La ville de Laon, par Champfleury.

 
« Tout est beau à Laon, les églises, les maisons, les environs, tout…  »  écrit Victor Hugo, dans une lettre souvent citée de 1835. De son développement précoce -elle est une résidence royale pour les derniers Carolingiens- la cité a conservé des airs d’autonomie et de grandeur, ainsi que certaines villes émiliennes ou toscanes.

Elle peut s’enorgueillir de la plus vieille cathédrale gothique de France, après celle de Noyon, qu’elle transcende. Si les proportions de l’édifice demeurent modestes, sa longueur et sa sobriété donnent la mesure sans pareil d’un élan mystique qui va s’estompant quand le gothique rayonne et flamboie. Les animaux qui la surmontent, qui l’ont rendues célèbres, confirment le nom donné à la ville haute: « la Montagne couronnée ».

Au douzième siècle, celle-ci abrite une école de prestige, où officie Anselme, un des maîtres d’Abélard, qui ne se laisse guère impressionner. Dans ses environs naissent les mystérieux Frères Le Nain, au tournant du seizième et du dix-septième siècles, et dans la ville-même, une trentaine d’années plus tard, l’organiste Nicolas Lebègue.

Durant la première guerre mondiale, la ville est occupée par l’armée allemande et miraculeusement épargnée. Les combats du Chemin des dames ont lieu à une vingtaine de kilomètres. L’écrivain Ernst Jünger la fréquente. Il y revient en mai 1940, et l’évoque avec intérêt.

Mais la vraie figure locale demeure Champfleury, le réaliste, l’ami de Baudelaire et des chats, comme elle un peu trop oublié. L’extrait qui suit est un rare aveu d’amour. Ailleurs, il évoquera surtout la bourgeoisie étriquée et son ennui d’adolescent. Il nous la donne ici comme une ville inhabitée et rêveuse, toute entière sublimée dans son harmonie médiévale, et dont l’image n’a pas beaucoup changé.

De quelque côté que vienne le voyageur, de Paris, du Soissonnais, de la Flandre française ou des Ardennes, la montagne de Laon et sa gothique cathédrale apparaissent à l’extrémité de longues avenues de peupliers. La montagne semble inséparable de la cathédrale comme la cathédrale l’est de la montagne: l’une ne saurait se passer de l’autre. L’architecte a trouvé dans la nature un majestueux piédestal qui donne du relief aux principales lignes de la statue.

Du Nord, qui est la principale voie ouverte aux voyageurs, Laon semble un hameau situé sur une montagne, avec un monument hors de proportions pour le peu de maisons qu’il abrite. La ville se blottit derrière de vieilles murailles et des charmilles d’ormes: comme un lézard, elle s’étale au soleil du côté du Midi et préfère regarder les coteaux accidentés de Bruyères, de Vorges, de Presles, de Nouvion-le-Vineux, plutôt que le plat territoire qui conduit d’un côté à Saint-Quentin, de l’autre à la Champagne pouilleuse.

Mais la cathédrale n’a pas tout dit dans sa première rencontre avec le touriste. À mesure qu’il approche, des profils étranges d’animaux à cornes se détachent, posés sur la dernière marche des escaliers à jour des hautes tourelles de l’église. Ces grands bœufs impassibles sont-ils la symbolisation du concours qu’ils prêtèrent à l’érection de la cathédrale ou témoignent-ils que déjà au onzième siècle le pays fût consacré à la culture? Fantastiques dans leur immobilité et regardant l’horizon à dix lieues à la ronde, ces bœufs arrêtent longuement les yeux du voyageur qui ne se reportent que plus tard sur les jardins accrochés aux flancs de la montagne, les méandres d’une longue route blanche se détachant sur la verdure des gazons, les grimpettes escarpées semblables à des chemins de chèvres et les vieilles murailles qui enserrent la ville.

Tout est verdure et tranquillité sur le plateau. La jolie situation! On croirait que La Bruyère l’a voulu peindre: «J’approche d’une petite ville et je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers. Elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis: Quel plaisir de vivre sous un beau ciel et dans un séjour si délicieux! Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits que je ressemble à ceux qui l’habitent: j’en veux sortir… Il y a une chose qu’on n’a point vue sous le ciel et que selon toutes les apparences on ne verra jamais: c’est une petite ville qui n’est divisée en aucun parti; où les familles sont unies et où les cousins se voient avec confiance; où un mariage n’engendre point une guerre civile; où la querelle des rangs ne se réveille pas à tout moment pour l’offrande, l’encens et le pain bénit pour les processions et pour les obsèques; d’où l’on a banni les caquets, le mensonge et la médisance.» Ces misères de la vie de société qui s’appliquent à toutes les villes, aux grandes aussi bien qu’aux petites, ne sauraient gâter la vue du paysage. En face de ces beautés naturelles, l’esprit oublie vite et s’élargit avec l’horizon. Plus de souvenirs de mesquineries bourgeoises! Tout est bon pour les yeux: le nuage qui passe, le rayon de soleil, l’ombre transparente s’allongeant sur le gazon. Plus de ces laideurs dont la civilisation marque le masque de l’homme!

Tout dans la nature offre de belles lignes : les bouquets d’arbre, les vallons, les collines.

Au bas de ces coteaux fécondés par le travail, la vie doit être facile: la verdure claire et légère pousse sans les efforts que demande la lourde et compacte verdure de contrées moins favorisées.

On a plus d’attachement, je le crois, pour la montagne que pour la plaine: cette mère grave et affectueuse n’offre-t-elle pas plus de beautés variées et n’appelle-t-elle pas des yeux plus respectueux?

Je songe à un peintre de paysage qui vivrait sans cesse avec la montagne et ne se lasserait pas d’en noter les divers aspects. Une vie bien remplie y suffirait à peine. La montagne fournirait des motifs toujours nouveaux, car ombres et lumières sont inépuisables dans leurs jeux.

Plus d’une fois, j’ai oublié les fatigues de la vie parisienne, en faisant, solitaire, le tour de la ville, sous les vieux ormes, dont un air vif agite le feuillage: verdures salutaires à l’esprit aussi bien qu’à la vue, bains de fraîcheur et de lumière pour le corps et le cerveau. À l’horizon, tout est riant, vivace et plantureux: le frisson des peupliers encadrant de grands prés, de gais villages adossés à la lisière de petits bois, des blés jaunissants s’inclinant et se relevant suivant le souffle du vent, des hameaux aux toits d’ardoises étincelantes et, dans la zone qui regarde le Soissonnais, un assemblage de verts de toutes nuances que la nature s’est plu à prodiguer, comme une symphonie harmonieuse.

II est une autre partie du plateau qui forme davantage tableau pour ceux qu’éblouiraient ces luxuriants massifs d’arbres et de prairies. Du côté de la promenade Saint-Jean, la montagne ouvre ses flancs à des vignes que baigne le soleil. C’est la cuve qui forme fauteuil avec deux ondulations de terrains pour bras. D’un côté se pressent les maisons de la ville, de l’autre une ancienne abbaye, qui regardent cette bienheureuse vigne assise comme dans le giron de sa nourrice: au pied s’étale la petite propriété morcelée, offrant mille combinaisons de couleurs et de formes, certains terrains allongés, certains autres trapus, ceux-ci taillés en languettes, ceux-là en pointes et s’insinuant dans une prairie voisine, quelques-uns ondulés, coupés par des fossés, bordés de longs peupliers ou de saules rabougris, d’autres encadrés dans des haies de sureaux; l’ensemble faisant penser à un lavis d’architecte aux tendres nuances qui se confondent doucement avec l’horizon.

Dans l’été, alors que la floraison s’épanouit, il faut voir, du haut de la montagne, ces vastes terrains où le seigle succède à l’avoine et au blé. Tout pousse à la fois dans les clos, tout pousse à l’aventure. De grandes nappes jaunissantes tranchent sur les verdures voisines : le séné prend ses ébats dans les champs où pointe la jeune avoine; à côté, le rose sainfoin lance une note gaie à laquelle succèdent les tons discrets et mélancoliques des pavots en fleurs.

Pour cadre à ce panorama: des collines boisées, les clochers des villages situés sur des coteaux, des moulins à l’horizon, des massifs de verdures succédant à d’autres verdures et toujours la note verte dominante profonde, immense et lointaine.

Extrait de Souvenirs et Portraits de jeunesse, -chapitre V- 1872 (deuxième édition).

Intérieur de la cathédrale de Laon, septembre 2012. Photo: Olivier Favier (Tous droits réservés).

 

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