Olivetti (extraits), par Laura Curino.

 
Olivetti est un mythe italien. Vue de l’étranger, l’entreprise piémontaise -aujourd’hui simple marque du groupe Telecom Italia- est associée à quelques grandes réussites du design cisalpin -dont la MP1, première machine à écrire portable italienne, créée en 1932, et  la Lettera 22 créée en 1950. En Italie pourtant, les usines d’Ivrea ont longtemps été indissociables de leur père fondateur, Camillo Olivetti. À partir de 1908, celui-ci s’efforça de mettre en pratique ses idées socialistes en offrant aux employés des conditions de travail et de vie sans aucune mesure avec les usages du temps. Cette œuvre fut prolongée par son fils Adriano jusqu’à sa mort en 1960. Par la suite, la firme Olivetti produisit encore des machines à écrire de légende, comme la Lettera 32 de 1963 et la Valentine de 1969, dessinée par Ettore Sottsass junior.

Pionnière du théâtre-récit, au même titre que Marco Baliani ou que Gabriele Vacis, avec lequel elle a coécrit Olivetti, aux racines d’un rêve, Laura Curino est née dans une famille ouvrière liée à l’autre mythe industriel piémontais, les usines Fiat de Turin. L’histoire de la famille Agnelli, dont le destin fut associé à celui du pays pour le meilleur et pour le pire, forme un contraste frappant avec le parcours du fabriquant de machines à écrire. Nous proposons ici l’introduction de l’auteure, ainsi que l’épilogue qui ouvre son récit: preuve si l’en est que la machine à raconter des histoires est une machine à remonter le temps.

Olivier Favier

Le lettera 22 (27 X 37 X 8cm) , dessinée en 1950 par Marcello Nizzoli. Ce dernier avait commencé sa carrière dans les années 1920 en réalisant des affiches pour Campari, avant de prendre la tête de l’équipe de designers d’Olivetti. La lettera 22 entra en 1952 dans les collections du Museum of Modern Art de New York. En 1954, elle remporta l’un des 10 Compassi d’oro récompensant les meilleurs objets du design italien. EN 1959, elle arriva en tête des cent meilleurs produits du design créés depuis 1860, selon le classement de l’Illinois Institute of Technology. La lettera 22 fut remplacée en 1963 par la lettera 32.

Présentation du texte par Laura Curino.

“L’été, pour moi, c’était les colonies de vacances Fiat, autrement dit la prison. Durant les longues heures en cellule, ou celles passées au grand air, des légendes circulaient parmi nous, les enfants. L’une d’elles disait que le Paradis existait, là tout près. Une colonie où les enfants étaient bien habillés, avaient une “demoiselle” pour six ou sept, au lieu d’une pour trente, une demoiselle qui ne pleurait pas toute la journée, qui était même contente d’être là. Les enfants y mangeaient bien, assis autour de petites tables, ils pouvaient se baigner sans coups de sifflet, écrire des lettres qui ne seraient pas lues avant d’être envoyées, ils pouvaient… lire! On ne pouvait pas lire à la colonie Fiat. On ne pouvait pas non plus écrire et quinconque tenait un journal devait le faire en cachette et trouver à tout prix un endroit où le cacher, vu que nous n’avions pas les clés de nos casiers, le nécessaire de toilette y rentrait déjà difficilement du reste. Là, au Paradis, on disait que les enfants avaient une petite armoire. Avec la clé. Ce paradis, c’était la colonie Olivetti.

Le premier objet de design qui entra chez moi fut une “Lettera 32”.
Ma première machine à écrire. Écrire à la machine était quelque chose de très émouvant.
Mes écrits, quand ils sortaient du rouleau, revêtaient comme par magie leur dignité de textes.
Le manuscrit demeurait quelque chose de privé, le feuillet tapé au propre pouvait prendre le large.
Aujourd’hui l’ordinateur nous a aussi libérés des erreurs, qui sillonnaient sans vergogne les pages écrites, lesquelles étaient soit effacées, recouvertes par une suite de “xxxxx”, soit masquées par le tristement célèbre blanco, d’abord en bande puis liquide, qui laissait des traces sur le verre de la photocopieuse quand il était trop frais.
Mais alors, quand j’eus enfin entre les mains une machine à écrire, cette clarté d’écriture me sembla déjà miraculeuse et, surtout, confier mon travail à la machine me paraissait un geste de consécration. La machine, portable, me suivait dans le train, me donnant un métier. C’était un outil identifiable. Et beau.
Un produit industriel, mais beau. Olivetti cette fois était entré chez moi.
Quand Gabriele Vacis commença à parler d’un texte sur la famille Olivetti, c’était le début des temps difficiles pour Ivrea.
Ivrea est aujourd’hui un paradis perdu. Finie l’époque où l’on pouvait rencontrer Lana Turner au café, Doris et Constance Dowling, qui fit perdre la tête et la vie à Pavese.
Les problèmes d’emploi ont assombri le visage de la ville qui a été le berceau d’un rêve urbanistique, industriel, culturel, civil, unique dans toute l’Europe.
L’inondation a même fini par ronger les rives de cette Dora, qui n’a plus le bleu clair d’autrefois.
Le souvenir de ce que la ville avait été était comme refoulé, oublié.

Et du reste l’oubli semblait s’être abattu sur l’Italie toute entière: qui parlait encore de belles usines, de villes à taille humaine, de respect du territoire, de technologie au service du bien-être?
Qui se rappelait un lieu où des peintres, des artistes, des poètes dirigeaient des entreprises?
Qui citait encore cet homme, Adriano Olivetti, qui avait fait appel à Le Corbusier pour concevoir des maisons ouvrières, qui construisait ses usines parmi les arbres, qui avait inventé l’urbanisme, le design, la psychologie du travail?
Où était sa maison d’édition, qui après guerre publia des textes de philosophie, de psychologie, de sociologie, d’architecture, jusqu’alors interdits par le fascisme?
Qui avait inventé l’usine qui devint la démonstration vivante, saine, solide et fructueuse du fait que le travail en usine n’est pas forcément synonyme d’aliénation, d’intoxication, de maladie?

Mon travail sur Olivetti essaie de répondre à ces questions, de solliciter la mémoire, mais aussi de remettre à jour les légendes que ces enfants prisonniers de l’autre modèle d’usine se racontaient, durant leurs longues journées passées en colonie.

Olivetti est l’histoire de Camillo, le pionnier, l’inventeur, l’anticonformiste capricieux et génial qui fonda, au début du vingtième siècle, la première usine italienne de machines à écrire.
Avec l’aide de biographies, d’entretiens, de textes littéraires (la description très subtile que fait de lui Natalia Ginzburg dans Les mots de la tribu m’a été indispensable) j’ai reconstruit sa vie, les figures qui tournent autour de lui, son milieu, ses projets.
J’ai ensuite confié la narration aux voix de deux personnages fondamentaux de son histoire: sa mère, Elvira Sacerdoti, et sa femme, Luisa Revel.
Ces deux femmes, provenant toutes les deux d’une culture minoritaire (juive pour la première, vaudoise pour la seconde) ont été les acteurs silencieux de la formation et de la réalisation du rêve d’Olivetti. Il m’a semblé juste de remettre leur voix au premier plan, paradigme de tant de voix féminines qui durant ces années ont bâti dans l’ombre.

C’est le récit épique d’une aventure, captivante en tant que telle, pleine de coups de théâtre, d’épreuves à surmonter, de combats, d’amours et de héros.
La chose la plus extraordinaire est que… tout est vrai.

Laura Curino (traduction Juliette Gheerbrant). Édition originale: Laura Curino – Gabriele Vacis, Camillo Olivetti, alle radici di un sogno, Italian Paths of Culture, Vimodrone, 2009.

La machine à écrire de Laura Curino, la Lettera 32 (34X35X10cm), elle aussi dessinée par Marcello Nizzoli. Elle pesait 5,9 kg.

ÉPILOGUE

– Dimanche on va au carnaval!
Marino Fierro me dit ça avec un air condescendant, comme quelqu’un qui a déjà accès aux décisions des grandes personnes et qui daigne te mettre dans la confidence.
Chaque année, sa famille et la mienne, on va au carnaval. Chaque année, aussi, on va à la Foire aux vins, au Théâtre Carignano pour voir Macario, à l’arbre de Noël de la FIAT pour la distribution des cadeaux et le vingt-quatre juin, jour de la Saint-Jean, on va voir les feux d’artifice au bord du Pô.
Sauf qu’on ne dit pas aller au carnaval, on dit aller à Piazza Vittorio.
C’est qu’à Turin, chaque année, c’était là qu’on installait les manèges et les baraques foraines, alors pour dire aller au carnaval on disait aller à Piazza Vittorio.
– Idiote!
Je ne me vexe pas quand Marino Fierro me traite d’idiote, quand on est seuls à la maison on joue à se dire des gros mots.
– Idiote. Cette année on va au carnaval d’Ivrea.
– Ivrea? C’est quoi.
– Bécasse sans cervelle! Ivrea est une petite ville riante aux pieds des Alpes, à droite de la nationale qui va de Turin à Aoste. – Marino Fierro était déjà le premier de la classe au cours préparatoire. -À son échelle, Ivrea est une petite capitale, la capitale du Canavese.
– C’est quoi le Canavese?
– Je ne sais pas comment je peux supporter une pareille ignorance! Le Canavese est une région au nom antique et mystérieux…
L’Italie est pleine de régions aux noms antiques et mystérieux: la Garfagnana, la Lomellina, le Sulcis… Mais que veulent dire ces noms? Le Belice, le Cadore, l’Irpinia… Pourquoi ne surgissent-ils qu’avec les tremblements de terre et les inondations? Le Sannio, le Salento, le Cilento… Comment les reconnaître? La Marca, la Brianza, le Casentino… Qui se rappelle où ils sont? Quelles sont leurs frontières, mon Dieu? La Carnia, la Versilia, le Monferrato… Le Canavese?
– Le Canavese s’étend entre Turin et l’entrée du Val d’Aoste. Il a pour capitale Ivrea. Dans cette ville se tient chaque année un Carnaval formidable, plus célèbre que celui de Viareggio, plus excitant que le Palio de Sienne. Et on va y aller, nous.
– Je ne sais pas si j’ai envie. Moi je veux toujours aller au même endroit et pour le Carnaval, on va à Piazza Vittorio! Je sais déjà où est la pêche aux poissons rouges, où sont les chevaux de bois Felice Pittaluga, le nougat Gallo d’Alba Sebaste et… le tir! Comme ça on fait une photo de papa avec un seul œil et nous en train de rire derrière lui.
– Idiote. Au Carnaval d’Ivrea c’est pas du tout la même chose: c’est comme la guerre! Il y a la bataille des oranges… Et si tu ne fais pas attention tu te prends une pluie de siciliennes sur la tête, en pleine figure, partout… Tout le monde est là, silencieux, avec des casques et des masques de fer. Sur un char très haut, le chef, le personnage le plus important de la ville, lève le bras et ouvre la bataille et là, depuis les autres chars, il se met à pleuvoir des portugaises d’une livre. Les gens hurlent et s’enfuient, les enfants sont piétinés, les ambulances arrivent, on t’emmène à l’hôpital. Et puis tu meurs!
– Crétin! C’est pas vrai!
– Mais si c’est vrai, tête de linotte! Il y a du sang partout. Et par terre c’est rouge de sang et de jus de siciliennes, tout visqueux, les gens hurlent, glissent dans leur propre sang, leur tête frappe le bord acéré du trottoir, les ambulances arrivent, et après ils meurent!
– Pauvre taré! C’est pas vrai!
– Si c’est vrai, face de pêt ! Il y a du sang, du vrai sang… Il y en a tellement qu’il faut faire venir les lances des pompiers pour le laver.
– Sale menteur!
– Je te jure!
Marino Fierro avait six ans en 1960, il était Napoulitain. Il était arrivé au village Fiat depuis un an à peine. Au village Fiat, il y avait plein de garçons de son âge, des gars d’ici ou des Napoulitains, sauf qu’ils passaient tout leur temps à courir derrière un ballon. Marino non. Lui, il faisait des affaires. Il était dans l’édition. Il faisait du commerce de Grande Blak, de Capitan Michi, de Monello et d’Intrepido d’occasion. Moi j’étais son associée et je tenais les comptes des images de l’Album du Risorgimento et de l’Album des Footballeurs. Nous étions une société par actions, disait Marino… Bref, en 1960, Marino était déjà une crapule de première catégorie. Mais il y avait une chose dont tu pouvais être sûr: il ne mentait jamais quand il avait juré sur l’honneur! Il racontait de sacrés bobards, ça oui, mais s’il mettait les deux index en croix devant la bouche et qu’il disait: je le jure! alors là, tu pouvais être sûr que c’était vrai.

Cette nuit-là j’ai rêvé de lances de pompiers qui crachaient du sang sur les enfants. Et je me suis réveillée en hurlant. Aussi parce que l’ombre de Belphégor, le fantôme du Louvre, se détachait nettement dans le cadre noir de la porte et se dirigeait vers mon lit. Maman! Ah, c’était maman…
– Elle serait pas en train de nous couver quelque chose, la petiote? Tu vas voir que dimanche on pourra pas aller à Ivrea.
La fièvre! Jésus, fais-moi venir la fièvre. Jésus-Marie-Joseph, soyez le salut de mon âme: Jésus-Marie-Joseph faites-moi venir la fièvre ainsi soit-il.
On peut mettre le thermomètre près de l’ampoule. Mais il monte tout de suite à quarante.
On dit aussi qu’on peut se mettre deux feuilles de buvard sous les bras.
Ou on peut manger une cigarette. Avec ou sans filtre? Mais c’était déjà trop tard.
– Elle est fraîche comme une rose, dit mon père en posant sur mon front l’un de ces longs, merveilleux et prudents baisers-thermomètres:
– Elle a seulement rêvé…
Alors fais venir la fièvre à Papa, non, pas à Papa! Et pas à maman non plus.
Jésus, fais venir la fièvre à Marino Fierro!
Oui, comme ça les Fierro resteront chez eux mais nous, il faudra quand même qu’on aille à Ivrea?
Jésus! Fais venir la fièvre au chef des oranges, à l’homme qui ouvre la bataille! Jésus, fais-le suer, suer, suer, jusqu’à ce qu’il devienne moite et pourri et que son corps devienne comme les routes d’Ivrea à la fin de la bataille: une pellicule visqueuse, imperméable le recouvre tout entier, la sueur presse, presse, pour sortir de la peau, elle ne sort pas, la peau se gonfle, se couvre de cloques, de pustules, de bosses, tout à coup elle crève, se désagrège, la sueur mêlée de sang sort en giclant, il hurle, il glisse dans son sang, sa tête frappe le bord acéré du trottoir, les ambulances arrivent pour l’emmener à l’hôpital, mais… il est déjà mort. Et la bataille ne peut pas commenceeer…

Les chances de ne pas aller au Carnaval dimanche augmentaient parce qu’en plus maman était aux prises avec un vêtement qui avait un défaut et que la cliente le voulait pour la semaine prochaine.

Mais le dimanche matin, Marino était bien là. Il complotait dans le couloir avec maman, comme la fois où il était venu se plaindre que ses parents continuaient à lui acheter des culottes de filles, avec l’élastique qu’on fait descendre avec le doigt, alors qu’il était assez grand pour en avoir une avec la fente, pour faire debout. Debout? Faire quoi debout?
Mais cette fois, il y avait quelque chose qui n’allait pas, parce que Marino Fierro s’était mis à pleurer.
D’habitude c’était moi qui avais la larme facile.
– C’est pas juste! C’est la faute de Laura qui ne veut pas aller à la guerre! Et alors vous, vous voulez rester à la maison! Moi j’ai bien travaillé à l’école, j’ai eu deux passables mais après je me suis rattrapé avec trois très bien, et maintenant mes parents ne veulent plus aller à Ivrea! Vous n’avez qu’à rester à la maison tout seuls! Vous aviez promis! Menteux!
– Le pauvre, fit maman en le regardant sortir, il ne nous croit pas, mais c’est pourtant bien vrai. Il n’y aura pas de carnaval à Ivrea. Ils l’ont annulé parce que la ville est en deuil.
– En deuil, ça veut dire que quelqu’un est mort?
– Oui.
– Qui est-ce qui est mort?
– Un personnage très important. Le chef de la ville, quelqu’un qui avait bien du mérite, tout le monde l’aimait. Maintenant ils n’ont plus le courage de faire la fête sans lui, en plus c’est lui qui ouvrait la bataille des oranges…
Hein? C’est lui qui ouvrait quoi? La bataille des oranges?
Oh Jésus… J’avais assassiné Adriano Olivetti.

Il m’a fallu des jours pour m’en remettre.
À force d’«idiote», de « crétine », de « tête de linotte » et de « face de pêt», Marino Fierro m’expliqua que je n’y étais vraiment pour rien. Lui, le chef des oranges, il se portait sûrement très bien ; celui qui était mort c’était le patron de l’usine des machines à écrire. Dans cette usine, tous les ouvriers étaient richissimes. Marino Fierro le savait parce que son oncle y travaillait. Dans cette usine, répétait Marino, les ouvriers jouissaient de privilèges inimaginables et ils n’étaient pas obligés de manger sur place dans un baracchino, comme mon père et son père. Le baracchino… Attendez que je vous explique: le soir, maman prépare l’entrée, le plat, et le dessert s’il y en a un, elle empile le tout dans les compartiments d’une gamelle,que papa réchauffe à l’usine quatorze heures plus tard: le grand luxe. Eh bien, dans l’usine des machines à écrire, les papas n’étaient pas obligés de manger dans un baracchino parce qu’ils avaient des cantines où on mangeait mieux qu’aux « Princes du Piémont »…
– Mieux qu’au restaurant du Cambio?
Marino en faisait des tonnes, comme la publicité du café Paulista, et moi je pouvais l’écouter pendant des heures…
– Oui, mieux qu’au restaurant du Cambio, et dans cette ville, tous les enfants sont heureux d’aller à l’école et au jardin d’enfants, et l’été, quand ils vont en colonie de vacances, ils s’amusent bien. Et ils veulent même y retourner l’année d’après.
Ah non, là par contre il exagérait. Ça lui arrivait souvent, alors dans ces moments-là il s’arrêtait un instant, il te regardait et il voyait tout de suite à ta tête que tu ne le croyais pas. Et c’était parti pour les coups bas:
-Absolument, ma chère… C’est pas comme les colonies de vacances de la Fiat, où tu plonges directement dans le Moyen Âge. On t’enfile un uniforme qui pique comme un cilice, on te flanque des raclées avec des matraques en plastique.- Marino savait qu’au Carnaval, les matraques en plastique c’était le cauchemar de toutes les petites filles. -Aux colos de la Fiat on te balance dans les oubliettes d’une tour, on te fait manger de l’oignon, de l’huile de foie de morue, de la salade avec des vers et de la cervelle frite, et les Demoiselles montent la garde devant le cachot, armées de Colt 45 chargés de pétards Superboum. -Les Colts 45 chargés de pétards Superboum avec lesquels on vous tire dessus lâchement, c’était l’autre cauchemar de mon enfance et de mon adolescence.
– Moyen Âge, obscurantisme. La Fiat, c’est la nuit des lumières. Et Olivetti alors?
Classique: la salve de coups bas se concluait inévitablement par une question, à laquelle, inévitablement, je ne savais pas répondre:
– Et Olivetti alors?
– Je sais pas…
– Humanisme, renaissance, un risorgimento plus somptueux que celui des albums… Olivetti c’est le réveil de la raison… Réveille-toi, bêtasse! Comment peux-tu prétendre, toi, microbe, bactérie sans cervelle, petite conne prétentieuse, avec tes stupides sortilèges de bonne femme, avoir tué un homme de cette stature, une des consciences de notre temps?…
Mais alors, si c’était comme ça, et c’était forcément comme disait Marino, alors c’était pas moi qui l’avait tué, le chef des oranges…
Ma conscience enfin soulagée d’un homicide, les vers dans la salade, les gourdins en plastique, les colts 45 chargés au Superboum ne me faisaient plus ni chaud ni froid.

Ce dimanche-là, c’était le 27 février 1960. Et nous sommes restés à la maison. Nous avons invité les Fierro à déjeuner.
– Oh non! encore du pot-au-feu, quelle horreur !
– Tais-toi et mange!
Le pot-au-feu dominical, ça durait des heures.
– Dis papa, toi, tu travailles où ?
Les parents connaissaient le truc par cœur: une question idiote pour détourner l’attention.
– Tu sais très bien où je travaille.
– Oui mais dis-le moi quand même.
– D’accord, mais tu finis ta viande.
– Alors dis-moi où tu travailles.
– À la Fiat.
Et hop ! j’avale une bouchée.
Autre bouchée, autre question idiote.
– Excusez-moi, Monsieur Fierro, et vous, vous travaillez où?
– Maintenant ça suffit, intervenait maman, regarde Marino, il a déjà fini!
– Laissez, Madame, c’est des gosses, faut être patient… Je travaille à la Fiat, ma grenouille, avec ton papa.
Je travaille à la Fiat, ils disaient, à la Fiat. Et ils croyaient que je posais la question pour détourner l’attention. Mais en fait je voulais voir comment ils le disaient, c’était ça qui m’intéressait, le comment: ils disaient à la Fiat, et on les voyait se ratatiner, courber la tête comme le Christ portant la croix, sans même un pauvre Cyrénéen pour leur prêter main-forte.
Mais des fois, rarement, l’oncle de Marino Fierro, le plus jeune, il mangeait avec nous.
– Excusez-moi, l’oncle de Marino, mais vous, vous travaillez où?
– Maintenant ça suffit !
– Non, non, laissez madame. – L’oncle de Marino ne m’appelait pas grenouille, ni tête de linotte – moi je travaille chez Olivetti.
Nous y voilà ! Moi je travaille chez Olivetti ! Droit comme un i, comme les danseuses de Studio Uno. Il suffisait de le regarder pour comprendre: l’Aristocratie Ouvrière.
– Maman, mais pourquoi on n’envoie pas tous les papas travailler chez Olivetti…
– Mange!
– … Comme ça ils font les danseuses et nous, on va manger au restaurant du Cambio, non?
– Tais-toi et mange!
Oh là là… Tais-toi et mange, tais-toi et mange, toujours tais-toi et mange. Mais l’oncle de Marino souriait, et il était très beau ! Et pourquoi, quand nous on est invités chez les Fierro, il y a des macaronis rouges à la tomate, quand on va chez mes grands-parents à Milan, on nous sert un beau risotto jaune au safran, alors que si nous on invite quelqu’un, on lui sert cette viande grise dégoûtante?
Sous-entendu à la piémontaise : c’est bon, mais il ne faut pas que ça se voie.
– Ah c’est sûr, Madame, c’est pratique comme cuisine. Il suffit de plonger un morceau de viande dans l’eau: l’entrée est prête, le bouillon aussi, et on a même le plat de résistance.
La mère de Marino était aussi aigre que lui. Mais elle l’avait vite nettoyée, son assiette de pot-au-feu, et elle lançait ses méchancetés tout en se resservant, un bon morceau de tête de veau et deux larges tranches de saucisson à cuire. Ah oui, Maman avait fait grande impression ce dimanche-là, parce que le pot-au-feu à la piémontaise, aux grands, ça leur plaisait, et comment !
Ils sont restés à table toute la journée. Oh là là quel ennui… J’aurais préféré aller au Carnaval d’Ivrea.
– De toute façon il pleut, tête de linotte.-
Les Fierro restèrent aussi pour dîner, parce que le pot-au-feu est meilleur le soir…
– Et le lendemain, dans la gamelle, c’est le summum!
– Vous savez ce que je vais faire, madame Fierro? Je vous en emballe un peu, comme ça vous aussi vous pourrez en mettre dans la gamelle de votre mari, hein?
– Oh mon Dieu, ne vous dérangez pas tant, mada…
– Mais non, mais non, aucun souci.
Les grands parlaient, parlaient… Et quand le sommeil nous a fait tomber de nos chaises, nous, les petits, on nous a mis au lit ensemble.
Mais je n’arrivais pas à m’endormir. L’oncle de Marino avait bien essayé de nous expliquer… Mais comment c’était possible, une usine où tous les ouvriers étaient richissimes. Une usine au milieu des arbres, avec des baies vitrées à la place des murs, de grandes baies vitrées pour que les ouvriers, pendant leur travail, ils puissent les voir, ces arbres. Comment c’était possible, une usine à taille humaine, c’est comme ça qu’on disait: une usine à taille humaine. Et aussi une ville à taille humaine. Une technologie au service du bien-être. Et le bien-être n’avait pas pour prix la pollution, l’aliénation, la maladie. Non, le bien-être c’était le bien être : la dignité du travail, le respect de l’homme, de son corps, de son environnement, de son éducation. Le bien-être signifiait aussi qu’à l’heure du déjeuner, les enfants Olivetti, s’ils le voulaient, pouvaient aller manger à la cantine avec leur maman et leur papa.
– Psst, Marino… Marino, tu dors?
– Oui
– Marino… Mais ça existe vraiment une usine comme ça?
– Oui. À Ivrea.
– Marino… Marino, mais qui l’a construite… Qui l’a inventée?

Laura Curino (traduction Juliette Gheerbrant). Édition originale: Laura Curino – Gabriele Vacis, Camillo Olivetti, alle radici di un sogno, Italian Paths of Culture, Vimodrone, 2009.

Rencontres et lectures en 2011. Troisième Bureau de Grenoble en partenariat avec Face à face.

Samedi 19 novembre 2011 à 15h En partenariat avec les Bibliothèques municipales de Grenoble Bibliothèque Centre Ville / Grenoble Rencontre « Acteurs, auteurs et narrateurs : le théâtre-récit dans la nouvelle dramaturgie italienne. » Avec les auteurs Laura Curino, Marco Baliani et la participation sous réserve d’Ascanio Celestini Rencontre présentée et animée par Olivier Favier et Juliette Gheerbrant, traducteurs. Samedi 19 novembre 2011 à 19h30 En partenariat avec l’Institut Culturel Italien de Grenoble Théâtre de Poche / Grenoble Lecture (en italien par l’auteure) Camillo Olivetti, alle radici di un sogno de et par Laura Curino. Dimanche 20 novembre 2011 à 17h En partenariat avec le Musée Dauphinois dans le cadre de l’exposition « Les Italiens en Isère » Musée Dauphinois lecture de Camillo Olivetti, aux racines d’un rêve de Laura Curino et Gabriele Vacis traduit de l’italien par Juliette Gheerbrant. La lecture sera suivie d’un échange avec l’auteure. Mardi 22 novembre 2011 en partenariat avec la Bibliothèque Départementale de l’Isère Avec le soutien du Conseil Général de l’Isère Cité scolaire Jean Prévost / Villard-de-Lans Les élèves ayant participé aux ateliers lecture avec les comédiens de Troisième bureau rencontrent Laura Curino Lecture de Camillo Olivetti, aux racines d’un rêve de Laura Curino et Gabriele Vacis Traduit de l’italien par Juliette Gheerbrant. Mercredi 23 novembre 2011 à 20h en partenariat avec la Bibliothèque Départementale de l’Isère avec le soutien du Conseil Général de l’Isère Bibliothèque Georges Perec / Villard-de-Lans lecture de Camillo Olivetti, aux racines d’un rêve de Laura Curino traduit de l’italien par Juliette Gheerbrant la lecture sera suivie d’une rencontre avec l’auteure.

Pour aller plus loin:

Extrait de l’émission Si loin si proche (Radio France Internationale) consacrée au carnaval d’Ivréa et diffusée le 28/09/2007.

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