Le monde coupé en deux, Terraferma d’Emanuele Crialese, par Olivier Favier.

 
À 42 kilomètres au Nord-Est de Lampedusa -l’île de Respiro (2002), le film qui a rendu célèbre en France le cinéma d’Emanuele Crialese- s’étend, si l’on peut dire, une île rouge et volcanique, de quelques kilomètres carrés et de quatre cent vingt habitants, avec onze kilomètres de côtes et de longues plages de sable noir: Linosa. Dans le film Terraferma, auquel elle sert de décor, elle n’apparaît toute entière que dans un plan aérien, alors que la jeune mère aux traits altiers, accueillie sur ses côtes par un vieux pêcheur, s’efforce de consoler son fils. Ce dernier refuse sa petite sœur de quelques jours à peine, parce qu’elle n’est pas le fruit de l’amour. De cette île minuscule et survolée comme en rêve, nous voici alors portés, en imagination, vers les terres que tous deux ont fui après un long voyage, loin, très loin vers le sud, dans une Corne de l’Afrique autrefois italienne, où règnent toujours, étrange reflet des choses, la même beauté austère et un pareil dénuement. Sauf que là-bas, loin des confins du monde occidental, la vie est devenue cauchemar.

Emanuele Crialese est un conteur. Pour dire l’histoire de ce qui n’est plus la grande émigration de son précédent film, Golden Door (2007), où l’Italie partait à la conquête d’une vie meilleure, mais un exode biblique à travers le désert de Libye -une ancienne colonie italienne elle aussi- il n’a pas choisi le documentaire. Il ne s’est pas posé, loin s’en faut, en héritier du néoréalisme. On ne saura rien ou presque du voyage de Sara, de ces camps qu’en 2009, Khadafi a installé sur la côte pour contenir les migrants –curieux écho par ailleurs des camps que les fascistes avaient ouverts, eux, il y a près d’un siècle, pour y parquer les Libyens. Rien non plus, ou si peu, de ces bateaux qui portent chaque été leurs cargaisons de vies humaines, ignorées des navires militaires censés veiller à la démocratisation rapide du sud méditerranéen. Ce qu’on découvre en revanche, et que les journaux ne nous montrent pas, et que la presse a boudé pour une part importante de l’autre côté des Alpes, c’est l’universalité de la tragédie -ou de l’épopée, selon que l’on y réussit ou pas- vécue par des milliers d’hommes et de femmes en quête d’un monde sans dictature, sans guerre, sans famine et sans épidémie. Sara incarne cette figure de l’ailleurs, forcément noble pour tout imaginaire encore pur, naïf pourrait-on dire: à la Renaissance on le sait, les Aztèques accueillirent les Espagnols comme des Dieux et les tsiganes furent reçus dans les cours d’Occident en émissaires royaux d’une Inde présumée fabuleuse. Les autres personnages nous viennent d’un monde d’images gréco-latines -qui en Italie sont toujours familières. Le jeune homme -le petit garçon de Respiro et l’adolescent muet de Golden Door- redonne ici son personnage de satyre ou de faune, quand le grand-père pourrait bien être un double de Neptune et la mère l’incarnation même de la femme, un prolongement d’Anna Magnani -ou de Valeria Golino, l’inoubliable Méduse de Respiro : le cinéma, on le sait, invente ses propres mythes.

Pour ce faire, il faut, dans un monde d’images, s’en saisir pour les pousser jusqu’à l’archétype, autrement dit jusqu’à ce sens dont elle sont le plus souvent médiatiquement vidées. Sur ce point le travail d’Emanuele Crialese n’est pas sans rappeler les visions d’un Stanley Kubrick. Comme ce dernier, il peut donner l’impression d’un langage immédiatement perceptible, jusqu’à la transparence, et il faut du temps pour ressentir à quel point son œuvre creuse en nous et se fixe, ne nous quitte plus. C’est le sceau d’un grand réalisateur. Ici, par exemple, quelques cadres -l’arrivée des touristes depuis la « bouche » d’un ferry-boat- le rôle donné à la jeune Martina Codecasa, quelques données du scénario, sont directement inspirés de Sul Mare (2010) de Massimo d’Alatri. Pour autant, Emanuele Crialese donne à chacune de ses suggestions une valeur nouvelle, une force qui jusque là semblait n’exister qu’à l’état de potentiel.

Le générique de fin fait entendre -les musiques de ses films sont toujours très soignées- une magistrale reprise de Noir désir par Sophie Hunger. Ces  vers en particulier: “Ce qui peut frapper à ta porte. Infinités de destins / on en prend un / qu’est-ce qu’on en retient un dis / le vent l’emportera.” Le geste fatal qui, en 2003, a signé celui de Bertrand Cantat pour toujours, semblait un camouflet cynique à un trop de lucidité tout entier livré dans ces mots. Il est difficile aujourd’hui d’y repenser sans malaise. Avec ce film, Emanuele Crialese leur a, parmi tant d’autres choses, redonné leur émotion première. Dans ce monde qui est deux mondes, l’un qui peut se déplacer et l’autre qui n’en a pas le droit, il a rendu leur statut de héros à ceux qui, de part et d’autre, transgressent la loi des hommes, comme Ulysse était chanté naguère d’avoir osé défier les Dieux.

Avant même que le monde ne se sépare en deux, les nomades ont presque toujours perdu. C’est un paradoxe de l’Histoire, car de Rome aux États-Unis d’Amérique, nombre de pays ou d’Empires vivent leurs origines au travers des voyages. Et c’est d’eux seuls que nous tenons nos rêves.

Cet article a été précédemment publié sur Médiapart en mars 2012.

Autour d’Emanuele Crialese:

  • La bande-annonce du film et d’autres informations sur le site de Bellissima -une société de production distribution spécialisée dans le nouveau cinéma d’auteur italien.
  • La reprise de Sophie Hunger (extrait de la Bande originale du film).
  • Après la pluie de René Aubry (autre extrait).
  • L’arrivée des Italiens à New York dans le film Nuovomondo (2007), sorti en France sous le titre de Golden door. Le premier film d’Emanuele Crialese, Once we were strangers (1997), racontait déjà l’histoire de deux immigrants à New York, un Italien et un Indien. Film complet en italien (à redécouvrir).
  • Respiro (2002). Film complet en italien.

Un rapide coup d’œil sur les affiches de Nuovomondo (Golden door) et Terraferma, qui abordent pourtant le même sujet à deux époques différentes, suffit à montrer combien les conditions d’émigration pour certains se sont dégradées en un siècle. Le bateau de pêche de Terraferma, d’où les touristes plongent au cours d’une excursion en mer, rappelle en les détournant les très nombreuses images d’esquifs souvent plus frêles et beaucoup plus remplis, qui tentent la traversée de la Méditerranée. La troisième affiche, celle du film de Gianni Amelio, nous montre une réalité en quelque sorte intermédiaire, aujourd’hui révolue.

Cinéma italien et immigration, quelques films:

  • Lamerica (1994), de Gianni Amelio. Sur l’immigration albanaise. Le premier grand film sur l’Italie comme pays d’immigration.
  • Quando sei nato, non puoi più nasconderti (Une fois que tu es né) (2005), de Marco Tullio Giordana.
  • Io sono li (La petite Venise) (2011)d’Andrea Segre. Voir aussi son excellent documentaire Mare chiuso (2012).
  • La bella gente (2011), d’Ivano De Matteo.
  • Ali ha gli occhi azzuri (Ali a les yeux bleus) (2012), de Claudio Giovannesi. Un premier film exceptionnel en sortie en France en décembre 2013.
  • D’autres films ont été présentés à l’Institut culturel italien de Paris durant la direction par intérim de Carmela Paternoster.

Premier film

 Pour aller plus loin:

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