Reportage Tchernobyl (l’incident), par Roberta Biagiarelli et Simona Gonella.

 

Les hommes en chemise blanche voulaient voir quelle était la limite, jusqu’où on pouvait arriver.
Ils voulaient mettre le réacteur au minimum comme on fait avec le moteur des automobiles.
Enlever l’eau, pour avoir le moins de vapeur possible et voir si le peu d’énergie qu’il reste suffit à faire fonctionner le système de secours.
Un test pour comprendre ce qui se produirait en cas de panne.
Mais ils ont trop tiré sur la corde, à un moment donné ils sont allés vraiment trop loin, nous avons su ensuite que cette nuit-là, dans la salle de contrôle, il n’y avait que des électriciens et pas un seul physicien,
que ce réacteur était mal conçu du départ: si tu le fais tourner au minimum, il entre en crise,
c’était un test qu’il ne fallait pas faire justement, nous l’avions proposé à d’autres centrales et elles avaient refusé de le faire
et les techniciens de Moscou, les responsables de l’agence soviétique pour l’énergie nucléaire avaient approuvé le test sans trop se poser de questions.

On avait dit à l’Institut que ce qu’il y avait à l’intérieur du réacteur ne devait jamais en sortir et qu’il n’arriverait jamais rien parce qu’il y avait une seule chance sur des milliers et des milliers.
Une seule chance… et si cela se produisait?

3 heures du matin… 4 heures… Et lui qui ne revient pas… 5 heures… à 5 heures nous avions prévu d’aller planter des patates chez ses parents.
La ville de Pripyat et le village de sa famille sont distants de 40 km.

On devait partir à 5 heures au plus tard, à 5 heures, à 5 heures, nous ne pouvions partir plus tard que 5 heures…

Le test avait commencé à onze heures du soir
ils avaient mis le moteur au minimum
comme on fait avec les automobiles
Le réacteur ralentit, ralentit
ralentit un peu trop

il faut faire remonter la puissance
sinon l’expérience ne réussit pas.

À une heure la puissance est remontée.
Mais ils ont fait quelques dangereuses manipulations
Il vaudrait mieux s’arrêter
renvoyer le test à plus tard
mais ils continuent:
Il a été prévu aujourd’hui et nous devons l’effectuer aujourd’hui
ce n’est pas une centrale comme les autres:
elle fournit de l’énergie à presque toute l’Ukraine.

Ils enlèvent l’eau!
Le réacteur crie, il a soif
Il ne peut pas rester sans eau
Mais les hommes avec la chemise blanche ne l’écoutent pas: ils éteignent le signal d’alarme
« Tais-toi réacteur et fais-nous aller plus loin! Nous sommes en train de faire un test! »

Et comment descendre à toute vitesse
après avoir coupé les freins de la machine?

Il y a trop de puissance!
Fais descendre les barres de graphite, fais descendre les barres de graphite!
Maintenant il ralentit trop!
Remonte les barres, remonte-les!
Il faudrait s’arrêter.

Ils sont à un carrefour
À gauche il y a une route qui descend, à droite une autre qui monte.
Ils s’engagent dans la descente.
Ils avancent.

6 heures, 6 heures du matin et il ne revient pas, 7 heures…
À 7 heures on m’a appris qu’il était à l’hôpital.
Je m’y suis précipitée, mais l’hôpital avait déjà été isolé, on maintenait les gens à distance. Ils ne laissaient passer que les ambulances. Les agents nous criaient: ne vous approchez pas des véhicules, ils sont tellement radioactifs qu’ils bloquent les détecteurs au maximum de l’échelle. J’étais avec toutes les femmes des hommes qui se trouvaient à la centrale cette nuit-là. J’ai vu un médecin que je connaissais, je l’ai retenu par la chemise:
-Laisse-moi passer!
-Impossible! Il est mal en point. Ils sont mal en point, tous autant qu’ils sont.
-Je veux juste le voir, le voir au moins.
-D’accord, mais en vitesse, et pas plus de 20 secondes.

Je l’ai vu tout gonflé, tuméfié… Je ne voyais presque plus ses yeux…

À l’intérieur du réacteur les choses ne vont pas mieux
Cette nuit le réacteur est blême.
Martyrisé par les expériences
Dans la salle de contrôle les techniciens sont prêts pour la phase finale du test:
fermer tous les circuits qui pompent l’eau à l’intérieur du réacteur

une autre alarme

c’est le dernier cri

on la coupe elle aussi:
c’est comme si on arrachait le frein à main.
Comment tu fais, alors, pour t’arrêter à la fin d’une descente?

La pression de la vapeur monte
Les veines du réacteur battent des pulsations folles
Dix secondes, dix autres secondes,
Il monte, il monte, il se cabre.

L’ordre est donné d’appuyer à fond sur le bouton d’arrêt automatique
Celui qui introduit toutes les barres de graphite pour bloquer la réaction

Alors descends toutes les barres, toutes les barres! Arrête tout, immédiatement.

Mais les barres ne descendent pas cette fois.
La casserole a été déformée par l’excès de chaleur et les barres se bloquent.

La pression de la vapeur monte.

Un grondement!!!

Explosion thermique de la vapeur. Les mille tonnes du toit du réacteur volent en l’air.
Un moment plus tard une seconde explosion. L’oxygène entre en contact avec les gaz.

Des gravats retombent partout.
Des morceaux de ciment s’abattent sur la salle des machines. Des centaines de pastilles d’uranium comme des fleurs tombent dans le pré.
La graphite s’enflamme. Des flammes, de la fumée et de la radioactivité sortent dans l’air de l’édifice éventré.
Le cœur du réacteur brûle.

Nous sommes le 26 avril 1986 à une heure vingt-trois minutes et quarante-huit secondes

Tcherno-Byl. En russe: ce qui a été obscur.
Tchornobyl. En vieil ukrainien: ABSINTHE.

Le destin est dans le nom?

Traduit par Olivier Favier.

Nikadai Yanchin, un "liquidateur" biélorusse, photographié par Paul Fusco.

Pour aller plus loin

  • L’émission d’Arrêt sur images du 25 avril 1999, « Nucléaire, un si long silence » , en libre accès en ligne.
  • Le site du Réseau sortir du nucléaire.
  • Le site de la compagnie Babelia avec la fiche du spectacle, en italien.
  • Signes de Biélorussie, exposition de Pascal Colrat au Centre Georges Pompidou en 2002.
  • Paul Fusco, L’héritage de Tchernobyl. Un reportage.
  • Tchernobyl: conséquences de la catastrophe pour l’homme et pour la nature. Le résumé d’un livre paru à Saint-Pétersbourg en 2007.
  • En réaction à la catastrophe en cours au Japon, les médias français n’évoquent le plus souvent que Three Miles Island (1979) et Tchernobyl (1986), l’un et l’autre éloignés dans l’espace et le temps. L’incident du 25 juillet 2006 à Forsmark a pourtant placé l’Europe à 7 minutes d’un danger extrêmement sérieux.
  • Un documentaire de 2008 diffusé pour la première fois sur Arte le 25 mars 2011: RAS nucléaire, rien à signaler. Extrait de la présentation: « On les appelle les « jumpers », ils sont chargés d’entrer dans le générateur de vapeur pour obturer les tuyaux qui le relient au réacteur nucléaire. Séjour maximum autorisé : de 90 à 120 secondes, sous peine de surdosage radioactif ! Ils font partie de la masse des ouvriers intérimaires et sous-payés, chargés de maintenance dans les centrales nucléaires (décontamineurs, mécaniciens, contrôleurs…). Des travailleurs de l’ombre qui, avec ce film, sortent pour la première fois du silence pour dresser un tableau inquiétant d’un des fleurons de l’industrie européenne. Depuis la libéralisation des marchés et la privatisation des groupes énergétiques, les conditions de travail semblent en effet se dégrader, au mépris de la santé des ouvriers et de la sécurité. »

Quelques livres:

  • Svetlana Alexeievna, La supplication Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse., JC Lattès, Paris, 1999.
  • Igor Kostine, Tchernobyl confessions d’un reporter, Les Arènes, Paris, 2006.
  • Günther Anders, La menace nucléaire: considérations radicales sur l’âge atomique, Le serpent à plumes, Paris, 2006. Günther Anders, malgré sa condition de juif allemand ayant quitté l’Allemagne nazie pour les États-Unis, considère dès 1945 que la plus grande défaite de l’homme durant la seconde guerre mondiale restera les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. Militant antinucléaire infatigable, il a écrit un essai à la suite de la catastrophe de Tchernobyl qu’on trouvera reproduit dans ce volume.
  • Bella et Roger Belbéoch, Tchernobyl, une catastrophe, Paris, Allia, 1993. Épuisé mais disponible en PDF.
  • Roger Belbéoch, Tchernoblues, De la servitude volontaire à la nécessité de la servitude, Paris, L’esprit frappeur, 2002. Voir aussi le site de Lady Long Solo.
  • Youri Bandazhevsky, La philosophie de ma vie, Journal de prison, Tchernobyl 20 ans après, Jean-Claude Gawsewitch, 2006.
  • Wladimir Tchertkoff, Le crime de Tchernobyl Le goulag nucléaire, Actes Sud, Arles, 2006.
  • Grigori Medvedev, La vérité sur Tchernobyl, Paris, Albin Michel, 1990.
  • Sous l’épaisseur de la nuit, Documents et témoignages sur le désastre de Tchernobyl, ACNM, Paris, 1993.
  • Annie Le Brun, Perspective dépravée, entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, La lettre volée, Bruxelles, 1991. Dans cet essai conférence, Annie Le Brun montre comment le monde a glissé après 1945 du fantasme de la fin du monde à son possible humain.

Un extrait de ce dernier livre:

« La question qui se pose aujourd’hui est de savoir le danger que nous courons à nous priver de cette étrangeté vers laquelle le sentiment de la catastrophe nous entraînait, jusqu’à faire de cette nécessité une part de nous-mêmes nous reliant à un autre temps, à une durée éloignée de la mesure humaine pour nous jeter au cœur de ce qui est, là où nous sommes aussi la terre, l’eau, l’air ou le feu. Une part de nous-mêmes qui nous fait cruellement défaut, au moment où les catastrophes qui nous menacent semblent toujours liées au fait, pour parler vite, que le feu n’est plus le feu, l’air n’est plus l’air, la terre n’est plus la terre… Car c’est paradoxalement de cet apprentissage de l’inhumain que les actuelles catastrophes, réelles ou imaginaires, nous privent. »

Deux autres extraits de Reportage Tchernobyl:

Merci à Bérengère Desmettre pour son aide et ses indications.

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