De terre et de sang (extrait), par Massimo Barilla et Salvatore Arena.

 
La pièce est ancrée dans un contexte historique bien précis, un volet important de l’histoire italienne du second après-guerre : les luttes pour l’application de la réforme agraire.
La réforme agraire au sens large a consisté en l’adoption d’une série de décrets et lois pour améliorer les conditions de vie de ceux qui travaillent la terre mais ne la possède pas : répartition des produits cultivés entre les cultivateurs et les propriétaires terriens,  réformes des contrats agricoles et enfin surtout en 1950 : la redistribution des terres non cultivées ou mal cultivées.
À l’époque, cette réforme est un grand espoir pour les cultivateurs jusque là réduits à une condition de soumission pour ne pas dire d’esclavage. Bien entendu la réforme touche aux intérêts des propriétaires terriens et des mafieux ce qui explique que son application ait été longtemps retardée.
C’est pourquoi, des manifestations et des mouvements eurent lieu sous l’impulsion de paysans mécontents.
Notamment, en Sicile où se déroule l’action de cette pièce, le mouvement paysan et syndical a grossi peu à peu et agi pour que la réforme s’applique.
Pour le contrer, les propriétaires terriens et la mafia avec la complaisance des institutions locales usent de l’intimidation et de la violence, faisant beaucoup de victimes parmi les travailleurs et les syndicalistes. Personne ne payera jamais pour ces crimes.
En Italie, cette réforme a été considérée comme une vraie lutte de libération, mais elle a eu un coût humain important. Parmi les victimes : Salvatore Carnevale.  C’est un morceau son histoire que la pièce raconte.
En Sicile près de Palerme, à l’aube du 16 mai 1955, Salvatore Carnevale, jeune et irréductible syndicaliste, est sauvagement assassiné sur le chemin qui le conduit à la carrière de pierre où il travaille.
Il est la dernière des trente huit victimes du mouvement paysan sicilien tombées sous les coups de la mafia et des propriétaires après la seconde guerre mondiale.
La pièce évoque le combat de Carnevale pour voir la loi appliquée, les droits des plus faibles et plus pauvres reconnus, elle évoque les intimidations, les menaces, la mort du jeune syndicaliste mais aussi le combat mené ensuite par sa mère pour punir les assassins de son fils.


EXTRAITS

Peppi
Oraison

Au milieu de la scène une table rectangulaire hissée à la verticale, comme s’il s’agissait à la fois d’un chambranle, d’une pierre tombale, ou d’un catafalque. Peppe, le fou, entre sur la pointe des pieds, presque avec dévotion, comme s’il entrait dans la maison du mort. Il ôte son béret, puis face au public et désignant la table, il commence une sorte d’oraison funèbre, d’abord décousue puis de plus en plus précise.

On dirait qu’il est d’ bois, et pourtant c’tait un brave homme. R’gardez le bien, qu’est ce vous en dites? Cheval qui court, nuage de ciel. R’gardez les ces trous là. N’ayez pas peur. C’ qu’ils avaient à dire ils l’ont dit…
On dirait qu’il marchait c’ matin là? Il est immobile, il bouge pas. Non, il est mort, il est mort.
Qu’est-ce vous faites, vous le hisser pas sur vos épaules ? Lave-le, lave-le.
Il est tout rouge? Vous inquiétez pas avec un peu d’eau ça partira. R’gardez-le, on dirait Saint Michel ! Il lui manque que l’épée.
La terre est durcie par les coups de pioches. Si après l’eau tombe dessus, elle devient encore plus dure. Vous avez pas de terres?
Curieux comme les pensées s’embrouillent…
Va savoir à quoi qu’il pensait c’matin là. Il était tôt ? Il avait froid? Combien de pas il a fait? 10, 100, 1000. Il avait sa chemise blanche? Le blé était haut. Mais le blé n’a jamais été un ennemi.
(Il remet son béret, puis prenant la table dans ses bras et la remettant en position horizontale) Ne le touchez pas! Ne le touchez pas!! …Il disait des choses justes. Il parlait pour vous, ignorants, ignorés.
À l’un d’eux ces gars-là lui avaient tué un mulet. Le mulet est dur, têtu… et courageux, il est comme nous. Le mulet tire la charrue jusqu’à n’en plus pouvoir.
Moi Turiddu Carnevale je le connaissais depuis qu’on était tout petiots. Il avait pas de père, la mère pour l’élever, tous les métiers de la campagne elle faisait, finies les olives, elle commençait avec les petits pois, et finis les petits pois elle recommençait avec les amandes, et après ça moissonner, piocher, parce qu’elle voulait rien lui faire manquer à ce fils qu’avait pas de père.  À l’école Totò était bon élève, puis il eut la malaria, et quand il eut fini l’école, son oncle le prit deux ou trois ans pour le faire travailler avec lui “Talé, ce p’tit là doit apprendre à jeter les semailles” et Salvatore apprit bien comme il faut, et comme ça après il pu travailler à la journée, et encore après il se prit un bout de terre en métayage et il la cultivait, c’est comme ça qu’ils se débrouillaient pour vivre lui et sa mère. Un jour qu’il était encore tout petiot, sa mère était occupée avec les épis, Salvatore dormait couché sous un arbre, un serpent rentre dans la manche de sa chemise, et lui se met à crier, la mère glisse sa main et en retire le serpent “Mon fiston qui te défendra des mauvaises choses de c’monde? … qui te défendra des mauvaises choses de c’monde?”

Antonio Costa
Sciara

(Il s’éloigne l’arrière scène, il ôte son béret, lorsque la musique est terminée il revient dans la lumière)

Je suis Antonio Costa: moi et Salvatore Carnevale nous étions comme des frères, Salvatore, Totò Turiddu, Turi, Sasà, on l’appelait de différentes façons. (il s’asseoit au centre de la table)
Il était plus vieux que moi. C’est lui qui en 1951 ouvrit la section des travailleurs dans une pièce de la maison de Polizzi, sur la porte on avait écrit à la main : Bourse du Travail de Sciara. Même si j’étais encore jeune, je fus parmi les premiers à fréquenter la section. Dans un coin, il y avait un drapeau tout décoloré, et sur le mur au fond, un manifeste avec Matteotti et à côté un autre du « bloc du peuple ». Bourse du Travail de Sciara.
Sciara est un village, étroit entre deux rangées de montagnes, pas très loin de Palerme. On y monte à travers des champs de chaume, et soudain, apparaît le château, en haut de la citadelle. Sous le château en contrebas, il y a l’église et entre le château et l’église, les maisons des paysans qui se confondent avec la terre. Les rues, étroites comme des serpents d’eau, se perdent dans le vallon vers le fleuve. Les maisons sont petites, faites d’une, deux pièces, on y vit nombreux, avec les animaux aussi, une chèvre, quelques poules, parfois un âne ou un mulet. Nous, nous étions onze chez moi, sept enfants, ma mère, mon père et mes grands-parents.
Certains soirs dans l’assiette vide, il y avait seulement les restes de pain dur avec de l’eau  de bouillon, ou bien on mangeait des haricots, haricots ou escargots. Les jours de fête seulement, on se comportait comme de braves chrétiens, on s’habillait, on se rasait, on se coupait les cheveux.
Et quand le Saint sortait de l’église, les femmes nus pieds demandaient grâce, comme si le Saint pouvait effacer comme par miracle tous les maux, mon père n’allait pas à la procession, il restait dans les champs à travailler comme si lui en travaillant il pouvait réaliser un miracle, comme s’il pouvait éradiquer cette misère là. Mon père a voulu que j’étudie parce que la vie qu’il a eu il ne voulait pas que je l’aie aussi. Ça arrive qu’un enfant étudie et devienne riche, mais ça arrive aussi que certains enfants ne deviennent pas grands. C’est ce qui est arrivé à ma sœur Nina, le jour de l’immaculée conception elle eut une fièvre qui l’emporta, elle avait besoin de soins disait le docteur, et nous ces soins là on ne pouvait pas lui donner. Mon père s’arrêta de travailler pour aller aux funérailles. C’était la première fois que je voyais un mort, la mort quand tu es petit tu ne la comprends pas, on dirait une farce, comme si l’autre allait se lever du lit d’un moment à l’autre, mais c’est pas comme ça.
La nuit mon père se levait, je l’épiais à travers les volets entrouverts, il sortait dehors et je le voyais fumer des cigarettes faites avec du tabac haché, sans chandail sans veste, il lui montaient des larmes grosses comme des grains de raisin, il portait sa cigarette à la bouche comme si fumer pouvait soigner cette misère, calmer cette douleur.
Alors j’en arrivais presque à espérer qu’une inondation, qu’un tremblement de terre l’emporte ce village, l’emporte en bas, dans le fleuve, qu’il emporte tout le monde, hommes et animaux, qu’il ne reste rien, rien, seulement un sillon, une trace pour dire : ici c’était Sciara. Parce que ça n’était pas une vie que cette vie là.
Le soir à la Section, je m’asseyais sur une vieille chaise sans paille à côté de la porte, et là, j’écoutais des discours jamais entendus dans les maisons ni dans la rue. Je regardais Carnevale, Polizzi, le camarade Faso, autour de la table, j’écoutais les discours de Turiddu sur Matteotti, même qu’au bout de peu de temps je les connaissais par cœur leurs discours.
Mais si ça n’avait pas été Dieu à nous donner toute cette misère, les choses pouvaient changer.
Richesse et pauvreté n’arrivent pas par hasard, ils disaient. Il faut rester unis, être nombreux.
Alors je jetais un œil par la porte entrebâillée, et le château m’apparaissait déjà plus petit.
Il fallait être nombreux. Mais quand je regardais de nouveau dans la pièce il n’y avait que nous : trois hommes et un jeune gamin.
A la première élection en 51’, ceux qui votèrent socialistes ne furent pas nombreux, aussi parce que le curé avait dit qu’il mettait son vote sur la croix et que nous en revanche on aurait brûlé l’église. Moi je ne votais pas encore, mais quand Turiddu fit le compte : un, deux, trois,… sept! Sept? Mais alors ma mère non plus n’a pas voté ! il a dit. Mais même sans voter, elle restait quand même mère de socialiste. Puis les votes commencèrent à augmenter, à augmenter, à augmenter.

Peppi
Briscola et trois sept

J’te l’avais dit de jeter la carte, mais toi tu veux jamais m’écouter …oui j’en suis sur, non, non ils l’ont pas l’atout, l’2, l’4, l’5, l’6, sont tombés, l’7 c ‘est toi qui l’a mis, la dame est tombée sous le cheval, il reste l’as et l’3… bien sûr que la dame est tombée, mais oui j’en suis sur, à nous y nous suffit que d’trois points pour gagner, mets les y ces  trois points et on les force à ramasser avec l’as ou avec le trois et ne t’ laisse pas truffer avec ces signes qu’ils s’ font …doucement mais pourquoi ça tu vas doucement …et voilà t’as vu qu’ils l’ont pas l’atout la dame était tombée j’te l’avais bien dit, maintenant c’est eux qui vont nous avoir… c’est toujours comme ça, pourquoi c’est toujours eux à gagner, pourquoi ? Turiddu on n’a pas réussi à gagner, il en fallu de peu qu’on y arrive …on n’y arrive jamais. Toujours on perd, toujours c’te tête baissée, y a pas de revanche. Parce que le jeu il est pas juste.
Briscola et trois sept, trois sept et briscola voilà c’ que c’est que Sciara… la briscola ça paraît un jeu facile mais c’est pas facile …moi j’y joue depuis que j’suis tout petiot, y a pas d’autre divertissement ici Sciara, ou tu bois une goutte de vin, ou tu joues aux cartes … moi c’est que j’y suis né dans c’ village, j’la connais morceau par morceau cette terre. Ou que tu te tournes c’est partout une terre de princesse, oui, de princesse ! Toute entière depuis le torrent jusqu’au mont S. Calogero, c’est à la princesse Notarbartolo de Palermo. La princesse est vieille maintenant, elle y vient même plus. Autrefois elle y venait l’été au moment de partager la récolte. Mais désormais pour ça, elle a qui s’en occupe : l’administrateur, le magasinier, ceux qui commandent et les gars des champs…tous mafieux, tais-toi! C’est eux qui font la loi. Briscola et trois sept! L’administrateur c’est un avocat de Termini Imerese, Marsala qu’il s’appelle, il prend les ordres de Palerme, il tient les comptes, répartit les tâches.
Après lui, celui qui a de l’importance  c’est le magasinier. Avant, le magasinier c’était Prestiagiacomo Giovanni, mais ils l’ont tué! Et alors sa place c’est Nino Mangiafridda qui l’a prise…c’est lui qui décide qui peut avoir de la terre et qui ne peut pas en avoir, qui doit travailler et qui non, il est le chef du magasin du château, c’est là que les paysans apportent le blé, les olives au moment de la récolte, et lui il pèse et paye comme bon lui semble, et malheur si quelqu’un trouve à redire.
Les gens ici à Sciara ne rient pas au contraire ils pleurent plutôt, tais toi ne parle pas! Et au lieu de ça je parle!
Au magasin on ne parle jamais, on reste muets! Tous muets, même eux. Seulement des signes, des menaces … des sourires qui ne sont pas des sourires, les yeux mis clos,  des bribes de syllabes.
Des lèvres serrées qui signifient je suis fâché mais je ne le manifeste pas, quand on se verra je te dirai le pourquoi…un geste par derrière : allez c’est bon, mais ce que t’as fait hier ça me plaît pas beaucoup … ça suffit comme ça, c’est terminé ne dis plus rien, n’imagine même pas me dire quelque chose, tiens allez…disparais….disparais !  Et l’autre disparait…
Et de l’autre côté seulement des silences, c’est quoi, de la peur ? Oui… de la peur, c’est comme si les paysans n’existaient pas, sans espoir, comme si eux aussi étaient des oliviers ou des pierres.
Seulement voilà Turiddu Carnevale se mit en tête de crier, de faire entendre la voix de ces pauvres gens, “avec la parole on vainc la peur, si quelqu’un lève la tête et les regarde au fond des yeux ces gars là, toute leur morgue disparaîtra” disait Turiddu. “Si quelqu’un lève la tête, peut être qu’un autre aussi lèvera la tête et puis un autre, et avec la tête haute on voit clairement la route et on peut aller loin.”

Antonio Costa
Lutte et réforme

Sur les deux mille cent hectares du Fief de Sciara appartenant à la princesse Notarbartolo, sept cents hectares reviennent aux paysans. Les mesures et les calculs ont été faits depuis un bon moment déjà. Mais pour ce qui est de les attribuer personne ne s’en occupe.
Ça fait déjà sept ans que la loi est passée, les terres non exploitées doivent revenir aux paysans. Pourquoi ceux qui ont des terres ne la cultivent même pas. Ils la laissent pleines de branches, pierres et chardons.
À présent souffle un vent nouveau qui nous tire vers toutes les directions, il y a une frénésie, est ce à cause des paroles de Carnevale, est ce à cause des camarades qui arrivent de Termini, de Palermo pour faire des discours. A présent nous sommes nombreux comparé à nos premières réunions à la section dans la maison de Polizzi.
Salvatore est un flot de paroles, il explique à tout le monde le socialisme et les réformes, il a la tête dure, mon père disait que c’est des discours dangereux, qu’il faut faire attention, parce que de peau on n’a qu’une, tu ne sais pas comment ils finissent les socialistes? La mafia en a assassiné plus de trente dans les cinq dernières années.
Mais il y a la loi, et nous nous sommes du côté de la raison!
Salvatore n’est pas une tête brulée, Totò pense que si nous restons unis ils ne peuvent rien nous faire, ils ne peuvent pas nous arrêter! Il faut leur faire comprendre à ceux-là qui ne veulent rien savoir de la loi que nous on ne reculera pas.
D’ailleurs, il y a deux ans quand il y a eu la lutte pour la répartition des récoltes, même alors il y en avait beaucoup qui disaient: qu’est-ce que vous faites? Qu’est-ce que vous voulez? La répartition c’est pas elle qui fait la loi, la loi c’est Mangiafridda et compagnie qui la font, pour le compte des propriétaires, la loi c’est eux qui la font! Mais cette fois là les paysans restèrent unis et si maintenant celui qui travaille le blé et ramasse les olives reçoit soixante pour cent de la récolte, c’est grâce à cette lutte là. Et maintenant on doit aussi mener la lutte pour la terre.
Tant que la loi est écrite sur le papier, les mafieux s’en fichent, ils espèrent que la loi ne s’applique pas, qu’année après année les gens se résignent et que tout reste en place. Mais s’ils nous voient unis, décidés à la prendre pour de bon cette terre qui nous revient, alors ils commencent à comprendre que la tyrannie n’est pas un droit et que si quelqu’un a le pouvoir entre ses mains il ne peut pas fabriquer les lois à sa convenance.

Antonio Costa
Père

Le soir quand je rentre à la maison, mon père … est au courant.
Le rouge lui est monté au visage, ma mère ne respire pas, elle a peur que je ne reçoive un coup de pied, mais quoi tu veux le tuer ton père? Mais qu’est ce que tu fais tu ne comprends pas ? Ces gens là ils sont tous communistes…ils mangent les enfants, c’est même pas des bons chrétiens … ces gens là ils ne veulent pas travailler…
Ce n’est pas ça, les choses doivent changer, je suis un homme à présent.
Mais qu’est ce que tu racontes… hurle on père, quoi changer les choses ? Qui dit ça Sabbaturi Carnevale, il doit avoir son intérêt, ils lui donneront un bout de terre, de l’argent, ils l’achèteront. Tu verras où il se les mettra les droits, les lois, la division …et si au contraire il a la tête dure et il ne cède pas il finira mal comme les autres, parce que là où il n’y a pas la mafia, il y a la police pour y penser, comme sur le continent, parce qu’il en est tombé des morts sur la terre ces huit dernières années ans … en Lucanie, dans les Pouilles, dans la Calabre et partout.
Tu le sais bien que ces types là ils traînent dans les rues, les murs ont des oreilles et les fenêtres mille yeux. Ces types là ne rigolent pas, tu sais combien il durera c’t changement? Tu sais ce qu’ils y gagneront les paysans, avec les terres de la baronne? Moi j’ai même pas eu le temps de me mettre à étudier que je devais déjà maintenir une famille, tu les vois ces mains là, regarde les, j’ai peiné toute une vie pour me retrouver avec un communiste à la maison …j’avais reçu une gifle sur la bouche, j’étais resté là à regarder mon père.
Ceux qui devaient donner les terres ne nous les donnaient pas, et moi je n’avais rien à voir avec ça ? Pourquoi mon père ne s’unissait pas aux autres, ne faisait pas entendre sa colère? Que pour sûr toute sa vie s’était perdue dans les champs. Dans les champs on peut s’habituer à la douleur, à l’effort, à la fatigue que tu imagines faire passer avec le repos du lit, non! Ça ne marche pas comme ça. Parce que la fatigue celle qui grandit avec la misère, celle de l’âme c’est quelque chose qui te prend petit à petit presque sans que tu t’en aperçoives, qu’à vrai dire tu as trente ans mais tu es déjà vieux, avec les cheveux qui commencent à blanchir, avec les mains qui gonflent et ne sont plus capables de bouger si ce n’est pour prendre une pioche, au manche si brillant qu’elle glisse toute seule, la douleur te vole tes désirs, t’empêche de penser que tu devrais vivre et au lieu de ça tu passes dans cette vie. Regarder ma mère, mon père et ressentir la douleur et l’effort de leur restituer le sens d’une vérité trop grande, cela m’empêche d’imaginer une réponse.
Mais le matin de l’occupation ce fut un matin spécial, le premier matin d’hommes libres. Je regardais ces visages burinés par le soleil, tous ces drapeaux rouges, comme une image imprimée sur les livres d’école, mais dans les livres d’école il n’y a pas les noms des paysans qui meurent sans se lamenter, il n’y a pas les Giovanni Cutrupi, les Calogero Pandimele, les Serafino Melita,  qui sont ils ? Personne ! Ce sont tout simplement des gens qui ont travaillé, qui ont courbé l’échine au travail, qui n’ont rien vu, à part les champs des autres bien entendu, à part le travail pour les autres. Qui ont marié leurs enfants en mettant de côté un sous après l’autre en économisant sur le manger, les vêtements, la vue, sans s’acheter une paire de lunettes, parce que vous avez déjà vu quelqu’un piocher avec des lunettes vous ? Voilà il était comme ça mon père, un de ceux là. Qu’à vrai dire ce matin là il n’était pas là. Mais qu’il était quand même courageux à peiner comme un mulet pour nous rapporter de quoi manger et pour me faire étudier.
Et même si lui n’était pas là, personne n’aurait pu dire que les Costa se défilaient, parce que j’y étais moi Antonio Costa, l’étudiant …celui qui ne la travaille pas la terre.

Maria
L’amour

Moi je ne l’ai pas du tout cherché, quand une chose elle doit t’arriver et bien elle t’arrive. J’ai vingt deux ans, mon nom c’est Maria, parce que je suis née le jour de l’immaculée conception. Moi je suis allée à l’école et je suis chanceuse parce qu’au village presqu’aucune fille n’est allée à l’école. Je me sens toute bizarre depuis quelques mois … parce que dès que je fais quelque chose tout de suite ma tête s’en va ailleurs… c’est… c’est que je suis amoureuse. Moi je ne l’ai pas du tout cherché, c’est arrivé. Salvatore Carnevale qu’il s’appelle, mais au village on l’appelle aussi Sabbaturi, Totò, Turiddu, Sasà…c’est que quand il me r’garde je sens que mes jambes tremblent, j’ai demandé à Donna Flavia, elle m’a dit que l’amour c’est autre chose et que moi j’étais juste un peu faible en ce moment, mais c’est pas ça.
A mes parents je n’ai rien dit, parce que la dot n’est pas prête, il me faut un trousseau. Il faut douze paires de draps, les serviettes, les couvertures, les taies et la chemise de nuit pour la première fois, on a le temps dit ma mère on a le temps… quand Totò me parle il n’arrête pas de bouger, tu le regardes et tu penses à un chat qu’a faim, il fait un pas en avant et un pas en arrière, moi je voudrais l’arrêter, ses yeux sont noirs comme deux olives, profonds comme un puits, il me prend une chaleur quand il m’ parle, quand il m’ regarde il pourrait même y avoir un tremblement de terre que je ne m’en apercevrais pas … moi Totò je l’ai connu dans les champs… Dans les champs on y est allé pour l’occupation des terres, moi j’y suis allée avec mon père, on s’est assis comme ça au hasard, les hommes se mettent à fumer, à parler de politique tout autour de Totò, nous les femmes nous coupons le pain parce qu’après on doit manger, le pain avec les aubergines il aime ça Totò, le pain même s’il est dur avec les aubergines il devient comme un gâteau de fête, il y a aussi un petit orgue, le tambourin et Nino chante fort, des chansons de la campagne, des chansons d’amour…et voilà qu’on tourne et qu’on danse!!! Turiddu se retrouve par hasard devant moi, la terre se soulève dans les airs même qu’il n’est plus besoin de la piocher, Totò me regarde et on tourne ensemble et moi je voudrais que ça ne s’arrête jamais et peut être à cause du vin peut être à cause de la danse j’ai la tête qui tourne et alors je ris, ris même que mon père me regarde de travers … Totò me dit que même s’il m’aime, il dit que pour l’heure il ne peut pas s’engager, qu’il y a trop de choses dans l’air, que les temps sont difficiles, que les camarades ont besoin de lui, parce que lui ne sait pas combien de temps cette lutte va encore durer, et moi je pourrais me retrouver toute seule, oui c’est possible, mais moi aussi j’ai besoin de lui, au diable les camarades!! Au diable la lutte!!…Totò! cette nuit j’ai fait un drôle de rêve … j’étais dans les champs toute seule et j’allais laver le linge, un corbeau tournait dans le ciel, et de temps en temps il criait fort comme s’il parlait, à un moment donné j’entends une voix, une espèce de plainte, là derrière, derrière un buisson de ronces, alors je me lève et je vais voir, derrière il y avait…un tout petiot nu posé sur l’herbe qui criait et là tout près …un serpent, noir comme du charbon, et c’était comme si le serpent allait mordre l’enfant au cou d’un moment à l’autre. Jamais de la vie mon Dieu! J’ai été rapide comme l’éclair, j’ai pris l’enfant dans mes bras et je me suis éloignée, mais le serpent me suivait, je pressais le pas et j’avais le serpent toujours derrière moi, alors j’ai pris peur car le serpent n’était plus un seul mais ils étaient dix, vingt, je suis devenue toute pâle et j’ai commencé à courir, je me suis rapprochée du fleuve où j’avais laissé le linge qui à présent était…était rouge comme si au lieu de le laver je l’avais teint avec des mûres… Je ne sentais que cet enfant entre mes bras, il était nu, le corbeau criait fort, et puis je me suis réveillée toute en sueur. Le jour d’après je l’ai raconté à Totò…ce sont des superstitions il m’a dit… de mauvaises pensées, n’y pense plus. Mais c’était comme en vrai Totò comme en vrai…moi j’ai peur, comme tes mains sont chaudes… ce sont des mains d’homme, des mains qui te serrent, et alors moi je l’embrasse, je l’embrasse une deux trois quatre fois, je me perds, je ne sais plus quelle est il est. Je dois rentrer à la maison? Est-ce qu’ils m’attendent? Il me regarde me sourit, ils sont bien loin les luttes, les paysans, agrippée à lui je sens son cœur qui bat, le cœur de Totò fait du bruit comme une grosse caisse comme celle des fanfares qui viennent pour les fêtes, je suis heureuse et je pleure, mais quand on est heureux on devrait rire, alors je pleure et je ris et lui il me serre fort, c’est ça l’amour ? Ce retournement de tripes, cet épuisement, cette brûlure à la bouche de l’âme qui n’est pas une douleur, ce vertige, à me faire tomber au sol d’un moment à l’autre, même que je tombe et je ne me relève pas, moi aussi je t’aime. Je retire mon chemisier et je l’embrasse encore… mon amour… je ne l’ai jamais embrassé un homme, si mon père savait ça?! Totò deviendra quelqu’un d’important, il sera mon mari, mais pas maintenant, après, après, quand toutes ces questions là seront terminées, il m’épousera, et nous ferons des enfants quand il y aura plus de justice, pas maintenant, maintenant non.

Traduit et présenté par Federica Martucci.

Sciara. Funérailles de Salvatore Carnevale en 1955. Photographe inconnu.

Pour aller plus loin:

  • La dernière Ruse, une autre Iliade (extraits 1 et 2), de Massimo Barilla et Salvatore Arena.
  • La rubrique théâtre-récit de ce site.
  • Un dossier en italien sur Salavatore Carnevale (1922-1955).
  • Carlo Levi, Le parole sono pietre, Turin, Einaudi, 1955. Par l’auteur de Le Christ s’est arrêté à Eboli. Dans ce livre sur les luttes sociales en Sicile, une partie est consacrée à la mort de Salvatore Carnevale. Non traduit en français.
  • Un uomo da bruciare (1962), un film de Valentino Orsini, Paolo et Vittorio Taviani. Avec Gian Maria Volontè dans le rôle de Salvatore Carnevale. Sortie en France en 1967.

 

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