ans, leur porte-parole. Homophobes, ultra-catholiques, opposés à l’euro, partisans de l’idée d’une unique grande nation polonaise de la Baltique à la Mer Noire et héritiers des thèses antisémites diffusées dans les années trente par Roman Dmo­w­ski, le théoricien de la «démocratie nationale», les extrémistes polonais se sont surtout faits remarquer ces dernières années par leur violence. Scène privilégiée de leurs incursions, la manifestation du 11 novembre qui commémore dans les rues de Varsovie l’indépendance du pays du joug de l’Empire Habsbourg en 1918, et se conclue inévitablement par des heurts et des agressions. Pourront-ils porter cette menace jusque dans les urnes?

Article original publié sur Il Manifesto le 28/02/2014 sous le titre: « La destra di Varsavia si ispira ai nazi di Majdan. » Traduit par Olivier Favier.

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