Timira, roman métisse, rencontre avec Wu Ming 2, par Olivier Favier.

 

Cet article a été écrit suite à l’entretien avec Wu Ming 2 réalisé en italien à la librairie-café Marcovaldo de Paris le 12 mai 2013. Timira, roman métisse, œuvre de Wu Ming 2 et Antar Mohamed, publié en Italie chez Einaudi en 2012, sortira en France aux éditions Métailié dans une traduction de Serge Quadruppani.

Stramentizzo est un village du Trentin, au nord-est de l’Italie, à une centaine de kilomètres du col du Brenner, point de passage historique entre l’Italie et l’Autriche. Depuis 1956, ses maisons sont devenues invisibles, englouties sous un lac artificiel de couleur verdâtre, où l’on pêche la truite arc-en-ciel. De l’ancien village, ne demeure que le vieux portail de pierre grise de l’église.

Le 4 mai 1945, six jours après l’exécution de Benito Mussolini, les SS commettent dans ses parages un dernier massacre en terre italienne. Parmi les 27 victimes, des civils et des partisans, ainsi qu’un soldat noir sous uniforme allié: un Américain, pense-t-on, parachuté derrière les lignes. Mais ce jeune engagé dans les troupes spéciales britanniques s’appelle Giorgio Marincola. Il est italien, né en 1923 à Mahaddei Uen, à 120km au nord est de Mogadiscio, d’une mère Somalienne, Ashkiro Assan, et d’un père d’origine calabraise, l’officier d’infanterie Giuseppe Marincola. Reconnu par ce dernier -fait rarissime dans la Somalie coloniale- il grandit à Rome où il a pour professeur de philosophie Pilo Albertelli, l’un des fondateurs du Parti d’action en 1942, abattu deux ans plus tard aux Fosses ardéatines. Au début de la guerre, il entame des études de médecine, avec la ferme intention de se spécialiser dans les maladies tropicales, pour revenir ensuite dans son pays natal. À l’automne 1943, il œuvre à Rome dans un groupe de partisans lié au Parti d’action avant de s’engager, à la libération de la ville en juin 1944, dans les Special Operations Executive britanniques. Après une brève formation à Brindisi, il est parachuté dans la province de Biella,  dans le nord-ouest de l’Italie, où il est blessé en septembre lors d’une attaque contre un convoi blindé.

Fait prisonnier en janvier par les SS, on l’oblige à parler à la radio pour renier la Résistance. Contre toute attente, il saisit l’occasion pour dénoncer le régime nazifasciste. La transmission s’interrompt aussitôt dans un déluge de coups. Transféré à la prison de Turin, il est finalement déporté au camp de Bolzano où les alliés le libère le 30 avril 1945, le jour-même du suicide d’Adolf Hitler. Refusant de gagner la Suisse sous protection de la Croix Rouge, Giorgio Marincola rejoint le Val di Fiemme, où les nazis se livrent encore aux représailles.

Giorgio Marincola et d'autres partisans dans le Biellese en 1944.

Giorgio Marincola (troisième en partant de la droite) et d’autres partisans de la brigade Giustizia e Libertà Cattaneo dans le Biellese en 1944.

L’histoire de celui qui demeure le seul partisan noir italien a été racontée une première fois par Vitaliano Ravagli et le collectif Wu Ming dans la postface de la seconde édition d’un roman inédit en Français, Asce di guerra, en 2005. Cet ajout est né de la rencontre à Bologne entre Giovanni Cattabriga -alias Wu Ming 2- et le neveu de Giorgio Marincola, Antar Mohamed. Trois ans plus tard, paraît le livre biographique Razza partigiana de Carlo Costa et Lorenzo Teodonio, dont le même Giovanni Cattabriga a tiré le texte d’une lecture-spectacle. Chemin faisant, ce dernier commence à s’intéresser à une autre figure de cette famille italo-somalienne: Isabella Marincola, née en 1925, sœur de Giorgio et mère d’Antar, arrivée en Italie en 1927, elle aussi élevée à Rome, sans jamais rien avoir su de ses origines africaines jusqu’à l’âge de 11 ans.

Isabella, Giorgio et leurs deux demi-frères.

Rita, Ivan, Giorgio et Isabella Marincola à Rome vers 1929.

Giuseppe, leur père, marié à une Italienne en 1926, a en effet intégré ses deux premiers enfants à sa nouvelle famille. La chose n’est pas vraiment du goût de leur mère adoptive qui, comme en témoigne Isabella elle-même, « la bat un jour oui et l’autre aussi ». Dans l’Italie d’après-guerre, Isabella fréquente les hautes sphères de la culture italienne, pose pour un sculpteur et un peintre, est actrice au théâtre dans La longue nuit de Médée de Corrado Alvaro. Elle ne sera jamais avare de souvenirs assassins sur les préjugés de certains artistes et intellectuels, à commencer par le journaliste et ancien sous-lieutenant Indro Montanelli, connu pour avoir « reçu » durant la campagne d’Éthiopie une épouse érythréenne de douze ans. Indro Montanelli deviendra plus tard le fondateur du Giornale, un homme que « seul son antiberlusconisme militant aura pu transformer en personnage de gauche », souligne non sans ironie Giovanni Cattabriga.

En 1949, Isabella Marincola est aussi l’une des mondine [repiqueuses] de Riz amer, un classique du néoréalisme italien. Le choix d’une actrice noire parmi des ouvrières agricoles venues de Lombardie et d’Émilie-Romagne est une façon pour le réalisateur communiste Giuseppe de Santis d’internationaliser le décor de cette lutte sociale et féministe, que  les chants populaires, à commencer par la première version de Bella Ciao, ont déjà fait connaître, ainsi que les tableaux du peintre divisionniste Angelo Morbelli. Ironie du sort, des générations d’Italiens auront vu ce film sans prêter attention à la couleur de peau de cet insolite personnage secondaire. Isabella retourne en Somalie en 1956, où sa mère l’attend toujours. Le pays est alors placé sous « l’administration fiduciaire italienne en Somalie », l’AFIS. Peu confiants, et pour cause, dans les vertus pédagogiques d’un colonisateur changé en professeur de démocratie, les Somaliens eux-mêmes la surnomment « Ancora Fascisti Italiani in Somalia » [encore les fascistes italiens en Somalie].

Isabella Marincola dans Riz Amer (1949) de Giuseppe de Santis.

De retour en Italie, Isabella Marincola se sépare de son mari, un journaliste atteint de jalousie maladive, qu’elle a épousé selon le rite musulman à l’ambassade du Pakistan à Rome, faute de pouvoir divorcer d’un premier mariage catholique. Elle rencontre alors un étudiant somalien, Mohamed Ahmed, déjà marié et père de cinq enfants, avec lequel elle retourne au début des années 1960 dans une Somalie nouvellement indépendante. De cette union naît Antar Mohamed qui, en 1983, choisit de vivre en Italie. Isabella est redevenue Timiro, son prénom somalien que ses papiers d’identité ont italianisé en Timira.

En janvier 1991, la plupart des ressortissants Italiens quittent la Somalie suite à la chute du dictateur Siad Barré, au pouvoir depuis 1969. Le même mois, le déclenchement de la première guerre du Golfe fait aussitôt oublier aux médias la tragique situation somalienne. En mai, Timira Hasan est la dernière Italienne à quitter Mogadiscio. Elle finit ses jours à Bologne où elle s’éteint en mars 2010.

Dans les dernières années de sa vie, Giovanni Cattabriga fait avec cette femme au destin et au tempérament hors-norme une série de longs entretiens d’où naît l’idée d’un roman à quatre mains avec son fils Antar Mohamed. Quelques chapitres en sont déjà écrits à la mort d’Isabella. Pour palier au vide de cette disparition inopinée, Giovanni Cattabriga écrit alors comme autant d’intermèdes quelques lettres à celle qui est devenue la protagoniste du livre, lui racontant l’évolution du monde dans les années 2010-2011.

La structure de ce roman de quelques 500 pages  fait preuve d’une grande maîtrise dans l’art de narration. Les documents écrits et les photographies alternent avec les récits à la première ou à la deuxième personne, les lettres de Giovanni et les souvenirs d’Antar, bousculant les repères temporels pour essayer de recomposer une vie marquée par le métissage, les ruptures et un deuil prématuré, un vertige tout entier contenu dans le beau proverbe somalien qui ouvre la deuxième partie du livre: « Un homme traîné par le courant s’accroche à l’écume » [Nin daad qaaday xumbo cuksay]. À l’instar de Léonard Vincent pour son reportage sur Les Érythréens (Paris, Rivages, 2011), Giovanni Cattabriga est parvenu par le seul biais de témoignages et de documents d’archives, d’images et de plans glanés sur la toile, à rendre l’atmosphère de Mogadiscio, une ville devenue matériellement inaccessible, au point de la rendre visible pour ceux de ses lecteurs qui l’ont connue avant la guerre civile. Au temps du Luther Blisset project, les futurs membres du collectif Wu Ming s’étaient déjà efforcés de rendre, explique Giovanni Cattabriga, « la Munster du 1525 en s’aidant simplement d’un plan d’époque médiévale et du journal d’un de ses habitants ». Aussi le nouveau roman s’ouvre-t-il par cette citation détournée du cinéaste John Landis: « Ceci est une histoire vraie… y compris les parties qui ne le sont pas. »

Brève présentation du collectif Wu Ming:

Le collectif Wu Ming est né en 2000 de la section bolognaise du Luther Blissett project -un rassemblement d’auteurs et activistes qui s’est rendu célèbre en Italie par ses canulars antimédiatiques et la publication du roman Q (en français L’Œil de Carafa, Paris, Le Seuil, 2000). Wu Ming est un mot chinois qui signifie « sans nom » ou « cinq noms ». Les cinq auteurs du groupe -quatre depuis le départ de Wu Ming 3 en 2008- écrivent ensemble ou séparément des fictions et des articles qui paraissent pour les unes aux éditions Einaudi, pour les autres sur le site de la Wu Ming foundation. Aucun d’entre eux n’accepte d’être filmé ou photographié, et si leurs véritables noms ne sont secrets pour personne, ils apparaissent en public sous ceux du collectif.

Plusieurs de leurs romans ont été traduits pour les éditions Métailié, par Serge Quadruppani et Leila Palhès. Quelques unes de leurs contributions en ligne sont accessibles en français sur Article 11 et depuis peu sur ce site.

En ce qui concerne la question postcoloniale en Italie, et tout particulièrement l’histoire récente de la Corne de l’Afrique (Érythrée, Éthiopie, Somalie), je renvoie le lecteur à la rubrique de ce site À l’ouest d’Aden.

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