Le processus de Khartoum: un choix contre les migrants, par Filippo Miraglia.

 
Filippo Miraglia est vice-président national de l’association italienne Arci. Le 3 décembre dernier, il a publié cette tribune sur le quotidien Il Manifesto en réaction à la conférence ministérielle de lancement du Processus de Khartoum, qui s’est tenue à Rome le 28 novembre. Les médias français sont restés extrêmement discrets sur cette question.

Ces derniers jours, s’est tenue à Rome la conférence ministérielle EU-Horn of Africa Migration Route Initiative, mieux connue comme Processus de Khartoum, du nom de la capitale du pays où a été organisée la première réunion de ce parcours qui a pour objectif la « gestion des routes migratoires en provenance de la Corne de l’Afrique ». La conférence a été présidée par le ministre des Affaires étrangères Gentiloni et par le ministre de l’Intérieur Alfano et elle s’est déroulée sous la présidence italienne de l’Union européenne. Le gouvernement a expliqué qu’on voulait promouvoir des projets concrets pour une gestion plus efficace des flux migratoires dans les pays de la Corne de l’Afrique et dans les pays méditerranéens de transit les plus importants (Libye, Égypte et Tunisie). À ce processus, en plus des 28 états-membres de l’Ue, ont participé la Libye, l’Égypte, le Soudan, le Sud Soudan, l’Éthiopie, l’Érythrée, Djibouti, la Somalie, le Kenya, la Tunisie, pays qui pour la plupart n’offrent aucune garantie concernant les droits de l’homme ou, comme en Érythrée ou au Soudan, sont dirigés par des dictatures sanguinaires. L’Italie a prétendu que « la gestion des flux en provenance de l’Afrique du Nord ne peut être le seul fait d’opérations humanitaires, comme Mare Nostrum, ou de contrôle aux frontières, comme l’opération Triton, gérée par l’agence européenne Frontex ». Le processus de Khartoum doit se concentrer, d’après notre gouvernement, sur un thème de grande urgence : la lutte contre le trafic des migrants (‘smuggling’) et la traite (‘trafficking’). Il pourra par la suite impliquer d’autres thèmes, en cohérence avec les priorités de l’Ue (migration régulière, migration irrégulière, migration et développement et protection internationale).

Dans ce cas aussi on a proposé la politique des deux temps, là où la certitude d’emploi des ressources et des instruments concerne seulement le contrôle et le blocage des flux, alors que sur l’accès régulier on maintient une incertitude totale quant à la temporalité et aux moyens. Le premier pas semble être l’implication de l’Organisation internationale pour la migration (Oim) et de l’Unhcr, à travers des projets de coopération financés par les fonds de l’Ue, avec pour objectif de créer et gérer des camps pour migrants dans les pays de départ et de transit. À côté de cela, qui n’est pas une nouveauté (le camp de Choucha1 dans le sud de la Tunisie a été longtemps ouvert avec ces mêmes objectifs justement, et ce n’est pas le seul), on pense à une campagne d’information, déjà lancée par le passé avec un échec évident, pour dissuader les personnes de partir, en les informant des risques encourus. Et puis à des projets pour financer la formation des policiers aux frontières.

Concrètement l’objectif de l’Ue, avec le gouvernement italien au premier chef, est d’essayer de transférer nos frontières en Afrique du nord, sinon directement dans les pays de départ, en bloquant dès le départ tant les « migrants » économiques que les demandeurs d’asile, c’est-à-dire ceux qui fuient la guerre et les persécutions. Pour atteindre cet objectif  (qui satisfera Matteo Salvini, madame Le Pen et tous les racistes intérieurs ou extérieurs aux institutions), l’Ue est prête à discuter même avec le dictateur érythréen Issayas Afeworki, qui depuis 1993 gouverne le pays d’où provient un des groupes les plus nombreux de personnes en recherche de protection, précisément à cause du manque de tout semblant de démocratie et de respect des droits de l’homme. Il est utile de rappeler entre autres choses qu’il y a une commission d’enquête de l’ONU sur les crimes commis en Érythrée. Mais les conditions de la démocratie ne sont pas bien meilleures en Somalie et au Soudan, d’où il y a un exode constant de milliers de réfugiés.

L’idée d’externaliser les frontières a déjà été avancée dans le passé par d’autres gouvernements démocratiques. Le premier à le faire officiellement a été Tony Blair. C’est une opération qui risque d’obtenir un large consensus, en mystifiant l’objectif par la lutte contre le trafic d’êtres humains, et qui en réalité relance les raisons du racisme institutionnel, en plus de représenter un vaste business pour les entreprises qui produisent des armes et des systèmes de contrôle. Rappelons qu’il y a un an seulement le gouvernement Letta a signé un accord avec un gouvernement libyen déjà chancelant pour l’installation d’un système de monitorage radar de la frontière sud de ce pays pour une dépense de 300 millions d’euros2 qui ont été versés au groupe industriel italien Finmeccanica.

Ce processus vise donc à arrêter, loin des yeux de l’opinion publique et en instrumentalisant des arguments apparemment favorables aux réfugiés (« s’ils ne partent pas, ils ne risquent pas leur vie »), ce flux d’hommes, de femmes et d’enfants qui obtiennent toujours une forme de protection de l’état italien étant donné les pays dont ils proviennent. En 2013, l’Érythrée a été le dixième pays de provenance des réfugiés relevant de la compétence de l’Unhcr au niveau global et pour la première moitié de l’année 2014, l’Érythrée, aux côtés de l’Irak et de l’Afghanistan, a été le deuxième pays de provenance de toutes les demandes d’asile présentées. Le pourcentage de reconnaissance du statut de réfugié parmi les personnes provenant de Syrie, d’Érythrée, d’Iraq, de Somalie et d’Afghanistan varie entre 62 et 95 pour cent.

Arrêter les réfugiés en instituant des camps dans les pays de transit (par exemple en Libye) revient à fermer les yeux sur les très graves, et amplement dénoncées, violations des droits de l’homme qu’on y accomplit. En Libye, par ailleurs, une guerre civile est en cours et la gestion des migrants est contrôlée par les milices armées qui utilisent les étrangers, en les retenant prisonniers, comme une source de revenus, sans parler de la pratique répandue des enlèvements aux frontières méridionales, à Koufra et Sebha.

Nous de l’Arci, avec beaucoup d’autres, nous continuons à soutenir que, pour éviter d’autres milliers de morts et disparus en mer, il est nécessaire d’ouvrir dès à présent des canaux d’entrée légaux et parmi eux, étant donné la situation actuelle de crise autour de la Méditerranée, des canaux d’entrée humanitaires. Cela n’a évidemment rien à voir avec l’attribution à des pays indignes de confiance ou à des régimes dictatoriaux la responsabilité d’accueillir ou de se charger des demandes d’asile.

L’Ue et l’Italie doivent abandonner les politiques de prohibition, qui rendent l’accès possible aux seuls canaux illégaux, même pour les demandeurs d’asile, en proposant en revanche une réforme de la législation qui en change complètement l’empreinte pour permettre aux migrants de ne plus avoir à s’en remettre aux mains des trafiquants et des criminels.

Rendre communautaires les politiques d’entrée, en rendant possible la circulation des personnes qui arrivent en Europe pour chercher du travail ou pour demander protection, signifie combattre concrètement ceux qui font des affaires ou spéculent à des fins électorales sur la prohibition des gouvernements. Le Processus de Khartoum est un choix qui va dans la direction opposée et qui peut favoriser dans les faits, en plus des affaires des entreprises qui prospèrent sur la guerre, en plus du racisme politique et institutionnel, le business des voyages de l’espoir, qui souvent se transforment en voyages de mort.

Traduit de l’italien par Olivier Favier.

 

Les présidents soudanais et érythréen Omar el-Béchir et Issayas Afeworki près de la route Semenawi Bahri en Érythrée, 17 janvier 2014.

Pour aller plus loin:

  1. Officiellement fermé en juin 2013 après deux ans d’existence, le camp n’a toujours pas été entièrement évacué. []
  2. À titre de comparaison, le coût mensuel de l’opération Mare Nostrum, jugé trop élevé par le ministre de l’intérieur Angelino Alfano pour être reconduit après un an, était de 9 millions d’euros. []

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