Mai Morti (Debré Libanos), par Renato Sarti.

 

Mai morti était le nom d’un des plus terribles bataillons de la Decima Mas, unité d’élite nazifasciste spécialisée dans la lutte contre les partisans. Le spectacle est le rituel vestimentaire d’un ancien «combattant» de ce bataillon, jamais repenti, qui repense avec nostalgie à la glorieuse époque de la République de Salò, et qui endosse à nouveau son uniforme pour assurer aujourd’hui «l’ordre public» en combattant les tsiganes, drogués et immigrés. Il s’abandonne alors à des souvenirs «sacrés, lointains, chers». Il évoque les actions de l’Ettore Muti, groupuscule fasciste auquel Mussolini donna le statut de légion autonome et qui resta tragiquement dans la mémoire collective de la ville de Milan pour la férocité des tortures qu’elle infligea aux antifascistes. Il revit le massacre de la communauté copte de Debré Libanos, où en 1937 le Vice-roi Rodolfo Graziani et le général Pietro Maletti Senior tuèrent plus de 2000 fidèles, fait référence à l’utilisation massive des gaz sur la population civile africaine et évoque les plus terribles actions de la Decima Mas dans le Canavese et dans le Frioul en 1944. Mais le passé très proche de l’Italie et le présent animent aussi ses rêves de grandeur: de Piazza Fontana jusqu’au G8 de Gênes et la mort de Carlo Giuliani.
Créé après avoir constaté, en organisant des rencontres dans les lycées de la péninsule, que les jeunes italiens connaissaient mal l’histoire de leur pays, le spectacle veut régler ses comptes avec un passé qui trouve encore des répercussions aujourd’hui, dans des actes de violence contre les populations marginalisées.
Le spectacle, dont la version complète fut représentée pour la première fois en Février 2002 au Teatro dell’Elfo de Milan, remporta un grand succès en Italie, mais suscita aussi des réactions violentes : à Rome, le 22 Avril 2002, de jeunes néo-fascistes, guidés par la conseillère Alleanza Nazionale Barbara Saltamartini, tentèrent d’empêcher la représentation au théâtre du Vascello.

Ève Duca

 

DEBRÉ LIBANOS

 

Addis-Abeba. Nouvelle fleur. Les grenades qui ne le manquent qu’en partie lors de l’attentat du 19 février 1937 ne sont pas, pour Rodolfo Graziani, une poisse, mais une véritable bénédiction.
Depuis un bout de temps il ne fait qu’envoyer télégrammes sur télégrammes : «Brûlez et détruisez tout ce qu’il est possible de brûler et de détruire.» «Nous devons continuer l’œuvre inexorable de destruction totale.» Et enfin: «On ne pourrait trouver meilleure occasion que l’attentat pour se débarrasser d’eux.» Alors que…
alors que les nuits suivant l’attentat des quartiers entiers d’Addis−Abeba resplendissent comme en plein jour des lueurs des cases livrées aux flammes par milliers.
Alors que…
alors qu’il se révèle impossible de compter le nombre de camions et de voyages nécessaires pour déblayer la ville des trois-mille cadavres dispersés le long des routes en seulement trois jours. Alors que…
alors qu’on procède à l’élimination physique d’une grande partie des représentants de l’intelligentsia éthiopienne, on les déporte par centaines en Italie : la fille d’Hailé Selassié en personne finit à Turin avec ses enfants. Alors que…
alors que Graziani télégraphe, Mussolini approuve: «Que tous les conteurs, magiciens et devins» subversifs qui, par ailleurs, prônent le retour en grandes pompes du Négus, « soient» – et ils le sont en effet- «livrés aux armes». Alors que…
alors que dans l’ensemble du royaume de Shoa les représailles atteignent les six-mille…dix-huit-mille morts…
alors que tout cela se passe, à 90 km d’Addis −Abeba…À 90 km d’Addis−Abeba, aux moines de la communauté copte de Debré Libanos, réduite à l’épuisement et à la famine, apparaît, comme dans un conte de fées, une formation de carabiniers qui ne fusillent pas, n’incendient pas, ne violent pas, n’écartèlent pas les femmes enceintes, n’émasculent pas, mais…mais offrent de la nourriture, de l’argent, et prennent leur défense… Bah!
Peu importe si aucune activité subversive n’a été prouvée à Debré Libanos. Le 7 mars déjà, Graziani sait ce qu’il veut: «Je veux que l’on m’assure que le monastère entier passera un mauvais quart d’heure.» Oui, mais quand? Le 20 Mai? Trois mois après l’attentat? Pendant la célébration de la Saint Mikaël? Ahh… Je comprends, Graziani, même de son lit d’hôpital… quel génie! Le 20 Mai, tous accourent pour vénérer, conservé dans une urne dorée, le pied brisé du saint… Le 20 Mai, la Saint Mikaël, ruée de fidèles et de pèlerins assurée.
Se sentant protégés par la garnison de caramba, que font les naïfs coptes? Ils invitent les fidèles des zones alentours à venir plus nombreux que jamais, et, pour augmenter l’affluence, pensent même à faire des paquets cadeaux.
Parfait bureau de propagande pour un massacre, ils n’imagent pas que, d’ici peu, ce ne sont pas les troupes d’un officier quelconque qui viendront, mais − un nom, une garantie : comment l’un de ses enfants pourrait-il être un raté? –Pietro Maletti Senior, l’Attila du Shoa, Général. C’est lui-même qui note méticuleusement: cent quinze mille quatre cent vingt – deux cases incendiées, deux-mille cinq-cents vingt-trois trucidés.
Alors que l’on est en pleins préparatifs, la menace de ce carnage apparaît en rêve à un ermite qui vit dans une grotte non loin de là. Il se précipite, avertit, hurle, crie, tente de persuader, mais finalement, ignoré, il s’enfuit seul.
Le piège…le piège se referme, inexorable, le matin du 18. Les pèlerins les plus fervents qui arrivent deux jours en avance se retrouvent face aux troupes de Maletti positionnées sur les collines au-dessus du monastère. «Ce ne sont pas des images pieuses.» «Non, et ce ne sont pas non plus des icônes.»
Après une soigneuse perquisition, les pèlerins se retrouvent, dans l’après-midi, dans l’église de Saint Takla, plus bondée et scellée qu’une prison.
Gebre Mariam, l’administrateur du monastère, comprend aussitôt ce qui va se passer et cache une partie des enfants et de ses subordonnés dans le sous-sol d’un sanctuaire proche et plus sûr.
(Il ferme à clé un tiroir de la table et glisse soigneusement la clé dans l’une de ses poches.)
La première nuit se passe dans le calme. On prie. «Pour éviter l’enfer sur terre, à la tête de tes milices célestes, Saint Mikaël, descends une fois seulement de ton…J’te l’demande Saint Mikaël, descends que j’commence à m’cager d’ssus…».
Après deux jours d’affluence et arrestations, affluence et arrestations, affluence et arrestations continues, le matin du 21 mai les prisonniers sont conduits à Laga Wolde, un amphithéâtre naturel au milieu de collines et précipices où l’on peut hurler, se démener, pleurer, mitrailler à volonté, de toute façon, encaissée comme elle est, cette plaine magnifique est muette, aveugle, sourde.
Pour gagner du temps, plutôt que des bandeaux individuels, on fait tomber sur les têtes des fidèles que l’on a fait descendre des camions, une bâche noire conçue pour l’occasion. Un peloton d’askars se charge du coup de grâce et de préparer la bâche pour le tour suivant. Ça se passe sans encombre, rapidement.
À six heures de l’après-midi, au pied de la plaine, le lit à sec du torrent saisonnier Finch’a’a Wenz est teinté de la seule nuance de rouge…de la seule nuance de rouge que nous aimions.

(Pour lui-même)

Donc…faisons quelques calculs. Les pèlerins sont, par camion, entre trente et quarante. Il y a eu, pour sûr, trente-neuf voyages… (il calcule) Le calcul est vite fait ! Entre mille et mille-six-cents tués en une journée. Quatre-cent mille autres massacrés à Engecha, une autre plaine pas loin, dans des fosses communes soigneusement préparées cinq jours auparavant. Les fusils ne suffisent pas ? On mitraille. Dans l’extase du martyre, avant la rafale finale, certains diacres, convaincus qu’ils seront mi-ra-cu-leu-se-ment transportés tout droit au Paradis, lèvent vers le ciel des livres de David et des hymnes de gloire.
Par ailleurs, trente très jeunes diacres sont déportés à Danane, camp de concentration qui n’a rien à envier aux futurs camps plus connus. Sur les sept mille internés, moins de la moitié survit. Parmi eux, l’un des trente très jeunes diacres, Tebaba Kassa, douze ans. Alors je me demande : en Afrique, on a tué un million de nègres ? Minimum. Peut-être deux ? Ben, y’a pas d’eau, alors un Bureau d’Etat Civil…comment compter ! Disons un. Qu’est-ce que ça aurait coûté, mais qu’est-ce que ça aurait coûté − un de plus ou un de moins − d’éliminer aussi ce sale morveux, l’un des rares, sinon l’unique, à avoir assisté au massacre et à y avoir – ça oui, c’est mi-ra-cu-leux, pas comme un transfert au Paradis − et à y avoir survécu.

(Il se souvient de la clé et la sort de sa poche)

Ah…J’oubliais Gebre Mariam, l’administrateur. Après avoir enfermé les enfants et les subordonnés dans le sanctuaire proche, ce gros curieux ressort, pour voir ce qu’il se passe, ils le saisissent et le fusillent, et qu’a-t-il dans sa poche ? Dans sa poche, la clé de la lourde porte d’un sous-sol de monastère de je ne sais quelle époque. Si les coups de pied, de poings, d’épaules des adultes n’ont servi à rien, pensez-vous que – malgré la faim et la soif qui les dévorent − les petits ongles des enfants pouvaient égratigner une lourde porte de bois devenue dure comme la pierre ?
On les trouve, ça, pour les trouver, on les trouve. Quarante, quarante-cinq jours après. La rime est facile avec… (il ouvre le tiroir, prend un air horrifié et le referme immédiatement) comme des rats ils sont faits.
Quoi le Vatican? S’il les a oubliés? Mais puisqu’il ne s’en est même pas rendu compte ! Comment ça des martyres saints ou bienheureux? Mais quels Pape Pie, Pape Pacelli ou Monseigneur Stepinač ? Ils sont nègres, ils sont coptes, ils sont différents.
Et en effet, plus de soixante-dix ans après, on était bien loin d’un cippe «à la mémoire de», d’un sanctuaire d’albâtre ou travertin: tout ce que les chiens et les vautours avaient laissé était encore là, tout éparpillé, à la lumière du soleil, au grand air.
«Avec les nègres… » gribouillait une illustre plume du journalisme italien dans l’un de ses papiers de jeunesse «Avec les nègres on ne fraternise pas, on ne peut pas, on ne doit pas!»
C’est ce même Indro Montanelli qui affirmait qu’en Afrique nous n’avions pas utilisé les gaz. Bien sûr qu’on les a utilisés les gaz, et comment! D’accord, aujourd’hui on est scandalisé par trois sifflements contre un milieu de terrain nègre au stade, mais qu’est-ce que tu veux cacher, quoi, avec ce va et vient de télégrammes, déposés aux archives de l’État, entre Graziani et Mussolini, Mussolini et Graziani, et surtout entre Mussolini et Badoglio.
Après, si un historien de renommée internationale qui a dédié aux vingt glorieuses années de fascisme des milliers, milliers et milliers de pages, n’accorde qu’une ligne à l’utilisation des gaz, une seule ligne, page 734, eh bien…s’il n’en a pas le courage et qu’il est content comme ça, qu’il s’en félicite, De Felice !
Les gaz ! Le problème n’était pas de savoir s’il fallait les utiliser ou pas – là-dessus tout le monde était d’accord – le problème était la Société des Nations qui en avait interdit l’utilisation depuis 1925. Et Mussolini est donc contraint de 1) bombarder les hôpitaux de campagne, les postes de la Croix Rouge américaine, égyptienne, suédoise, anglaise. Ce sont eux qui espionnent pour Genève ! Les Anglais n’en croient pas leurs yeux, ils pensent que c’est une erreur, ils exposent un beau grand drapeau carré de 14 mètres sur 14 avec la croix rouge. Quand la croix est touchée en plein centre, alors là ils y croient ; 2) Envoyer de temps en temps des télégrammes comme celui du 5 Janvier 1937: «Suspendre l’utilisation des gaz jusqu’à la prochaine réunion de Genève…» Et le farouche Badoglio qui n’en à rien à foutre, répond quatre jours plus tard : «Utilisation de l’ypérite très efficace. Cris de terreur parmi la population.» Cris de terreur… Tu m’étonnes!

(Il prend un livre.)

Ypérite… ypérite …the mustard gaz, c’est comme ça que l’appellent les anglais, à cause de son odeur piquante, genre moutarde… (Il lit) «Ypérite : De tous les gaz, le pire. Sulfure bêta, de dichlorodiéthyle. Liquide à basse pression de vapeur, énergique, vésicant, à action toxique généralisée. Provoque des problèmes de circulation et la destruction du protoplasme cellulaire, la destruction des cellules. Si l’on boit de l’eau contaminée on meurt dans des cris atroces et deux jours après la peau se détache en lambeaux. Il est parfait, car il n’agit pas seulement sur la population, mais aussi sur le bétail, les fleuves, les pâturages et les lacs.»
Il y en a qui parlent de deux-mille bombes lâchées, d’autres de deux-mille cinq-cents, d’autres encore de trois-mille, en grande partie d’ypérite, pour un total de pas moins de cinq-cents tonnes.
À la fin des années Trente –curieux épisode– Attilio Terruzzi, alors Ministre de l’Afrique italienne, rend visite à Monseigneur Iannone, chapelain profès de l’Ordre Souverain de Malte, lequel, pour embellir l’allée de sa résidence, installe, en guise de jardinières, trente-deux vases coquets, hauts de deux mètres : «Mais…Ce sont des douilles de bombes d’ypérite qui ont explosé? Où diable les avez-vous dénichées?»
«Un peu par-ci, un peu par-là. Il y en a plein partout.»
«Emmenez ces douilles, et tant que vous y êtes, emmenez aussi Monsieur Iannone.»

Traduit par Ève Duca.

 

Rodolfo Graziani (1882-1955) se rend célèbre par la répression exercée contre la rébellion libyenne d’Omar El Mokthar de 1921 à 1931. Durant cette période, des camps de concentration sont mis en place le long de la côte libyenne. En 1934, il est remplacé par Italo Balbo. De 1935 et 1936, il commande les opérations militaires contre l’Éthiopie depuis la zone sud, la Somalie italienne. Il fait usage du gaz moutarde à grande échelle, multiplie les exécutions sommaires, recommandant de jeter les prisonniers depuis les avions pour impressionner les populations -méthode régulièrement reprise par l’armée française à Madagascar ou au Cameroun après-guerre. En 1940, Italo Balbo meurt dans un accident d’avion. Rofolfo Graziani prend le commandement des troupes en Libye où ses troupes sont battues malgré leur supériorité numérique. En 1943, il est le seul maréchal italien à rester fidèle à Benito Mussolini et devient le ministre des Forces armées de l’éphémère République de Salò. En avril 1945, il se rend à l’armée américaine. Jugé en Italie en 1948, il est libéré dès 1950 malgré une condamnation à dix-neuf années de prison. Il adhère peu après au MSI dont il devient le président d’honneur.

 

Pour aller plus loin:

  • Une biographie en italien de Renato Sarti sur le site du Teatro della Cooperativa.
  • À voir absolument: l’excellent documentaire de la BBC de 1989, Fascist legacy (2 X 50 mn) réalisé par Ken Kirby, acheté par la RAI en 1991 qui choisit de ne pas le diffuser. Des extraits ont été montrées sur la 7 en 2004.
  • Le film Le lion du désert (États-Unis, 1980) de Moustapha Akkad, centré sur le chef de la rébellion libyenne Omar Mukhtar, donne un portrait très hollywoodien de son principal ennemi, et vainqueur, le général Graziani.

Bibliographie:

  • Les livres d’Angelo del Boca -pour l’essentiel non traduits en français- demeurent aujourd’hui des études uniques sur la colonisation italienne en Libye et en Afrique orientale. Dans la longue liste de ses publications, on rappellera le décisif I gas di Mussolini. Il fascismo e la guerra d’Etiopia, Editori Riuniti, Roma, 1996 et une publication récente et synthétique: Italiani, brava gente? , Neri Pozza, Vicenza, 2005.
  • Ennio Flaiano, Un temps pour tuer, Paris, Gallimard, Le Promeneur, 2009. L’unique roman du scénariste de la Dolce Vita.
  • Ryszard Kapuściński, Le Négus, Paris, Flammarion, 1984.

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