Le roi des poupées (extrait), par Edmondo De Amicis.

 

Ses récits de voyage en Espagne, au Maroc, en Hollande, à Londres, Paris et Constantinople ont fait d’Edmondo De Amicis (1846-1908) l’écrivain le plus populaire de l’Italie unifiée. Avec Le Livre-cœur, lecture obligée pour des générations de collégiens, il en est devenu aussi un auteur officiel, et ses bonnes intentions ont laissé bien souvent un souvenir agacé ou moqueur. « Edmondo des langueurs, le capitaine courtois », raillait en son temps le poète Giosuè Carducci, dont les vers pleins d’emphase sont aujourd’hui tout aussi oubliés.

Ce malentendu d’un auteur désormais associé à un seul de ses livres a laissé de côté le caractère protéiforme d’une œuvre souvent passionnante. Ce reporter formé à l’exotisme avait acquis au fil des pages un regard d’une grande lucidité, où la naïveté de l’observateur laissait aussi sa place à l’humour et à la compassion. Il fut le premier et bien longtemps le seul parmi les intellectuels italiens à s’intéresser au sort des émigrants. L’ouvrage qu’il leur dédia en 1889, Sur l’océan, l’amena à rejoindre les rangs du socialisme. À la fin de sa vie, celui qui avait commencé sa carrière comme officier devint un fervent pacifiste et un analyste précis des dangers de l’impérialisme. Amoureux de Turin, où il vécut l’essentiel de sa vie, il en décrivit les habitants au travers de ses voyages quotidiens en tramway, donnant l’un de ses plus beaux livres, La carrozza di tutti, « le carrosse universel », en 1899.

C’est avec lui, dans cette ville, que j’ai appris à lire l’italien. C’est en le traduisant que j’ai appris à traduire, faisant à mon tour la traversée de Gênes à Montevideo -la mienne fut bien plus longue, et d’une certaine façon tout aussi aventureuse, que celles des Italiens en quête d’une vie meilleure. Dix ans plus tard, un été romain m’a conduit devant le réparateur de poupées de la Via del Corso. Le magasin de Gerardo Bonini, qui donnait sur la via Roma à Turin, m’est revenu en mémoire. Voici donc un extrait du Roi des Poupées, où Edmondo De Amicis frôle une sorte d’imaginaire bellmérien, sans y toucher bien sûr -et c’est tout son talent. 

La salle d’opération est là à côté, tout encombrée d’instruments, de pinces, de fils, de petits mécanismes pour maintenir soudés les membres détachés, de flacons de peinture pour redonner des couleurs aux visages délavés, de petits pots d’onguents pour les brûlures et les plaies. Et sur les tables, les sièges, les rebords des fenêtres sont jetées, dans toutes les attitudes, de grandes poupées nues, la chevelure tragiquement défaite, les yeux mobiles hagards, les bouches qui parlent grandes ouvertes, les unes aveugles, les autres boiteuses, d’autres mutilées, des têtes séparées de leurs bustes, des troncs tendant leurs bras, des bras et des jambes éparpillées: spectacle horrible qui me rappela l’antre fantastique de Jacques l’Éventreur vu dans une baraque de la place Victor-Emmanuel lors du dernier carnaval. Mais il y a dans un angle un grand coffre qui donne encore mieux l’idée de tous les supplices que peuvent infliger à une image fragile du corps humain ces petites griffes si agiles et si patientes dans leur travail de destruction que sont les petites mains de fillettes excitées par la curiosité instinctive de l’anatomie du jouet. Un coffre qui évoquerait dans votre mémoire le charnier de la maison de Sedan décrit par Zola, où était amoncelé tout ce qui tombait des tables d’opération du Dr Bouroche1. C’est un enchevêtrement pitoyable de morceaux de crânes, de moitiés de visages, d’yeux arrachés, de fragments de membres supérieurs ou inférieurs, de petites mains et de petits pieds amputés, de nez coupés, de chevelures brûlées, qui font penser à mille accidents domestiques et aux pleurs, aux douleurs, aux scènes et aux disputes conjugales qui en résultent: « C’est toi qui l’as mal élevée. -Mais c’est ton caractère tout craché! -Ce n’est pas mon caractère, c’est ton éducation. -Comment?… -Certainement! -Ah, quelle existence! Mon Dieu!… »

Extrait de Le Roi des Poupées (traduit de l’italien par Charles Dupré), L’Anabase, 1992.

Rome, août 2013. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

Rome, août 2013. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

Rome, août 2013. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

Rome, août 2013. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

Rome, août 2013. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

Rome, août 2013. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

Sur ce site, du même auteur:

Ouvrages traduits en français:

  • Amour et gymnastique, Picquier,  (traduit par Emmanuelle Genevois).
  • Dans le jardin de la folie, L’Anabase, 1994 (traduit par Charles Dupré).
  • Sur l’océan, émigrants et Signori de Gênes à Montevideo, Payot, 2004 (traduit par Olivier Favier).
  • Le livre cœur, Éditions rue d’Ulm, 2004 (traduction dirigée par Gilles Pécout).
  •  La Guerre, 1001 nuits, 2004 (traduit par Olivier Favier).
  •  Le livre est sorti, Farrago, 2005 (traduit par Olivier Favier).
  • Cinéma mental, L’Anabase, 2008 (traduit par Charles Dupré).
  •  La Tentation de la bicyclette, Le Sonneur, 2009 (traduit par Olivier Favier).

Et pour finir:

  • Roland Marx, 1888, Jack l’Éventreur et les fantasmes victoriens, Complexe, 2007 (réédition).
  • Agnès de La Beaumelle (sous la direction de), Hans Bellmer, anatomie du désir, Gallimard – Centre Georges Pompidou, 2006.

 

  1. Personnage de La Débâcle. []

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