Moga 1993 (Mogadiscio), par Giovanni Porzio.

 

Comme si un tremblement de terre avait pulvérisé la ville entière. Les rues sont bloquées par les décombres, des tas de briques et de gravats, des déchets qu’on a laissés pourrir et des carcasses d’animaux. Les édifices épargnés par l’artillerie et par les grenades des tanks ont été saccagés et dépouillés de tout matériel réutilisable: une armée de sauterelles affamées a déraciné les cadres de bois des portes et des fenêtres, a arraché les fenêtres, scié les taules, arraché les fils électriques, dépouillé les toits et les murs, défait les tuyaux de gaz et les conduites d’eau, broyé les enseignes des magasins.
La cathédrale a brûlé. Les façades des palais de la via Roma et du corso Somalia sont défoncées par les obus et criblés de milliers de projectiles. La voiture cahote sur les trous. À travers Mogadiscio à bord d’une Fiat sans immatriculation avec la radio à plein volume, conduite par un Somalien dont j’ignore le nom qui tient une main sur le volant et l’autre sur la crosse de sa kalachnikov: il mâche du khat, tousse et crache de la salive verte.
Parmi les ruines où fleurissent les bougainvilliers (éclairs bleus et cascades cramoisies sur les murs calcinés) rôdent les affamés, les estropiés et les mendiants. Dans les cours on entrevoit des tombes fraîchement creusées, signalées par des pierres et des piquets de bois. Dans l’air humide et incandescent stagne l’odeur âcre des corps entassés dans des huttes de chiffons. On s’y habitue: poussière, sueur, immondices, urine, excréments.
On s’habitue aussi aux cadavres sur l’asphalte, aux rafales de mitraillettes et aux assassins aux yeux brillants et drogués qui tuent pour voler un sachet de riz. Mais pas aux pleurs des vieillards, pas aux enfants qui fixent le vide.
Les seigneurs de la guerre se combattent sauvagement: au sud les miliciens du général Mohammed Farah Aidid, au nord les sicaires de Ali Mahdi1. Le front coupe en deux la capitale. Des groupes de morian, nomades analphabètes recrutés dans le maquis, règnent sur les quartiers abandonnés et s’échangent des coups de bazooka sur la ligne verte qui divise Mogadiscio.
La première chose à faire est de se procurer une escorte digne de confiance. Même deux: une pour se déplacer dans les territoires contrôlés par les hawiya de Aidid et l’autre pour circuler parmi les abgal de Alid Mahdi. Le truc est de se mettre sous la protection d’une famille en mesure de fournir une voiture, des hommes, des armes, et d’organiser la sécurité jusque dans le secteur « ennemi » de la ville, en passant par les amitiés et les liens du sang. C’est ainsi que se déclenche, en théorie du moins, le mécanisme de l’hospitalité et de l’orgueil de clan, qu’il est conseillé de sceller -après d’exténuantes tractations financières et d’innombrables tasses de thé sucré- avec une poignée de main et l’engagement sur l’honneur de la part d’un vieux notable.
Mes gardes du corps sont au nombre de 6, armés de mitraillettes, de grenades et de lance-grenades. Mais leur nombre peut doubler le cas échéant et ils peuvent être appuyés d’un « technical », une jeep ou une camionnette dotée d’une mitrailleuse lourde ou d’un canon sans recul. Mohammed, qui n’a que 15 ans, devient mon ombre.
Les premiers jours sont les plus difficiles. Pour s’orienter il faut apprendre la géographie d’une ville détruite et sa nouvelle toponymie, reconnaître les ruines d’un ministère ou d’une ambassade, calculer les distances entre les postes de contrôle, mémoriser les carrefours sous le tir des snipers.
À Beyrouth, pendant la guerre civile, les taxis avaient imaginé un système efficace de signalisation: chaque matin, selon un code qu’ils étaient seuls à connaître, ils mettaient des bouteilles vides aux coins des rues pour indiquer le degré de dangerosité du quartier. Mais à Mogadiscio c’est différent. Les factions en lutte ne se distinguent pas clairement entre elles: ici tout le monde tire sur tout le monde. Des familles du même clan peuvent entrer en conflit entre elles pour la possession d’une minuscule portion de territoire ou bien s’allier à des familles de clans adverses pour atteindre des buts convergents. On se bat pour le pouvoir ou par vengeance. Plus souvent pour l’argent, pour celui de la contrebande des armes et de la drogue.
Dans la zone portuaire, refuge des voleurs et des braqueurs, on ne peut pénétrer que le jour et avec une extrême prudence. Les navires qui déchargent les sacs de riz et de farine donnés par la communauté internationale sont la proie favorite des morian, postés entre les containers défoncés de la Linea Messina2 et les grues mangées par le sel qui grincent sur les jetées. Les chefs de clan exigent des taxes en dollars pour chaque quintal débarqué, en plus de compensations en nature pour le transport aux centres de distribution et les « salaires » du personnel affecté à la sécurité: de nombreux camions de vivres et de médicaments destinés aux victimes de la famine finissent dans les entrepôts de stockage du marché de Bakaara3 ou prennent le chemin du Kenya ou de l’Éthiopie.
La gestion du racket, aux mains des commerçants et des warlords, est source de dissensions continuelles et de fusillades sanglantes. Sur la route de Balad et sur celle de Baïdoa, après le check-point d’Afgooye, les embuscades sont à l’ordre du jour: bandes de pillards à bord de jeeps volées avec les drapeaux de l’Unicef ou du World Food Programme font disparaître des colonnes de camions et répartissent le butin avec les chauffeurs et les miliciens de l’escorte.
Je dors dans des endroits de hasard, ceux qui semblent les plus sûrs: au siège de la Coopération italienne à Mogadiscio sud, dans la maison de Nur Sheikh, mon guide, à l’Hôtel Amana ou al Sahafi, l’hôtel des journalistes.

Cet extrait est l’un de ceux choisis par Angelo del Boca pour son livre La nostra Africa, Neri Pozza, Vicence, 2003. Il a été initialement publié dans Giovanni Porzio, Cuore nero, Feltrinelli, Milan, 2001 (pages 149-151). Traduit par Olivier Favier avec l’aimable autorisation de l’auteur. La fiche du livre sur le site des éditions Feltrinelli.

 

La « ligne verte », la rue qui sépare les quartiers nord et sud de Mogadiscio, où la végétation a repris ses droits. Photographie prise l’année de l’opération Restore Hope (1993). Source: Wikimedia commons.

Biographie de l’auteur:

  • Après des études en sciences politiques à Milan, Giovanni Porzio (Milan, 1951) a vécu un an en Algérie avec une bourse du ministère des Affaires étrangères pour apprendre l’arabe, mais surtout pour traverser en autostop le désert du Sahara suivant une passion inépuisable et encore indomptée pour les voyages. Persuadé que le journalisme était le seul métier qui lui permettrait de courir le monde, il a commencé à écrire des piges pour de nombreux journaux et des revues de politique internationale. Depuis 1979 il travaille à Panorama. Auteur de plusieurs livres, il a réalisé des reportages dans plus de 120 pays (Moyen Orient, Afrique, Asie, Europe, États-Unis, Amérique Latine) se spécialisant dans le journalisme de guerre. Il a trois enfants et une compagne, rencontrée dans une prison de Saddam Hussein, qui sont infiniment plus importants que tous les articles qu’il a écrits. Voir aussi: Porzio Giovanni et Simoni Gabriella, Inferno Somalia. Quando muore la speranza, Ugo Mursia editore, 1993.

Pour aller plus loin:

Trois articles récents sur Slate Afrique, pour mieux comprendre la situation actuelle:

  1. Mohamed Farrah Hassan dit Aidid  a pris part à la rébellion qui a mené à la chute du régime de Siad Barre en janvier 1991. Il est l’une des principales cibles de l’opération Restore Hope. Président autoproclamé après le départ des troupes de l’ONU en 1995, il est tué lors d’un combat entre factions le 1er août 1996. Ali Mahdi a brièvement succédé à Siad Barre en 1991. (Nde) []
  2. Compagnie maritime italienne pour le transport de marchandises qui relie le Sud de l’Europe et les principaux pays du bassin Méditerranéen, l’Afrique, le Moyen Orient et le sous continent indien. (Nde) []
  3. Marché créé en 1972 pour la vente de produits alimentaires. Au centre de Mogadiscio, c’est le plus grand du pays. Il est connu aujourd’hui pour les armes et les documents contrefaits.(Nde) []

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