Un libertaire, par Michel Bounan.

 

On ne peut apprécier à sa juste valeur l’art du Voyage au bout de la nuit sans savoir qu’à l’époque où, selon ses propres déclarations, Céline y travaillait depuis un an déjà, il donnait coup sur coup deux communications à la Société de médecine de Paris, dont il était membre, et destinées initialement au seul public médical. Le premier de ces textes a été réédité et diffusé plus largement en 1941.

Dans cette première communication, Céline vante les méthodes de l’industriel américain Henry Ford, méthodes consistant à embaucher préférentiellement « les ouvriers tarés physiquement et mentalement » et que Céline appelle aussi « les déchus de l’existence ». Cette sorte d’ouvriers, remarque Céline, « dépourvus de sens critique et même de vanité élémentaire », forme « une main d’oeuvre stable et qui se résigne mieux qu’une autre ». Céline déplore qu’il n’existe rien encore de semblable en Europe, « sous des prétextes plus ou moins traditionnels, littéraires, toujours futiles et pratiquement désastreux ». Et il conclut : « l’intérêt populaire ? C’est une substance bien infidèle, impulsive et vague. Nous y renonçons volontiers. Ce qui nous paraît beaucoup plus sérieux, c’est l’intérêt patronal et son intérêt économique, point sentimental. » (L’Organisation sanitaire aux usines Ford, 26 mai 1928).

Dans le deuxième texte, Céline propose de créer des médecins-policiers d’entreprise, « vaste police médicale et sanitaire » chargée de convaincre les ouvriers « que la plupart des malades peuvent travailler » et que « l’assuré doit travailler le plus possible, avec le moins d’interruption possible pour cause de maladie ». Il s’agit, affirme le futur auteur du Voyage, d’une « entreprise patiente de correction et de rectification intellectuelle » tout à fait réalisable pourtant car « le public ne demande pas à comprendre, il demande à croire. » (« Les Assurances sociales et la politique économique de la santé publique », La Presse médicale, 24 novembre 1928).

Peu après avoir publié ces textes, Céline devait faire la connaissance d’un certain Joseph Garcin, qu’il rencontrera ensuite périodiquement, à Paris ou à Londres, et avec qui il correspondra pendant une dizaine d’années. Ce personnage, lié au proxénétisme international et aux classes dites « dangereuses », possédait alors plusieurs établissements hôteliers dans le sud de la France, voyageait beaucoup en Europe et aux États-Unis, entretenait de nombreuses et profitables relations avec quelques hauts responsables de la police anglaise, et fréquentait en outre, à Paris et à Londres notamment, d’importantes personnalités des parlements et des ambassades.

C’est à lui que Céline écrira bientôt à propos du Voyage : « Savoir ce que demande le lecteur, suivre la mode comme les midinettes, c’est le boulot de l’écrivain très contraint matériellement, c’est la condition sans laquelle pas de tirage sérieux (seul aspect qui compte)… Je choisis la direction adéquate, le sens indiqué par la flèche, obstinément » (13 mai 1933).

Extrait de Michel Bounan, L’art de Céline et son temps, Paris, Allia, 1997.

 

Nota bene:

N’oublions pas que dans ce monde qui ne juge pas les tricheurs, pour peu qu’ils aient quelque talent, l’excellent chroniqueur Gilles Tordjman dut quitter la rédaction des « Inrockuptibles » après avoir défendu ce livre salutaire, en avril 1997. La récente bonne idée de notre bon ministre, dont je ne saurais contester qu’il est à la hauteur de ses admirations, a redonné à cette polémique qu’on souhaiterait ramenée à quelque curiosité historique une triste actualité. Que ce soit, ici au moins, l’occasion d’un hommage bien pensé.

Olivier Favier

PS Arrêt sur images a consacré son émission du 9 février 2011 à Céline. L’invitée est une jeune chercheuse, Frédérique Leichter-Flack.

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