Le ciel de Montreynaud, par Olivier Favier.

 
« Vous allez voir le Père Riffard ? dit le chauffeur de bus, « alors il faut descendre au terminus. » Et il ajoute : « J’étais au tribunal, moi, quand ils l’ont jugé. Eh bien je vais vous dire une chose. On n’a plus le droit de rien faire. Ceux qui veulent partir en Syrie pour faire la guerre, on les en empêche. Ça me va bien sûr. Mais ceux qui font le bien, on les en empêche aussi. On n’a plus le droit de faire le bien ou le mal, on a juste le droit d’être indifférents. »

Saint-Étienne, quartier nord.

Montreynaud-le-Haut, c’était, dans mes souvenirs d’enfant stéphanois, la tour Plein-Ciel –un grand bloc HLM surmonté d’un château d’eau à la frontière nord de la ville. C’était aussi l’une des formules favorites de mon grand-père, ouvrier à la retraite qui en avait vu d’autres, des squadristes qui l’avaient chassé d’Italie à 16 ans jusqu’à l’usine, la mine, les baraques, la guerre et l’occupation. « Montreynaud, tout près de Chicago » répétait-il en riant, me suggérant que ce quartier lointain, où l’on ne passait jamais, était un lieu peuplé de gangsters forcément italiens, en pantalons rayés et chaussures bicolores.

Plus tard, lorsque j’étais étudiant, je crois que je ne m’y suis rendu qu’une seule fois, toujours un peu impressionné par cette terrible réputation. J’avais 18 ans et je devais porter un courrier urgent au centre de tri. Au retour, alors que j’attendais le bus, je vis descendre une 504 en fin de vie avec quatre jeunes à l’intérieur. Ce curieux équipage me fit penser, je ne sais pourquoi, au début d’un roman de Chester Himes: « Cette Cadillac-là semblait faite d’or massif, sauf le toit, tendu d’un fin tissu brillant. Elle vaguait sur la chaussée comme un paquebot de rêve, illuminant sur son passage la rue toute entière. Au volant, Davy Crockett, avec son bonnet de fourrure, et, à côté de lui, la reine de Saba en personne. »

La voiture s’arrêta à quelques mètres de moi. De part et d’autre de la route, il n’y avait qu’un talus d’herbes sèches et d’autres tours au loin. L’un des garçons descendit et la voiture repartit aussitôt. Il avait sensiblement mon âge. Je le regardai un peu craintif. « Tu veux une clope », lança-t-il pour tout bonjour. « Tu fais quoi dans la vie, t’es au chômage ? » « Non. » « Tu bosses alors ? » Je crois qu’il n’avait jamais croisé d’étudiant. Mais il était curieux et avait du savoir-vivre. C’était assez pour que je ne l’oublie pas.

Souvenirs préliminaires.

Le chauffeur est heureux de parler. Nous traversons la cité déserte en ce samedi matin. Les autres voyageurs sont déjà descendus. « Moi, les migrants, je les connais bien. Souvent, ils n’ont pas d’argent pour le bus, je ne peux pas faire grand chose, mais je leur offre un ticket. Un jour, un gars est monté, il a posé 5 euros et m’a dit, « gardez tout ». J’ai refusé mais il a ajouté qu’une fois je lui avais offert un ticket, que depuis il avait trouvé du travail, et qu’il pouvait me rendre aujourd’hui ce que je lui avais donné. J’ai dit que je n’avais besoin de rien. Eh bien, quelques jours plus tard, il est venu m’attendre au dépôt pour m’offrir un café. »

Nous arrivons au terminus. « Tiens, c’est là » conclut le chauffeur en montrant une église de béton et de bois, ronde et basse, toute d’humilité et d’accueil, de celles qu’on fit dans les années 60-70, à la grande époque des JOC, du PSU et des prêtres ouvriers. Je contemple ce bâtiment. Ma culture chrétienne s’est arrêtée au seuil de l’âge adulte, il y a plus de vingt ans, quand, m’échappant enfin du lycée privé et d’une adolescence mort-née, le fils de famille modeste que j’étais emporta pour tout bagage de cette absurde expérience un rejet viscéral, et qui demeure inchangé, de tout ce qui ressemble un tant soit peu aux valeurs et aux rêves de la bonne bourgeoisie.

L’homme que je vais rencontrer est à l’opposé de ce monde. Ce rêve de lui rendre visite n’a rien d’une revanche ou d’un espoir de conversion. Je veux rencontrer ce prêtre que j’ai entendu à la radio, dont j’ai lu dans la presse, et que je sens très proche des valeurs chrétiennes de conscience et de partage, celles-là mêmes que je retrouve après un quart de siècle, désormais lavées de l’hypocrisie de ceux qui croyant les transmettre, étaient juste parvenus à m’en donner la nausée. Comme tant d’autres au fond, je les vivais parfois sans les dire.

Je ne parle pas ici de la croyance en Dieu, encore moins d’un rapport à l’Église, dont je n’aime ni la hiérarchie ni le décorum. Ce dont je parle, c’est de la conviction profonde que le politique est d’abord une affaire de conscience, et non le simple impératif, rarement présent du reste, d’accorder sa pensée et ses actes. C’est le sentiment indéfectible qu’on peut bâtir sur la bonté des hommes et sur sa propre bonté, que croire en la bonté des autres comme en la sienne n’est ni naïf ni immodeste, mais une manière de donner une chance au bonheur, en misant sur le bien qu’on peut faire et non sur une idée du bien. Je me souviens à ce propos d’une discussion que j’eus adolescent avec un professeur de philosophie de mon lycée. Pour toute définition de la morale, j’avais écrit qu’il s’agissait d’une réflexion sur un sentiment. «Non, m’avait-il été répondu, la morale c’est un devoir et rien d’autre.» Plus de vingt ans plus tard, mon avis sur la question n’a guère changé. Je veux vivre dans un monde où l’on ne doit rien, mais où l’on peut beaucoup.

Un prêtre.

J’en suis là de mes réflexions devant l’entrée de l’église, quand un homme sort après quelques instants. « Le père Riffard est là, me dit-il, entrez. » Je ne me suis pas encore décidé qu’un autre homme s’approche de moi: «Bonjour, Père Gérard Riffard, vous êtes le bienvenu.» Je n’ai pas annoncé ma visite et j’explique rapidement que je suis journaliste –il faut bien donner un nom à ce qu’on essaie de faire- que je travaille sur les demandeurs d’asile à Paris et en banlieue parisienne, que je suis originaire de Saint-Étienne et que ce que j’ai lu de lui m’a infiniment touché. Nous échangeons quelques mots. « Hier, me dit-il, une jeune femme enceinte de six mois a perdu son bébé. Elle a souhaité une messe. » Il sourit tristement: « L’accompagnement va jusque là. » Il tourne les talons et disparaît. Sur la porte de la sacristie, je vois cette phrase : « On a très peu d’argent, on ne peut aider que les urgences. » Dans le bâtiment de l’église Sainte Claire, à ce que j’ai pu en lire, une soixantaine d’urgences ont trouvé refuge, dont une dizaine d’enfants.

Sur le mur latéral de l’église, en face de la porte d’entrée, je trouve cette autre phrase, une allusion, ai-je envie de croire, à un quartier voisin de Montreynaud qui dépend de la même paroisse : « Le soleil ne meurt jamais. » Je m’assois sur le banc du fond. Le père Riffard réapparaît vêtu d’une soutane blanche, des musiciens s’assoient près de lui. Ils ont une guitare, des percussions. Puis le cercueil est déposé au centre de la pièce. La jeune femme entre, effondrée. Alors que la cérémonie commence, le père Riffard quitte l’autel, vient poser une main sur son épaule.

J’écoute ses mots. Tous expriment une foi qui ne cherche pas à convaincre, mais à briser le désespoir. C’est la première fois, me semble-t-il, que j’entends un prêtre inviter son auditoire à entourer, dans les jours qui vont suivre, les proches du petit défunt. Prières et chansons sont dites tantôt en français, tantôt en portugais, car la jeune femme est angolaise, comme une bonne part de l’assemblée du reste. Il n’y a pas de communion, mais pour clore la cérémonie, l’invitation à déposer une bougie autour du cercueil. Lorsque la foule se disperse, il reste un cercle de lumière au milieu de l’église désertée.

Un homme

J’attends dehors, tout à mes réflexions. De nouveau, un homme se porte à ma rencontre. « Le Père va arriver » me dit-il. Puis il revient sur ses pas: « Bon, suivez-moi. » Dans la sacristie, le prêtre est assis à une table où il prépare des courriers. Un chat traverse la pièce. Au mur, il y a une image de Marie, des cassettes audio, des dossiers. Mes yeux se fixent sur une grande reproduction du « Quarto Stato » de Pelizza da Volpedo. « Il y a des moments dont on se passerait bien » dit finalement le Père Riffard en relevant la tête. Il sourit, avenant : « Beaucoup de journalistes sont venus depuis cette affaire au tribunal, ce soutien nous fait plaisir, on y est guère habitués. L’opinion publique nous est plutôt favorable, nous n’avons reçu qu’une ou deux lettres d’insulte. » J’écoute son histoire.

Rien ne prédisposait ce prêtre à consacrer sa retraite aux demandeurs d’asile et aux déboutés. Mais quand une famille de chrétiens d’Irak est venue frapper à sa porte il y a quelques années, il n’a pu que l’ouvrir. Au fil du temps, d’autres migrants sont venus, d’Angola, de RDC, du Mali, du Nigéria. L’an dernier, la préfète de la Loire a cessé d’accorder des hébergements en hôtel, pour des questions budgétaires. Les demandes à l’église Sainte Claire se sont alors multipliées. Pour finir, la mairie a lancé une procédure : officiellement, les locaux ne répondaient pas aux critères de sécurité pour servir d’hébergement aux migrants. « Nous avons fait pourtant de gros efforts pour nous plier aux normes, et je ne suis pas vraiment sûr que la sécurité des personnes soit assurée quand elles dorment dans la rue. » En juin le parquet requiert quelques 12 000 euros d’amende à son encontre.  Le tribunal de police le relaxe finalement le 10 septembre, mais le procureur fait appel. « On a dit que j’étais tombé sur un juge rouge, pas du tout, c’est un catho tradi bien de droite, mais il a écouté son bon sens. » Il sourit: « Eh puis c’était son dernier jugement, après moi, il a pris sa retraite. »

Un juste

En restant fidèle à la mission qu’il s’est donnée, le Père Riffard s’est fait quelques ennemis coriaces, dont l’ancien maire et sénateur PS Maurice Vincent. Le jour de la relaxe, ce dernier a publié « sa réaction », entendez une lettre ouverte boursouflée de mépris, où le mot « populisme » apparaît plusieurs fois. « On m’a accusé de tout, dit le prêtre en riant, y compris d’organiser des filières. »

Il faut dire qu’autour du Père Riffard la solidarité prend forme. L’association Anticyclone qu’il a fondée a désormais 409 adhérents, dont une trentaine de Français venus prêter main forte. L’adhésion est de 1 euro et est offerte au besoin pour les deux premiers mois. Un professeur en retraite vient donner des cours de français deux fois par semaine. « On veille à ce que le linge ne se voit pas depuis l’espace public, mais si les gens mettent du linge à sécher, ça veut dire qu’ils sont en vie et qu’ils prennent soin d’eux. C’est plutôt bon signe n’est-ce pas ? »

Les tracas continuels des administrations l’inquiètent plus que jamais. «J’ai pris trois personnes dans mon propre appartement. 80% des demandes d’asile que nous faisons sont déboutées. Il y a des rejets qui nous font bondir. On a un Soudanais qui va bientôt avoir sa demi-retraite de demandeur d’asile.» La mauvaise volonté des municipalités successives touche tous les domaines. « Les bénéficiaires de la CMU ont un titre de transport à 10 euros, qui leur permet de voyager en règle. On a demandé à ce que les bénéficiaires de l’Aide médicale d’état en bénéficient aussi, ça nous a été refusé trois fois. » Tout se passe en fin de compte comme si l’état et les collectivités publiques, en refusant d’assumer leur rôle, voulaient interdire du même coup que d’autres prennent le relais. «Nous avons eu plus de 100 nouveaux arrivants depuis le début de l’année. Tout ce qu’on voit à la télé, on a du mal à imaginer que ça arrive jusque chez nous.» Il se tait un instant et précise : « Au compte-gouttes. »

Nous nous quittons sur le seuil de l’église. «Montreynaud est un quartier formidable, me dit-il, j’y vis depuis 20 ans. Il y a une grande solidarité ici.»

En rentrant, je tombe sur une enquête récente commandée par la Préfecture à une équipe de sociologues, sous la direction de Pascal Vallet. À la surprise générale, elle a montré que le sentiment d’insécurité n’est pas très présent parmi les habitants du quartier. Leurs priorités vont davantage à « la formation des jeunes, la lutte contre la discrimination ou encore le manque de commerces ». Mon grand-père s’était trompé. La colline de  Montreynaud, ses habitants, ses demandeurs d’asile, ne sont peut-être au fond qu’un peu trop loin des hommes. Mais aujourd’hui encore, alors que la tour au château d’eau a disparu en 2011, ils sont aussi un peu plus près du ciel, vide ou pas.

Le Père Gérard Riffard, église Sainte Claire de Montreynaud, octobre 2014. Photo: Olivier Favier.

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