Mohamed, encore vivant, par Olivier Favier.

 
Depuis septembre 2014, Agnès, par ailleurs bénévole à la Croix Rouge, enseigne le français à un groupe d’adultes sans-papiers. Les cours ont lieu à Saint-Denis le lundi soir. Certains de ses élèves ne connaissent que quelques mots de français, d’autres le parlent mais ne savent ni lire ni écrire, d’autres encore ont un bagage scolaire solide, mais dans une autre langue. Moussa, un jeune Malien, me regarde pour que je l’aide à trouver la réponse. « Ça n’avance pas » soupire-t-il en me montrant sa tête comme si tout ce qu’il avait appris ce soir était sur le point de s’en échapper. Puis il éclate de rire et se remet à écrire lettre après lettre les mots qu’Agnès vient de dicter: bouche, douche, poire, boire. Pour ceux qui sont de langue maternelle arabe en revanche, faire la différence à l’oreille entre « on » et « an », entre « p » et « b », entre « o » et « ou », requiert une énorme concentration. Tous ont en commun de vivre dans la plus extrême précarité, faite de logements insalubres, de travaux non déclarés, de difficultés matérielles multiples. Un quadragénaire pakistanais vient de réapparaître après deux mois d’absence: il souffrait d’une pneumonie.

Agnès a vingt-sept ans, le même âge que Mohamed, un de ses élèves les plus assidus. Peu après les attentats, Mohamed n’est plus venu en cours et n’a donné aucun signe de vie. Suite à l’assaut du Raid contre Abdelhamid Abaaoud et ses complices, au matin du 18 novembre, les habitants du 48, rue de la République ont été expulsés. Tous ont perdu le peu qu’ils avaient, l’immeuble a été placé sous scellés alors même que sa structure était fragilisée par les explosions et les tirs. Entouré d’un filet, sa façade principale qui donne sur la petite rue Corbillon ressemble à une œuvre inédite de Christo. Nous sommes à dix minutes à pied du centre-ville, de la Basilique des Rois de France et du métro de la ligne 13 qui en douze stations mène au palais présidentiel et à la place Beauvau. Mais la réalité de ce lieu et de ses habitants est, faut-il croire, hors de portée mentale des sommets de l’État.

Durant dix jours, les délogés qui n’avaient pas été envoyés en garde à vue ou en centre de détention ont été relogés dans un gymnase. Depuis, ils ont fondé un collectif et survivent d’hôtel en hôtel, en attendant de pouvoir récupérer leurs affaires et leurs droits. Agnès a passé beaucoup de temps avec eux fin novembre, mais elle n’a pas réussi à retrouver Mohamed.

Le 19 janvier, elle découvre un article de Linda Maziz sur le Journal de Saint-Denis, qui révèle que, lors de cette opération policière pourtant très médiatisée, il n’y a pas eu deux mais trois blessés collatéraux. Ahmed, 63 ans, que les policiers ont poussé à se présenter à la fenêtre les mains en l’air avant qu’il ne reçoive une balle dans le bras, a intéressé plusieurs journalistes fin novembre. Nourredine, 33 ans, blessé plus légèrement au bras dans des conditions similaires, est interrogé début décembre par une chaîne d’information continue. Le troisième est Mohamed. Il est aussi le plus gravement touché.

Quelques jours plus tard, j’appelle Khaled, son ex-voisin kabyle, parfaitement francophone, dont Linda Maziz m’a remis le numéro. Mohamed ne donne pas suite à ma demande d’entretien et je choisis de ne pas insister. Il réapparaît finalement au cours d’Agnès le 22 février. Le soir-même, celle-ci lui envoie un message. Un ami traduit et écrit pour lui sa réponse: « Moi aussi très content de vous revoir, je suis encore vivant ?? » Agnès lit et relit ces mots lourds de sens, s’arrête longuement sur les deux points d’interrogations, puis elle écrit un article. Son texte est lu et partagé par Edwy Plenel. Le jour-même, plusieurs rédactions se manifestent pour rencontrer Mohamed.

Grâce à elle, je le rencontre le lundi suivant avec un journaliste de Mediapart. Nous avons rendez-vous dans la salle de cours. Il est accompagné de Khaled qui doit lui servir d’interprète. Comme nous nous installons, le journaliste et moi, je les vois se diriger l’un après l’autre vers la jeune femme, comme si l’entretien devait se dérouler avec elle, qui les protégera d’un danger extérieur, de l’inconnu. Quand finalement elle leur explique qu’elle doit préparer sa leçon, ils reviennent vers nous, s’assoient, mais seul Khaled nous regarde. Pendant près d’une heure, Mohamed restera pratiquement muet. Son ami répond pour lui aux questions dont il n’a pas besoin de demander les réponses. « Les Égyptiens, ça fait des années que je suis avec eux. Moi je connais leurs rêves, sourit-il. Un peu de sous avant de rentrer au pays, un étage pour les parents, un étage pour eux, se marier et puis c’est tout . » Vu ainsi, Mohamed est presque un cas d’école. Peintre en bâtiment, il est arrivé en Europe par Vienne en 2013, avec un visa touristique. Puis il s’est installé en banlieue parisienne, d’abord à Aubervilliers, avant de trouver ce studio au 48, rue de la République. Bien que sans papiers, il y a vécu légalement, précise-t-il, avec un bail signé par un ami, et son loyer était déclaré. La quittance d’électricité était même à son nom. Grand et charpenté, Mohamed a des mains fortes et un physique d’athlète. Pendant deux ans, comme tant d’autres immigrés en situation « irrégulière », il a contribué à la compétitivité des entreprises françaises. Il a aussi fait des travaux dans son propre logement, il s’est arrangé avec le propriétaire pour le financement.

Le 18 novembre au matin, il dort dans son studio qu’il partage avec un ami. À 4h20, il est brusquement réveillé par des pas dans l’escalier, des détonations et des cris. Il entrouvre la porte. Une voix lui hurle sur le palier: « Rentrez chez vous! » Il referme aussitôt, se dirige vers la fenêtre, ouvre le premier battant et distingue des silhouettes à chaque ouverture du mur d’en face. La vue de ceux qu’il reconnaît comme des policiers lui inspire confiance. L’un d’eux lui intime l’ordre d’ouvrir la fenêtre en grand. Il s’exécute aussitôt et a le temps d’apercevoir une petite lueur rouge se promener sur son corps. Presque aussitôt, une balle lui brise l’humérus juste en-dessous de l’épaule. Sous le choc, il part se cacher dans la salle de bain avec son ami qui, dans le noir, improvise un pansement avec une serviette.

Ils restent là jusqu’à 10h30. Des canalisations ont été endommagées par les tirs, ils pataugent dans l’eau sale. Les policiers reviennent, abattent la paroi du studio à l’explosif. L’un d’eux pénètre dans la petite pièce, l’en extrait par le col, le jette sur le matelas de la grande pièce, le fait déshabiller. Il dévale l’escalier à moitié nu, puis on lui jette une couverture de survie qu’il enroule autour de sa taille comme un pagne. Durant tout le trajet, le même policier l’oblige à avancer courbé, une main serrée sur la nuque. C’est dans cette posture humiliante et douloureuse, entre des hommes cagoulés et casqués, qu’on peut voir Mohamed sur une photographie de Peter Dejong (Associated Press), qu’il a enregistrée sur son téléphone portable. La légende de cette image évoque « l’interpellation d’un suspect par la police ». Tandis que son ami est placé en garde à vue puis en centre de détention, Mohamed est emmené à l’hôpital de Clamart où il est interrogé trois jours durant, les pieds attachés au lit par une courroie, son bras valide menotté et ceinturé. Il se souvient d’avoir réclamé à plusieurs reprises qu’on desserre la sangle sur son biceps droit, qui se transforme en garrot. Dès qu’il bouge, il sent l’étreinte de la menotte se refermer davantage. Quand je lui demande si des policiers le surveillent en permanence, il me répond qu’il y en a un dans la chambre et un autre à l’entrée.
Trois jours durant, on l’interroge. Très vite, les enquêteurs se rendent compte qu’il n’a aucun lien avec les terroristes mais ils continuent de lui montrer des photographies, afin de savoir s’il a déjà croisé des personnes recherchées. En conclusion de sa garde à vue, comme il est sans papier, il reçoit le 21 novembre une obligation de quitter le territoire français du préfet des Hauts-de-Seine. Sur le document officiel, ce dernier a ajouté à sa fonction les titres de Chevalier de la légion d’honneur et de Chevalier de l’ordre du mérite.

Transféré à l’hôpital Avicenne, Mohamed est opéré une première fois. On lui pose des plaques, mais au bout de douze jours, on doit remplacer ce dispositif qui s’avère inadapté par des broches. À ce moment du récit, Mohamed ôte son pull-over sans rien montrer de sa douleur. Sur son bras, on voit deux longues cicatrices au point d’entrée et de sortie du projectile. Les six broches enfoncées dans sa chair ressemblent à de grosses bobines munies de clous rivés à un os qui a explosé dans la zone de l’impact. Ses deux épaules ne sont plus symétriques. Il nous explique qu’il ne pourra probablement plus lever son bras et encore moins le ramener en arrière. Mohamed est handicapé à vie. Il doit être opéré une troisième fois le 15 mars.

Il est sorti de l’hôpital le 10 décembre. Le même mois, une avocate spécialisée en droit des étrangers contactée par ses amis prend en charge son dossier. Lorsque je lui parle au téléphone le lendemain, Maître Christelle Morin me décrit un homme traumatisé, incapable de s’exprimer en français mais ayant beaucoup de mal aussi à se confier dans sa langue maternelle. Khaled nous dit que son ami a du mal à dormir. Quand on lui demande de préciser, Mohamed tape un grand coup sur la table de sa main valide. Puis il explique qu’il se réveille en sursaut, qu’il crie parfois dans son sommeil, qu’il fait des cauchemars.

Son avocate obtient l’abrogation de son OQTF. Elle envoie aussitôt trois courriers à destination de la présidence, du premier ministre et du ministre de l’intérieur. Compte tenu des circonstances exceptionnelles, elle leur demande d’user de leur pouvoir discrétionnaire pour l’obtention de ses papiers. Les réponses ne se font pas attendre. Les deux premiers la renvoient vers le troisième qui l’invite finalement à s’adresser à la Préfecture de Bobigny. Or, pour obtenir un rendez-vous dans la journée, il faut être sur place à quatre ou cinq heures du matin et Mohamed tient à peine sur ses pieds. Par ailleurs, une procédure de régularisation implique de fournir de nombreux justificatifs de présence sur le territoire, lesquels ont été détruits pendant l’assaut ou sont demeurés dans l’appartement sinistré. Pour l’administration, Mohamed n’a même aucune preuve qu’il résidait dans le bâtiment dont on l’a expulsé. Pour témoigner de son identité, il ne dispose que de son passeport, resté chez un ami qui le lui a rendu lorsqu’il était à l’hôpital. Dans cette situation inextricable, Maître Christelle Morin envoie plusieurs lettres à la préfecture qui finit par répondre le 17 janvier que les demandes de régularisation ne peuvent se faire par courrier.

Jusqu’il y a quinze jours, Mohamed est demeuré chez des amis, il n’a pas réclamé de dommage et intérêts. À la mi-février, il s’est enfin rapproché des autres délogés pour l’instant rassemblés à l’hôtel Campanile. Tous ont rendez-vous le 30 mars avec la nouvelle secrétaire d’État chargée de l’Aide aux victimes. Pour l’instant, aucun des habitants du 48, rue de la République, blessé ou non, n’a été reconnu comme une victime collatérale du terrorisme. Dans l’incapacité de travailler, Mohamed a accumulé les dettes pour subvenir à ses besoins. Seule sa chambre d’hôtel est prise en charge par la mairie et ses soins sont couverts par l’Aide médicale d’état. Sa mère et son frère ne savent rien de ce qu’il a subi. Grâce à un cousin éloigné vivant en région parisienne qui lui a remis un portable, il a pu appeler son père. Il s’est contenté de lui dire qu’il était légèrement blessé. Lorsqu’il aura ses papiers, nous dit-il, la première chose qu’il fera sera de rentrer quelques temps en famille pour se reprendre, se reposer. À la fin de notre conversation, Agnès propose de lui préparer un panier-repas de la Croix Rouge en fin de semaine. Il répond en secouant la tête. « Il ne veut pas faire la manche » traduit l’ami Khaled.

Mohamed, Saint-Denis, février 2016. Photo: Olivier Favier.

Mohamed, Saint-Denis, février 2016. Photo: Olivier Favier.

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